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La vie de Marie Pigeonnier/12

La bibliothèque libre.
Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 65-70).

XII

Déception. — Où le rouget devient amer.

De quel piédestal ce misérable allait-il tomber, quand celle qui l’avait élevé si haut dans son cœur et dans son esprit allait découvrir le pot aux roses.

Le marquis seul savait combien de temps pouvait durer encore cette vie d’insouciance, de plaisirs sans cesse renouvelés, d’ivresse, d’abandon, avec le mépris du lendemain.

Quel terrible réveil lui était réservé.

Mais quel beau songe elle aurait fait.

Par une tiède matinée d’automne, nos deux amoureux savouraient la fin d’une douce nuit, quand une voix qui partait de l’antichambre arriva jusqu’à eux.

À travers la porte de la chambre, on pouvait entendre distinctement ces mots qui étaient comme le prélude d’un orage domestique.

— Cela m’est égal, j’attendrai. Il faudra bien qu’ils rentrent ou qu’ils sortent ; qu’ils soient chez eux ou ailleurs, je ne m’en irai pas sans avoir vu ou monsieur ou madame. C’est la sixième fois que je viens depuis un mois, j’en ai assez, il me faut mon argent.

— Que signifie cette menace, mon ami ? dit Marie à son marquis.

— Ne t’inquiète pas, ma chère mignonne, c’est un butor qui a présenté un mémoire d’apothicaire pour la menuiserie de notre remise, et que je ne veux payer qu’après rectification de l’expert.

— Tu as raison, mais cet individu ne s’imagine pas avoir le droit de s’installer ici et d’y faire du tapage, je suppose.

Le marquis se leva et alla trouver l’importun.

— Est-ce une heure à venir faire chez les gens un pareil bruit.

— Eh ! Puisque l’on ne vous trouve jamais.

— Je ne suis jamais chez moi, monsieur, pour les gens grossiers et mal appris qui se présentent de cette façon.

— Des boniments !… Réglez-moi mon compte, et je vous laisserai dormir toute la journée, si cela vous plait.

— Vous êtes un insolent. Quant à votre compte, je l’ai contesté…

— Oui ! il y a deux mois ; mais je l’ai aussitôt soumis à l’expert qui l’a réduit de cinq pour cent ; n’ajoutez donc pas de la mauvaise foi à votre mauvaise volonté.

— Il ne me plait pas de vous écouter davantage ; veuillez sortir.

— Ah ! c’est ainsi ; avant ce soir, vous connaîtrez le nom de mon huissier. Bien le bonjour.

Le marquis revînt près de sa maîtresse et la tranquillisa.

Tous les jours, c’était quelque créancier furieux d’être éconduit qui jetait sur le carré des menaces auxquelles Marie ne comprenait rien.

L’explication ne pouvait guère se faire attendre.

Les billets doux de messieurs les huissiers s’entassaient dans la poche du marquis qui les arrêtait toujours au passage, de sorte que Marie ne soupçonnait pas sa ruine.

Enfin, un jour, le marquis ne rentra pas.

Au fond, elle appréhendait un malheur, mais elle s’étourdissait, et s’efforçait de ne pas y croire.

Le marquis avait disparu et ne donnait point de ses nouvelles.

Par contre, certain gros fournisseur se rappela au souvenir de Marie Pigeonnier, au moyen de la signification d’un jugement rendu contre elle.

Sa première pensée fut qu’il n’y avait là qu’une négligence du marquis facile à réparer en payant, il s’agissait d’une somme de quinze cents francs, principal et frais, une misère.

Depuis qu’elle avait confié ses clefs et ses affaires à son amant, jamais il ne lui était venu la curiosité d’ouvrir son secrétaire ; puisque le marquis n’était plus là, elle se trouvait forcée de s’occuper des payements de ses fournisseurs, ainsi que de l’encaissement de ses coupons.

Elle ouvrit d’une main tremblante tous les tiroirs l’un après l’autre ; ils étaient vides.

Pour le coup, Marie Pigeonnier ne vit plus d’autre issue à son malheur que la mort.

Elle aurait tué cet homme, s’il avait été là, le lâche.

L’avoir si salement dépouillée, elle qui en faisait son dieu.

Il était parti sans un mot. Débrouille-toi comme tu pourras, ma fille, moi, comme il n’y a plus rien à se mettre sous la dent ou dans la poche ici, je m’en vais travailler ailleurs.

Cette fois Marie tomba réellement malade, et son médecin, qui était aussi un ancien camarade, eut toutes les peines du monde à attendrir les huissiers et à obtenir d’eux qu’ils différassent de quelques semaines leur féroce exécution.

Il fallut qu’il les rendît responsables des conséquences de leurs actes, et qu’il leur déclarât qu’ils tueraient la malade.

Il promettait qu’aussitôt la convalescence, Marie Pigeonnier serait conduite à la campagne, et qu’ainsi on lui épargnerait l’affreux spectacle de sa ruine.

Ce fut le seul moment un peu intéressant de son existence, mais cette épreuve ne devait pas la rendre meilleure. On verra par la suite comment, de plus en plus aigrie, elle ne vécut plus que pour déverser sa rage jusque sur la tête de ses bienfaiteurs.