La vie d’Évariste Galois/02

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Gauthier-Villars (p. 200-221).

I.

Évariste Galois est né le 25 octobre 1811, au Bourg-la-Reine, dans une maison qui porte aujourd’hui le no 20 de la Grand’Rue. Avant d’être peinte en vert et en saumon et de s’appeler pour le Parisien Villa de Bourg-la-Reine, cette maison était naguère encore une institution de jeunes gens, dont l’origine remontait au delà de la Révolution. Elle avait eu alors pour propriétaire le grand-père d’Évariste. Loin de souffrir de la Révolution, le grand-père Galois lui avait dû au contraire la prospérité de son pensionnat : le Bourg-la-Reine, devenu le Bourg-l’Égalité, jouissait d’un calme relatif à petite distance de Paris ; la plupart des collèges ou des autres pensionnats, tenus presque tous par des prêtres, avaient disparu ou étaient devenus suspects : c’étaient autant de circonstances favorables dont l’institution Galois avait profité ; elle avait dû aussi une part de son succès aux sentiments ardents avec lesquels la famille Galois s’était ralliée d’abord à la Révolution, puis à l’ordre de choses qui en était issu. Pendant que son fils aîné, officier dans la garde impériale, se battait un peu partout en Europe, M. Galois avait cédé sa pension à son cadet Nicolas-Gabriel, et celui-ci, lorsque naquit Évariste, était devenu depuis un an un véritable fonctionnaire, le chef d’une institution de l’Université impériale.

Nicolas-Gabriel Galois avait alors trente-six ans : c’était bien un homme du dix-huitième siècle, aimable et spirituel, habile à rimer des couplets ou à tourner des comédies de salon ; il était en même temps profondément pénétré de philosophie. Il avait vu avec joie la chute de la royauté et, même au déclin de l’empire, il aurait encore préféré tout au retour de l’ancien régime. La première restauration fit de lui le chef du parti libéral au Bourg-la-Reine. Pendant les Cent jours, le vote de l’assemblée primaire lui confia la mairie du village. Après Waterloo, il aurait dû rendre la place à son prédécesseur ; mais celui-ci, dans l’intervalle, avait été disqualifié par de mauvaises affaires et venait de quitter le pays : M. Galois profita de l’embarras du préfet pour lui demander d’être confirmé ou remplacé, et, faute d’autre candidat, il fallut le renommer officiellement à la fonction qu’il n’avait pas cessé d’exercer[1]. Il devait la conserver jusqu’à sa mort, scrupuleux observateur, sans aucun doute, du serment de fidélité qu’il avait prêté au roi, mais assez fort de l’appui de ses administrés pour résister très fermement à l’omnipotence du curé.

Il avait épousé sous l’empire une jeune fille, Adélaïde-Marie Demante, dont la famille, bien connue à la Faculté de droit de Paris, habitait le Bourg-la-Reine, presque en face de la maison Galois. Là aussi, dans une aisance modeste, se conservaient depuis longtemps des traditions de culture intellectuelle dont Évariste Galois devait recueillir l’héritage dès son enfance. Son grand-père maternel, Thomas-François Demante, était docteur abrégé à la Faculté de droit de l’ancienne université de Paris ; l’empire en avait fait un magistrat et, lorsque naquit Évariste, il présidait le tribunal de Louviers. C’était un latiniste passionné d’ancien régime : lui-même, il avait rompu tous ses enfants, filles et garçon, aux exercices de la vieille éducation classique ; il leur avait en même temps donné une solide instruction religieuse ; mais sur sa fille Adélaïde-Marie l’empreinte de l’antiquité avait été la plus forte. À travers la monotonie apparente des traductions quotidiennes du Conciones, les leçons sans cesse renouvelées du stoïcisme romain avaient pénétré jusqu’au fond l’âme de la jeune fille et lui avaient donné une trempe virile ; non qu’elle eût cessé d’être chrétienne ; elle fit au contraire toute sa vie profession de l’être, mais sans aucune nuance de dévotion féminine, rapprochant des textes sacrés ceux de Cicéron et de Sénèque et réduisant presque la religion au rôle d’enveloppe des principes de la morale. Avec cela une imagination ardente qui exaltait encore chez elle la force du caractère et donnait à ses vertus, que ce fût le sentiment de l’honneur ou le pardon des injures, quelque chose de passionné[2].

Telle était la mère d’Évariste Galois. Il faut la connaître pour le bien comprendre lui-même, et il faut savoir aussi que, jusqu’à l’âge de douze ans, il n’eut pas d’autre maître. Sur cette première partie de sa vie, ce qu’on sait de sa mère est à peu près tout ce qu’on sait de lui. Comme elle n’est morte qu’en 1872, âgée de 84 ans, il m’a été assez facile de rencontrer des personnes qui l’ont bien et longtemps connue : elles ont gardé très précis le souvenir de son intelligence restée vivace jusqu’au bout, de sa générosité poussée, paraît-il, jusqu’à l’imprévoyance ; il m’est arrivé même de l’entendre taxer d’originalité et de bizarrerie, et j’ai cru devoir le noter, parce que cela aussi aide à expliquer des jugements analogues portés sur son fils, qui tenait assurément d’elle les principaux traits de sa personne morale. Quant à lui, mort si jeune et depuis soixante-quatre ans, les parents ou les amis qui l’ont connu, lorsqu’il était encore l’élève de sa mère, sont devenus très rares, et les souvenirs qu’ils ont gardés de ce temps bien lointains et bien vagues. Cependant sa cousine germaine, Mme  Bénard, née Demante, fille et sœur des jurisconsultes bien connus qui professèrent à la Faculté de droit, se rappelle encore un garçon sérieux et aimable, grave et affectueux, qui tenait une grande place dans le petit monde d’enfants groupés autour de la grand’mère Demante. C’était Évariste qui, dans les fêtes de famille, en digne fils de son père, composait les dialogues ou rimait les couplets à l’ancienne mode dont sa sœur, ses cousins et ses cousines régalaient la vieille dame. Je ne suis même pas bien sûr que quelques refrains de la façon de Galois ne rôdent pas encore dans la mémoire de Mme  Bénard ; je n’ai pas osé insister pour obtenir de sa complaisance ces vers, qui n’ont sans doute aucun autre intérêt que celui de souvenirs intimes. Mais ce que Mme  Bénard m’a dit très volontiers, c’est, en contraste avec la gaîté juvénile des années passées au Bourg-la-Reine, le vide laissé par le départ de Galois, lorsqu’il entra à Louis-le-Grand, et, bientôt après, le changement de caractère qui coïncida avec la première éclosion de son génie mathématique et préluda aux dernières années de sa vie, si pleines, si agitées, si étranges.

C’est en 1823 que Galois quitta sa famille pour le collège. Déjà, deux ans auparavant, une demi-bourse lui avait été accordée au collège de Reims[3] ; mais sa mère avait préféré le garder encore près d’elle et il ne la quitta que pour entrer en Quatrième à Louis-le-Grand comme interne.

Sensible comme il l’était, l’enfant dut éprouver une impression singulière, en passant du village natal et de la maison paternelle, où la vie était grave et riante à la fois, dans cette sombre demeure du vieux Louis-le-Grand, toute hérissée de grilles et remuée de passions sous son aspect de geôle : passion du travail, et des triomphes académiques, passion des idées libérales, passion des souvenirs de la Révolution et de l’Empire, haine et mépris de la réaction légitimiste. Depuis 1815 les révoltes n’y avaient pas cessé ; deux proviseurs s’y étaient déjà usés en huit ans : le premier, M. Taillefer, parce que sa présence seule était une cause de mutinerie ; le second, M. Malleval, au contraire, parce que, pour obtenir la paix, il avait laissé carte blanche au libéralisme. Au moment où Galois entra à Louis-le-Grand, un nouveau proviseur, M. Berthot, venait d’en prendre la direction et s’apprêtait à gouverner à la manière forte. Aussitôt les internes jugèrent qu’il n’avait été mis là que pour préparer le retour des Jésuites et manifestèrent contre lui en s’abstenant de chanter à la chapelle ; la répression ne se fit pas attendre : elle eut pour résultat de donner à la sédition une forme moins négative et de la faire passer dans les salles d’études ; on jeta alors les principaux mutins dans la rue, sans même avertir leurs familles, et telle fut l’exaspération des élèves qu’à la Saint-Charlemagne de 1824 ils résolurent de garder le silence lorsque le proviseur porterait le toast accoutumé au roi. Non seulement ils se turent, mais quelques professeurs ayant répondu sans ensemble, leurs voix qui faisaient long feu furent couvertes par des rires. Scandale abominable ! Attéré et furibond, M. Berthot n’hésita pas à mettre à la porte tous les élèves présents au banquet ; il décapita ainsi son collège[4].

Galois ne comptait pas encore parmi les tout premiers de sa classe à la fin de janvier 1824, puisqu’il ne fut pas expulsé. Peut-être même le prix et les trois accessits qu’il obtint à la distribution furent-ils dus en partie à ce bouleversement ; ils suffirent en tout cas pour attester que l’enfant avait fait honneur aux leçons de sa mère, et n’avait pas perdu les habitudes de travail régulier qu’elle lui avait données. Cependant, lorsqu’on sait la suite, il faut bien penser que ce qu’il vit à Louis-le-Grand pendant cette première année d’internat eut une influence décisive sur son caractère ; ce fut, sans doute, la première crise de sa vie d’enfant. Jusqu’alors il n’avait connu que dans les livres et les entretiens maternels les luttes et les sacrifices pour la liberté, les conjurations contre la tyrannie ; et voici qu’il venait de les trouver tout de suite réalisés dans ce monde, nouveau pour lui, du collège, d’où la crainte ne réussissait pas à écarter les souffles de la liberté, où l’étroitesse même des murs et les sévérités du règlement leur donnaient plus de force sur de jeunes âmes enivrées par les délices des premiers enthousiasmes. La sienne avait été trop bien préparée pour n’être pas aussitôt prise à ce qu’il y avait de généreux dans l’esprit de désordre qui régnait alors dans la plupart des collèges de Paris. C’est alors, j’en suis convaincu, que s’enracinèrent dans son cœur les sentiments qui firent la foi de sa vie : il est resté jusqu’à son dernier jour un Louis-le-Grand de 1824.

Cette crise morale ne ralentit pas d’ailleurs son travail : il releva encore son rang dans sa classe, et obtint, à la fin de la Troisième, le premier prix de vers latins et trois accessits ; un accessit de version grecque au Concours général le classa parmi les élèves sur lesquels le collège devait compter pour l’avenir. C’est en Seconde seulement que parurent les premières marques de lassitude et de dégoût pour le travail scolaire ; il n’eut que quatre accessits au lycée. Il avait probablement aussi été mal portant pendant l’année ; pour ménager sa santé et raffermir ses succès, le proviseur proposa de lui faire redoubler la Seconde. D’après une lettre qu’il écrivit au père de Galois, il pensait surtout que l’enfant n’avait pas encore le jugement assez mûr, et n’estimait pas à leur juste valeur les prix et le Concours général : une nouvelle seconde lui ouvrirait les yeux sur ses véritables intérêts[5]. Je me permets de croire que le proviseur ne voyait pas le mal de Galois tel qu’il était, et n’en avait pas découvert le remède. C’était un très brave homme que le successeur de M. Berthot, M. Laborie ; mais il était assez borné. La Congrégation l’avait mis là surtout comme ancien chouan ; il avait tout juste un petit bout de grade pris avant la Révolution dans l’université de Perpignan ; il ne fallait pas lui demander autre chose que d’exécuter sa consigne rondement et sans faiblesse, en bon capitaine de gendarmerie ; quant à démêler ce qui se passait dans une tête comme celle d’Évariste, il en était tout à fait incapable ; en dehors de l’émulation, il ne voyait pas bien ce qui aurait pu déterminer un élève à travailler plutôt qu’à ne rien faire. Il ne s’apercevait pas qu’une sourde transformation s’opérait dans l’intelligence de Galois, que l’enfant était las des exercices scolaires où l’on prétendait enfermer l’activité de son esprit, et, au moment même où cette lassitude se manifestait à des signes certains, il prétendait lui faire piétiner une seconde fois la route où s’était endormi son ennui.

Le père résista tout d’abord, et, à la rentrée de 1826, Évariste entra en Rhétorique. Son travail y fut jugé médiocre, sa conduite dissipée, son esprit trop jeune pour profiter de la classe ; il fallut, en janvier, céder aux instances du proviseur : Évariste retourna en Seconde, dans la division de M. Saint-Marc-Girardin, et il y retrouva le succès, mais sans se donner aucune peine. Ses allures parurent des plus bizarres à son maître d’étude : si le sujet d’un devoir lui déplaisait, il le bâclait ou s’en dispensait ; pour les leçons, point de milieu : ou très bien sues ou pas du tout ; en réalité, il ne consacra que les quinze derniers jours de l’année aux facultés de sa classe. C’était sans doute assez pour son amour-propre puisque, outre un second prix de version grecque, il obtint des accessits dans les quatre autres facultés, et un accessit de version grecque au Concours. C’était beaucoup si l’on songe que cette seconde redoublée avait été pour lui l’année de crise intellectuelle, comme la quatrième avait été celle de crise morale.

Les classes de Mathématiques n’avaient pas alors, comme aujourd’hui, une existence indépendante ; elles ne prenaient qu’une partie du temps de leurs élèves et les recrutaient dans les diverses classes supérieures de Lettres, selon la force, les convenances et les vues d’avenir de chacun. Ainsi Galois avait profité de son retour en Seconde pour entrer en même temps en Mathématiques préparatoires, première année. C’est là qu’il eut, sans plus tarder, la révélation de ses extraordinaires facultés. À peine eut-il entre les mains la Géométrie de Legendre, qu’il la lut d’un bout à l’autre, comme un autre eût fait d’un roman, m’a dit son ancien condisciple, M. Ludovic Lalanne ; et, lorsqu’il eut fini, toute la longue série des théorèmes demeura fixée dans son esprit, aussi complète et aussi claire qu’au bout de deux années d’étude appliquée pour n’importe quel autre élève. Dans cet ordre de spéculations, son intelligence ignora toujours l’effort : d’un coup d’aile, du premier, elle quitta les plaines pour s’élever tout de suite aux sommets. Une Note du Magasin pittoresque de 1848, qui est probablement de son camarade Flaugergues[6], nous apprend que les livres élémentaires d’Algèbre ne satisfirent jamais Galois, parce qu’il n’y trouvait pas la marque des inventeurs : dès sa première année de Mathématiques, il recourut à Lagrange ; il fit son éducation algébrique dans les Ouvrages classiques de ce grand homme : la Résolution des équations numériques, la Théorie des Fonctions analytiques, les Leçons sur le calcul des Fonctions. Déjà, sans doute, il supportait malaisément la direction de son professeur, M. Vernier, bien que celui-ci dût constater son zèle : il n’eut que le deuxième accessit de sa classe, mais enleva le prix au Concours général. Il avait enfin mis le pied sur cette terre nouvelle dont le désir obscur le travaillait depuis un an déjà, et l’avait détaché des études littéraires : il y entrait en conquérant, à la stupeur de ses camarades et de ses maîtres ; lui-même en ressentit un immense orgueil, en même temps qu’il était entraîné avec une rapidité vertigineuse par un désir fou de marcher en avant, où s’absorbèrent bientôt toutes ses facultés. C’est vers ce temps que le changement de son humeur fut remarqué par toute sa famille : il devint concentré. Au collège, ses manières devinrent de plus en plus étranges : au commencement de l’année, son maître d’étude le trouvait encore « très doux, rempli d’innocence et de bonnes qualités », mais ne pouvait s’empêcher de noter en lui quelque chose de singulier ; à la fin du second trimestre, il le juge original et bizarre, pas méchant, mais frondeur, singulier, aimant à contrarier et à taquiner ses camarades ; les dernières notes l’accusent enfin d’avoir quelque chose de caché dans le caractère, lui reprochent une ambition et une originalité affectées, une bizarrerie qui le sépare entièrement de ses camarades. Il semble, en lisant ces notes, que l’on assiste à la transformation opérée dans l’enfant par la découverte des Mathématiques ; il s’enfonce de jour en jour davantage dans ses méditations solitaires, et n’en sort que par de brusques détentes, où maîtres et camarades doivent pâtir de son humeur et surtout de l’opinion très haute et très juste qu’il s’est formée de lui-même.

Ce fut bien autre chose l’année suivante. Il entra dans la division de Rhétorique de MM. Pierrot et Desforges, en même temps que dans la seconde année de Mathématiques préparatoires de M. Vernier. Les notes des deux premiers ne sont qu’une suite de lamentations : « Sa facilité ne paraît plus qu’une légende à laquelle on cessera bientôt de croire ; — il n’y a trace dans les devoirs, quand il daigne en faire, que de bizarrerie et de négligence ; — il est toujours occupé de ce qu’il ne faut pas faire, il l’affecte même ; — il prend à tâche de fatiguer ses maîtres par une dissipation incessante ; — il baisse tous les jours. » Il est clair que la lassitude est devenue du dégoût, et que désormais les Mathématiques l’absorbent tout entier. Les notes du maître d’étude sont à cet égard plus expressives encore que celles des professeurs de Rhétorique : ce maître a la plus haute opinion des facultés de Galois, qui lui paraissent hors ligne aussi bien pour les Lettres que pour les Mathématiques ; aussi a-t-il essayé tout d’abord de lui faire accepter une distribution de temps qui sauvegarde la Rhétorique ; malgré les promesses de Galois, le plan n’a pas tenu : désormais le maître juge la conduite de l’élève fort mauvaise et son caractère peu ouvert, avec un amour-propre et une affectation d’originalité insupportables. « Mais, dit-il textuellement, la fureur des Mathématiques le domine. Je pense qu’il vaudrait mieux pour lui que ses parents consentent à ce qu’il ne s’occupe que de cette étude : il perd son temps ici et n’y fait que tourmenter ses maîtres et se faire accabler de punitions. »

C’est à cette année que se rapporte l’un des renseignements les plus intéressants donnés, en 1832, par Auguste Chevalier, dans la Revue encyclopédique. « À seize ans, dit-il, Galois commit la même erreur qu’Abel sur la résolution des équations générales du cinquième degré. » En présence d’un pareil élève, M. Vernier était tout désorienté ; en vain il essayait de le retenir, l’autre lui échappait, et l’excellent homme lui reprochait de plus en plus de compromettre son succès en travaillant sans méthode ; il ne lui donna à la fin de l’année que le septième accessit. Mais il s’agissait bien de cela pour Galois : simple élève de préparatoires, tout seul, il s’était préparé aux examens de l’École Polytechnique, qu’il n’aurait dû aborder qu’après une année d’élémentaires et une de spéciales, et il osa s’y présenter : il échoua. Cet échec lui fut amer et lui parut le premier des dénis de justice qui, réels ou imaginaires, finirent par empoisonner sa vie[7]. Une des formes de sa fureur pour les Mathématiques était, en effet, l’ardente volonté d’entrer à l’École Polytechnique, où il sentait d’avance que trouveraient leur emploi toutes les énergies de son cerveau et de son cœur. N’était-elle pas, en même temps que la première école de Mathématiques, une fille de la Révolution restée fidèle à ses origines, malgré tous les efforts des princes et des rois pour l’attacher à leur dynastie ? N’était-ce pas sur son exemple que se réglaient les pensées de toute la jeunesse libérale ? Et, du fond de leurs sordides études, quand les collégiens d’alors organisaient l’émeute, ne prenaient-ils pas pour modèles les frères aînés du collège de Navarre, ces grands et généreux enfants qui, rien qu’en chantant, faisaient trembler la Cour et l’Église ? Tout attirait Galois à l’École Polytechnique : il s’y sentait prédestiné ; elle était faite pour lui comme il était fait pour elle.

Il voulut donc se représenter et, sautant la classe de Mathématiques élémentaires, à la rentrée de 1828 il entra tout droit dans celle de spéciales.

Cette classe avait alors pour professeur à Louis-le-Grand un homme dont le nom est resté en vénération à tous ceux qui l’ont approché : M. Richard était justement un esprit capable d’apprécier à sa valeur exacte le talent de Galois. Il savait, dit la Notice que M. O. Terquem publia sur lui en 1849, dans les Nouvelles Annales de Mathématiques, il savait s’élever au-dessus des programmes officiels : toujours au courant des progrès de la Science, auditeur assidu de M. Chasles à la Faculté, les questions qu’il posait tendaient à élargir l’esprit non à le rétrécir : il devina dans Galois un génie destiné à sonder toutes les profondeurs et à étendre le domaine de la Science. « Les solutions originales que ce brillant élève donnait aux questions posées dans la classe, dit de son côté la Note de Flaugergues dans le Magasin pittoresque, étaient expliquées à ses condisciples avec de justes éloges pour l’inventeur, et M. Richard proclamait hautement qu’il devait être admis hors ligne à l’École Polytechnique. » Il lui donna le premier prix. Au Concours général, Galois obtint le quatrième accessit avec une composition qui, m’a-t-on assuré, ne se distinguait de celle de Bravais, classée la première, que par une tendance à généraliser qui n’était déjà plus d’un élève. Aussi bien, les notes trimestrielles de M. Richard sur Galois sont conservées dans les archives de Louis-le-Grand : elles sont parfaitement simples : « Cet élève a une supériorité marquée sur tous ses condisciples ; — il ne travaille qu’aux parties supérieures des Mathématiques. »

Pendant cette année, en effet, Galois publia son premier Mémoire, Démonstration d’un théorème sur les fractions continues périodiques, dans le cahier du 1er mars 1829 des Annales de Gergonne. Il fit aussi sa première Communication à l’Académie des Sciences. « Cette même année, dit Auguste Chevalier[8], à dix-sept ans, Galois fit des découvertes de la plus haute importance sur la théorie des équations. Cauchy se chargea de présenter à l’Académie des Sciences un extrait de la théorie conçue par le jeune collégien ; il l’oublia ; l’extrait fut perdu pour son auteur qui le réclama inutilement au secrétariat de l’Académie ; il avait été égaré. Le peu d’attention donné par l’Institut au premier travail soumis à son jugement par Galois commença pour lui des douleurs qui, jusqu’à sa mort, devaient se succéder de plus en plus vives. »

Si du moins il avait pu se consacrer tout entier à ses recherches mathématiques. Mais non : d’autres obligations de travail et de discipline venaient à la traverse ; il n’avait plus de classes de Lettres, mais une classe de Physique à suivre et c’était un autre sujet de discorde entre l’administration du collège et lui. Celle-ci ne pouvait prendre son parti de la note « travail nul » que le professeur, M. Thillaye, inscrivait régulièrement à la fin de chaque trimestre devant le nom de Galois : elle persistait à juger que c’était là une bizarrerie voulue, affectée ; peut-être même ne se trompait-elle pas tout à fait, et en tout cas ce jugement rendait de plus en plus tendus ses rapports avec lui. C’étaient de brusques et perpétuels soubresauts entre les périodes d’application où il s’absorbait à fond dans son travail, et du même coup devenait raisonnable, et les périodes de détente où les reproches exaspéraient son esprit frondeur, où la discipline retombait de tout son poids sur ses épaules prêtes à la révolte. Deux désastres achevèrent de tout gâter et de lui briser les nerfs.

Sa seconde candidature à l’École Polytechnique ne fut pas plus heureuse que la première. Il fut refusé à la suite d’un examen demeuré légendaire. Vingt ans après, on retrouve un écho de la colère que cet échec excita chez tous ceux qui connaissaient Galois, dans une Note des Nouvelles Annales de Mathématiques : « Un candidat d’une intelligence supérieure est perdu chez un examinateur d’une intelligence inférieure. Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis ! » Qui n’avait pas compris Galois ? était-ce M. Binet ou M. Lefébure de Fourcy ? Je ne sais, mais la tradition veut qu’après une discussion où l’un d’eux avait eu tort, le candidat, exaspéré, ait jeté à la figure de l’examinateur le torchon à effacer la craie. Un pareil mouvement de colère était probablement aussi un mouvement de désespoir : Galois voyait la vie qu’il avait rêvée lui échapper pour toujours ; il sentait que la force qu’il portait en lui l’avait mortellement frappé. Sur ces entrefaites, il perdit son père dans des circonstances tragiques.

La lutte entre les libéraux et le clergé avait pris partout une intensité extrême à la suite des élections de 1827 ; partout l’hostilité du roi contre le ministère Martignac, en excitant l’audace du parti réactionnaire, faussait les ressorts de la vie publique. Un jeune prêtre, récemment nommé à la cure du Bourg-la-Reine, y prit position contre le maire qui depuis quinze ans avait su conserver son indépendance. Il lia partie avec un adjoint pour supplanter M. Galois : une cabale fut montée, des couplets à la fois bêtes et licencieux coururent et furent attribués au maire, calomnie d’autant plus perfide qu’un membre même de sa famille y était tourné en ridicule. Tant de méchanceté atteignit trop bien son but : la nature bienveillante de Galois ne put résister à cette attaque : il fut pris du délire de la persécution, et, le 2 juillet 1829, profitant d’une absence de sa femme, il s’asphyxia dans l’appartement qu’il avait à Paris, rue Jean-de-Beauvais, à deux pas du collège de Louis-le-Grand. Évariste conduisit le deuil de son père. De Saint-Étienne-du-Mont où les prêtres avaient consenti à recevoir le corps du suicidé, il suivit le cercueil jusqu’au cimetière du Bourg-la-Reine où le conseil municipal avait offert une tombe ; la population du village vint au-devant de son maire jusqu’au pavé de Bagneux ; on l’enleva du corbillard et on le porta à bras d’hommes pendant une demi-lieue ; devant l’église où le clergé attendait le cortège, il y eut une petite émeute : le curé fut insulté et blessé d’une pierre au front. M. Galois fut descendu dans sa fosse devant son fils, au milieu du tumulte des passions politiques déchaînées[9].

Dans l’âme d’Évariste une pareille catastrophe, suivie d’un pareil spectacle, devait laisser une impression profonde. Il haïssait l’injustice d’autant plus énergiquement qu’il s’en croyait déjà la victime ; la mort et l’enterrement de son père exaspérèrent encore cette haine pour tout ce qui était injuste et bas, et en même temps sa tendance à voir partout injustice et bassesse. Ce fut en persécuté et en désespéré, comme son père, que, à défaut de l’École Polytechnique, il se retourna vers l’École préparatoire. Il y fut nommé le 25 octobre 1829, le second d’une liste de cinq élèves destinés à la section des Sciences ; il se prépara à y entrer comme un polytechnicien en exil.

Pour juger toute la différence qu’il y avait alors entre l’École Polytechnique et l’École préparatoire, il faut se rappeler que celle-ci n’existait que depuis trois ans : humble et pâle copie de l’ancienne École Normale supprimée en 1822, elle n’avait pas même d’existence propre en dehors du collège de Louis-le-Grand, dans lequel elle était logée, et dont elle avait le proviseur pour directeur. Depuis le ministère de M. de Vatimesnil elle avait, il est vrai, reçu un directeur des études, M. Guigniault, et d’une étude et d’un dortoir du collège elle avait été transférée dans ceux des bâtiments annexes du Plessis que n’occupaient pas des logements de professeurs ; mais la même elle n’était encore qu’un prolongement du collège où, sous une surveillance sévère, les aspirants au professorat devaient s’y préparer loin des bruits du dehors et à l’abri des passions qui agitaient le monde. Fort heureusement la réalité n’était pas tout à fait conforme à la lettre du règlement. Il est bien difficile qu’une réunion de jeunes gens volontairement appliqués à l’étude, si réduite et si bridée qu’elle soit, ne devienne pas un foyer de libéralisme ; mais en outre il est rare que les régimes condamnés par le sort omettent aucune des maladresses propres à gâter leurs affaires : l’École préparatoire n’était donc pas telle que l’avait rêvée son fondateur, Mgr Frayssinous. Par un choix d’une perspicacité douteuse ou d’une charmante et involontaire fantaisie, l’un des premiers bergers préposés à la garde du troupeau sans tache avait été Armand Marrast, un carbonaro, et il lui fallut un an pour devenir suspect. On me persuadera malaisément que cet élégant révolutionnaire se soit borné à distraire les élèves en leur chantant sur la guitare des airs pyrénéens ; sans doute il n’y a pas lieu de penser qu’une Vente de la Charbonnerie ait été fondée à l’École préparatoire comme à l’École Polytechnique, mais enfin il serait bien surprenant que, quatre ans avant 1830, le futur rédacteur en chef de la fougueuse Tribune n’ait pas semé sur son passage des germes qui fructifièrent après lui. On le vit bien d’ailleurs lorsque Guizot, Villemain, Cousin reparurent dans leurs chaires de la Faculté des Lettres, dont les élèves de l’École préparatoire suivaient nécessairement les cours. Ils n’eurent pas d’auditeurs plus fervents que ces jeunes gens recrutés par les inspecteurs généraux avec tant de soins méticuleux, tant de garanties de leurs principes, tant de preuves de leur attachement à la religion et au roi. Rien ne prouve mieux d’ailleurs combien ces garanties étaient illusoires que l’admission de Galois : il venait de passer cinq années dans un collège sur lequel la Congrégation avait la haute main, il avait été cinq ans sous l’œil de M. Laborie, sans qu’on soupçonnât les passions politiques qui grondaient déjà dans son cœur, sans qu’on eût deviné que sa foi était morte, sans que jamais les notes sur son attitude à la chapelle eussent relevé autre chose que des dissipations sans conséquence. D’un autre côté, cet aveuglement des maîtres ne saurait s’expliquer sans une certaine contrainte extérieure des élèves ; le régime du collège était un régime d’hypocrisie, racheté de temps à autre par des révoltes. Ce régime se prolongeait à bien des égards dans l’École préparatoire, et Galois, en y entrant, ne quittait pas le milieu qu’il avait pris en horreur.

Il le quittait d’autant moins qu’il n’était pas encore bachelier, et que, jusqu’à ce qu’il le fût, le règlement de l’École l’obligeait à suivre le cours de Philosophie du collège ; il ne pouvait d’ailleurs être admis définitivement qu’après avoir pris le grade de bachelier ès lettres et ès sciences. Le premier lui donna quelque peine ; refusé une première fois le 2 décembre, il fut reçu le 14, avec des épreuves littéraires mauvaises, mais deux très bien en Mathématiques et en Physique. Quinze jours après, MM. Francœur, Hachette et Lefébure de Fourcy le reçurent bachelier ès sciences, avec deux boules blanches et une rouge[10].

Les baccalauréats n’étaient pas la seule condition de son admission définitive. La première liste de nominations était alors établie d’après le résultat de compositions écrites qui n’étaient pas les mêmes pour toutes les Académies ; un examen oral de vérification, passé à l’École même, permettait aux maîtres de conférences d’écarter les jeunes gens qui ne leur paraissaient pas suffisamment instruits. Cette dernière épreuve, que Galois subit au mois de décembre 1829, faillit encore mal tourner pour lui. M. Leroy, il est vrai, lui donna 8 sur 10 pour les Mathématiques, avec cette observation : « Cet élève laisse quelquefois de l’obscurité dans l’expression de ses idées, mais il a de l’intelligence et montre un esprit de recherche très remarquable. Il m’a communiqué des remarques neuves sur l’Analyse appliquée. » Mais M. Péclet, qui l’examina sur la Physique, se fâcha tout à fait : « C’est le seul élève, déclara-t-il, qui m’ait mal répondu ; il ne sait absolument rien. » Jusqu’ici rien d’étonnant, puisque Galois n’avait rien fait dans la classe de M. Thillaye ; mais, où l’on ne peut s’empêcher de sourire, c’est quand on voit M. Péclet ajouter : « On m’a dit que cet élève avait de la capacité en Mathématiques ; cela m’étonne beaucoup ; car d’après son examen je lui crois peu d’intelligence, ou du moins il l’a tellement cachée qu’il m’a été impossible de la découvrir ; si cet élève est réellement ce qu’il m’a paru être, je doute fort qu’on en fasse jamais un bon professeur[11]. »

Il ne faudrait pas, je crois, abuser de la franchise de cette note contre la mémoire de M. Péclet : Galois avait l’habitude de travailler presque uniquement de tête, et, même en Mathématiques, il se trouvait embarrassé dès qu’il fallait répondre au tableau. Mais, en même temps que cette gêne, il y avait chez lui un dédain trop peu déguisé pour quiconque ne s’inclinait pas spontanément et immédiatement devant sa supériorité, une rébellion contre un jugement que, dans son for intérieur, il récusait par avance, et comme un plaisir maladif à égarer davantage encore ce jugement et à le retourner tout à fait contre soi. C’est, en effet, un trait fréquent chez les personnes qui croient avoir le plus à se plaindre de la persécution qu’elles s’en passeraient difficilement et qu’au besoin elles la provoquent ; c’est aussi une façon de se moquer des gens, et non la moins savoureuse, que de se faire passer à leurs yeux pour un sot. Il y avait de tout cela chez Galois ; on en retrouve la marque dans ses procès politiques ; et je ne serais pas autrement surpris qu’il eût tendu à M. Péclet un piège, où d’ailleurs il risquait de trébucher lui-même. Cette fois il s’en tira, fut définitivement admis et signa, le 20 février 1830, l’engagement décennal qui le liait à l’Université[12].

À l’École préparatoire Galois ne changea rien aux procédés de travail qui avaient tant indisposé contre lui l’administration du collège de Louis-le-Grand ; il ne cachait pas son dédain pour ses maîtres, suivait à peine leurs conférences, travaillait non pour eux, mais pour lui. Ses examens de licence le préoccupaient fort peu, et, dans le désordre qui suivit la Révolution de Juillet, il les passa sans difficulté, se donnant même le luxe de mieux réussir à l’examen de Physique qu’à celui de Mathématiques[13]. Tout cela n’était rien ; son activité intellectuelle ne s’était partagée qu’entre les événements politiques qui, depuis la constitution du ministère Polignac, faisaient prévoir une crise définitive, et ses recherches mathématiques qu’il poursuivit ardemment. Le Bulletin de Férussac donna trois Mémoires de lui pendant la première moitié de 1830 ; en avril, l’Analyse d’un Mémoire sur la résolution algébrique des équations ; en juin, une Note sur la Résolution des équations numériques et un Mémoire sur la Théorie des nombres. Une Note publiée avec celui-ci annonçait qu’il faisait partie des recherches de Galois sur la Théorie des permutations et des équations algébriques. L’ensemble de ces recherches avait été présenté à l’Académie des Sciences au mois de janvier pour le concours du grand prix de Mathématiques. Galois, dit Liouville, y avait travaillé dès les bancs du collège, et, d’après la Note du Magasin pittoresque, avant même d’entrer dans la classe de M. Richard. Le manuscrit fut remis au secrétaire perpétuel, M. Fourrier, qui l’emporta chez lui et mourut avant de l’avoir examiné ; on ne le retrouva pas dans ses papiers. Après l’oubli de M. Cauchy l’année précédente, c’était là un coup du sort qui aurait jeté dans le désespoir et la colère un jeune homme moins persuadé de sa valeur que ne l’était Galois. Dans ces mésaventures répétées il vit l’effet non du hasard, mais d’une organisation sociale mauvaise qui condamnait le génie à un éternel déni de justice au profit de la médiocrité ; il en rendit responsable le régime d’oppression politique contre lequel s’accumulait l’orage. Il ne le haïssait pas seulement de la haine qui brûlait au cœur de toute la jeunesse libérale, il le haïssait aussi de ses rancunes personnelles et de tout ce qu’il avait souffert depuis son premier échec à l’École Polytechnique jusqu’à la perte de son second Mémoire à l’Académie des Sciences. Quelle joie il dut ressentir lorsque, au lendemain du jour d’anxiété et de colère qui suivit la publication des Ordonnances, le Globe apporta à l’École préparatoire le manifeste des journalistes, et que, par delà les hautes murailles du Plessis, il entendit les premiers coups de feu !

S’il n’avait tenu qu’à lui, il serait aussitôt descendu dans la rue. Il en fit assurément la proposition à ses camarades ; mais, bien qu’aucun d’eux n’approuvât les Ordonnances, l’accord était loin de régner entre eux sur la conduite qu’il convenait de tenir dans ces circonstances critiques. Bien peu osaient reporter d’un bond leur pensée aux souvenirs de la grande Révolution ; hormis lui, et peut-être deux ou trois autres, il n’y avait pas de républicains à l’École préparatoire ; l’opposition doctrinaire était presque l’unique maîtresse de ces jeunes esprits, et elle n’avait pas prévu la violence. Depuis les élections le Globe s’évertuait à deviner les péripéties probables de la bataille parlementaire, sans avoir risqué aucune hypothèse extra-constitutionnelle ; une fois les Ordonnances rendues, ceux que pouvaient arrêter des scrupules de légalité devaient reconnaître qu’au moins la dissolution de la Chambre des députés n’était pas contraire à la Charte ; c’était la thèse que Casimir-Périer soutenait de toutes ses forces, et si son avis avait prévalu, la Révolution aurait avorté. Il n’était donc pas surprenant que des pensées analogues se fussent insinuées dans l’esprit de beaucoup d’élèves de l’École préparatoire ; elles étaient favorisées, d’autre part, par l’état moral de l’École. La suppression de l’École Normale avait rompu toute tradition ; aucune n’avait eu le temps de s’établir depuis 1826 ; les élèves étaient trop peu nombreux pour se sentir bien hardis, et Galois apparaissait à la plupart d’entre eux comme un cerveau brûlé ; déjà fonctionnaire à demi par son engagement décennal, chacun sentait son avenir à la merci de ses chefs, et l’intérêt individuel s’opposait sans cesse à la naissance de l’esprit de corps ; de temps à autre il y avait quelques poussées de fraternité où l’on s’essayait à l’opposition, mais sans la franchise d’allure des révoltes de collégiens ; une fois l’expansion passée, beaucoup songeaient à se faire pardonner dans le particulier la turbulence des démarches communes[14], et, en tout cas, de l’aveu même de M. Guigniault, le directeur des études, quelques-uns des élèves étaient les confidents de ses plus secrètes pensées. Rien de pareil à l’École Polytechnique ; les élèves ne s’y occupaient ni du Gouvernement, ni de leurs chefs, mais de la tradition de l’École, loi sacrée à laquelle tous se croyaient tenus d’obéir[15] ; elle venait, dès le premier jour, de les jeter aux barricades. Personne, à l’École préparatoire, n’eût osé sortir sans l’assentiment de M. Guigniault.

Lui-même, M. Guigniault, n’était pas homme à se jeter du premier coup dans une mêlée dont il ne pouvait pas encore prévoir l’issue. Non qu’il manquât de courage : il avait eu celui de ne pas démissionner en 1829, après la formation du ministère du 8 août ; il était resté à son poste pour sauver le plus longtemps possible l’École préparatoire des entreprises de la Congrégation ; mais les révolutions violentes n’étaient pas du tout son fait ; eût-il même été libre vis-à-vis du gouvernement, il est bien probable qu’un bonnet à poil de grenadier sur les tours Notre-Dame aurait suffi pour le tenir en respect. Certes, son sentiment intime était contre les Ordonnances et, dès le 26, il l’avait dit en confidence à quelques élèves. Il leur avait annoncé qu’une lutte longue et terrible allait s’engager entre le pays et le Gouvernement, et dit que, quel que fut le sort de l’École, leur place devait être marquée du côté des idées libérales[16]. Il s’apprêtait donc à une énergique opposition de principes, et il en envisageait les conséquences sans trembler pour lui-même ; mais il était d’un tempérament trop pacifique pour se douter un seul instant que la crise pût se dénouer en trois jours par une insurrection armée. Qu’on juge de sa surprise et de son trouble lorsqu’il vit tout d’un coup l’École enveloppée par le torrent révolutionnaire, qui roulait à grand fracas du haut en bas de la montagne Sainte-Geneviève et de la rue Saint-Jacques. Il sut que le 27 juillet plusieurs élèves avaient proposé à leurs camarades de sortir : le 28, il fut dans les études dès 5h30m du matin. Son langage indigna Galois : il voulait que chaque élève s’engageât sur l’honneur à ne pas quitter l’École ; Galois refusa et, avec lui, son futur cousin Bénard[17]. Alors, au lieu de le leur interdire formellement, il exigea d’eux la promesse qu’ils ne mettraient pas leur projet à exécution avant le lendemain, et qu’ils ne partiraient pas sans l’avoir averti. Il ajouta que, en sa qualité de chef de la maison, il pourrait requérir l’intervention de la force armée, mais que tous devaient savoir combien une pareille mesure était loin d’entrer dans ses vues. Il eut enfin la maladresse de faire une allusion à la situation embarrassante où se trouvaient les militaires, obligés de sacrifier leur serment ou la liberté. Ces propos parurent odieux à Galois : les renvoyer au lendemain lui sembla une lâcheté ; les menacer de la force armée, une ridicule sottise ; il était trop décidé lui-même pour que l’apitoiement sur les soldats ne lui fît pas l’effet d’une hypocrisie. La nuit, il essaya, sans y réussir, de franchir le mur qui séparait la cour du Plessis de la rue du Cimetière Saint-Benoît[18]. Le 29, le passage qui faisait communiquer le Plessis avec Louis-le-Grand resta obstinément fermé, bien que ce fût jeudi[19] ; le soir seulement on apprit à l’École préparatoire la retraite des troupes royales sur Saint-Cloud et la formation du Gouvernement provisoire ; les élèves surent en même temps quelle part l’École Polytechnique et les étudiants avaient prise à la Révolution, et que, pendant qu’on les tenait sous clef, un de leurs anciens de l’École Normale, Farcy, avait été tué la veille sur le Carrousel à l’attaque des Tuileries. Eux seuls n’avaient été pour rien dans ces trois journées, déjà baptisées les trois glorieuses, et la liberté ne leur était rendue qu’au moment où ils n’en pouvaient plus rien faire. Jamais Galois ne sentit avec plus d’amertume que ses échecs à l’École Polytechnique avaient gâté sa vie : il prit en horreur et l’École préparatoire et M. Guigniault. Son esprit rigoureux et passionné interpréta avec malveillance toutes les démarches officielles par lesquelles son directeur accepta les faits accomplis ; après la prudence des trois jours, l’ostentation avec laquelle tous les journaux du 30 annoncèrent que M. Guigniault mettait ses élèves à la disposition du Gouvernement provisoire le fit souffrir comme une odieuse réclame ; il vit avec rage la mort de Farcy exploitée par des gens qui n’étaient pas descendus dans la rue à l’heure du danger. Si l’on ajoute à tout cela que l’avènement de Louis-Philippe lui parut un coup de surprise et sa politique une trahison, on se fera une idée de la violence de ses sentiments au moment où se termina sa première année d’École, et où commencèrent les vacances de 1830.

Que fit Galois pendant ces vacances de 1830 ? Je n’ai pu obtenir aucun renseignement précis sur ce moment de sa vie, ou je devine pourtant le tournant décisif. Sa cousine, Mme  Bénard, se rappelle encore avec quelle sombre passion il proclamait et défendait les droits des masses devant sa famille consternée. Je ne puis rapporter ces paroles à une autre époque, car le moment n’était pas éloigné où, absorbé entièrement par ses amis politiques, il allait se faire de plus en plus rare pour les siens. Probablement il fut sollicité[20] du côté du saint-simonisme, par son meilleur ami d’école, Auguste Chevalier, qui venait de terminer ses deux années d’études, et renonçait au professorat pour entrer dans la nouvelle église à la suite de son frère Michel. Mais si les saint-simoniens avaient pour les masses populaires une sympathie propre à toucher Galois, ce n’était cependant pas la sympathie fraternelle que réclamait son cœur. Leur peu d’estime pour le libéralisme révolutionnaire, leur hiérarchie trop rigoureuse de la société d’après les mérites, achevaient d’écarter l’âme républicaine de Galois de la doctrine à laquelle Chevalier voulait le conquérir. Les sociétés révolutionnaires, qui s’organisaient pour défendre les résultats de la Révolution de 1830, étaient bien mieux faites pour le séduire, pour satisfaire sa rancune et flatter ses aspirations généreuses. Je n’en ai pas la preuve, mais j’ai la conviction qu’avant la fin des vacances de 1830, il était déjà enrôlé dans la Société des Amis du peuple, et qu’il y entra au moment où, supprimée par arrêté, elle se reforma secrètement. Je pense que cette affiliation fut pour beaucoup dans l’attitude qu’il prit après la rentrée vis-à-vis de M. Guigniault et qui motiva son renvoi de l’École.



  1. Archives de la Seine.
  2. La plupart de ces renseignements sur le père et la mère de Galois m’ont été fournis par sa famille, notamment par M. Gabriel Demante.
  3. Archives du Ministère de l’Instruction publique.
  4. Quicherat, Histoire de Sainte-Barbe.
  5. Archives du Lycée Louis-le-Grand. (Voir Pièces justificatives p. 253.)
  6. D’après M. Ludovic Lalanne. Le frère de M. Ludovic Lalanne, Léon Lalanne, avait été en Mathématiques spéciales avec Galois.
  7. Magasin pittoresque.
  8. Revue Encyclopédique
  9. D’après les renseignements fournis par différents membres de la famille.
  10. Archives de la Faculté des Lettres et de la Faculté des Sciences.
  11. Archives de l’École Normale.
  12. Archives de l’École Normale.
  13. Archives de la Faculté des Sciences.
  14. Gazette des Écoles.
  15. Gazette des Écoles.
  16. J’ai pris soin de n’employer, pour tout ce qui suit, que le récit donné par la lettre de l’élève Bach, que celui-ci publia au mois de décembre pour justifier M. Guigniault contre les attaques de Galois. Cette lettre a été insérée par M. Guigniault dans son rapport au ministre sur le renvoi de Galois. (Voir Pièces justificatives, p. 259.)
  17. Détail fourni par M. Bénard.
  18. Ibid.
  19. La porte particulière du Plessis sur la rue Saint-Jacques était alors condamnée.
  20. Voir la lettre de Galois à Chevalier, p. 246.