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La vie de Marie Pigeonnier/18

La bibliothèque libre.
Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 97-101).

XVIII

Musique, danse et canapé.

Toutes les places étaient louées d’avance pour le concert ; la recette atteignait huit mille cinq cents francs ; les frais de ce concert et ceux de la soirée dansante s’élevaient à environ six mille francs.

Avant de commencer, Marie Pigeonnier avait donc réalisé un bénéfice, c’est-à-dire une somme qui relativement lui paraissait fantastique, car quinze jours auparavant, comme Cadet-Roussel, elle avait trois litres, deux vides et le troisième ne contenant rien.

Son mastroquet se faisait tirer l’oreille pour lui livrer quelques bouteilles à crédit.

Il y a trois jours, la misère ; et maintenant, la splendeur.

Aladin n’eût pas mieux fait avec sa lampe merveilleuse.

Le programme du concert ne manquait point d’attrait ; il fut exécuté sans accroc.

Le vrai spectacle était dans la salle.

Gustave était le point de mire de tous les assistants, et son nom courait sur toutes les lèvres.

Son allure fière, sans morgue, lui conciliait toutes les sympathies.

Il gagna plus d’un cœur à la cause française.

Aussi quand on sut qu’il irait après le concert chez la Pigeonnier, toutes les dames décidèrent, puisque ce devait être une soirée ouverte, qu’elles y danseraient.

La seule chose qui gâtât un peu la joie de Marie Pigeonnier, c’était de n’avoir pas là ses bonnes camarades ; quel aplatissement pour elles que ce triomphe.

La foule s’écrasa, en effet, dans les appartements de l’ancienne directrice de la maison de la rue de Penthièvre.

Gustave, très entouré, put cependant offrir son bras à Marie et faire plusieurs tours de salon avec elle, ils dansèrent même deux fois ensemble.

La société berlinoise n’est pas bégueule ; pourvu qu’un pavillon propre couvre la marchandise, si dégoûtante que soit cette marchandise, elle ne se formalise pas de son contact.

Pour le coup, Marie Pigeonnier pouvait prétendre aux plus belles places dans les fêtes, elle pouvait se présenter partout, sûre d’être poliment reçue.

Que de reconnaissance elle gardait au fond du cœur pour ce bon Gustave qui lui avait rendu un si grand service… sans s’en douter, car ce haut personnage avait fait cela de bonne humeur, n’ayant pas songé un seul instant au parti énorme que son amie se proposait de tirer de son patronage.

Gustave devant quitter Berlin le lendemain même, il est probable qu’il ne saurait jamais à quel tripotage il s’était inconsciemment prêté.

Le bal fut brillant et très animé, il ne cessa qu’avec le jour ; les invités se retirèrent enchantés, déclarant qu’ils avaient passé une nuit délicieuse et qu’ils s’étaient fort amusés.

La Pigeonnier n’avait point perdu son temps.

Bon nombre d’intrigues se nouèrent par son intermédiaire et sous son aile.

Elle ménagea d’intéressantes entrevues ; favorisa de mystérieux entretiens ; provoqua de coupables rencontres ; et entre deux danses oublia comme par mégarde des amoureux dans sa chambre à coucher, dont par distraction elle fermait la porte.

Bien entendu après quelques instants, elle venait délivrer les heureux prisonniers, s’excusant de son étourderie.

Ah ! si les canapés, les chaises longues et les coussins pouvaient parler.

Naturellement on n’oublierait pas une maison aussi hospitalière ; c’est sur quoi Marie comptait.

L’entreprise était hardie, la Pigeonnier pouvait s’y rompre les os, heureusement pour elle, loin de tourner à sa confusion, cette fête l’avait couverte de gloire.

Audaces fortuna juvat.

Pendant longtemps son nom fut mêlé à toutes les conversations, on enviait les personnes qui avaient eu la bonne fortune d’aller chez cette belle comédienne.

Les hommes en parlaient moins, mais in petto ils se promettaient de lui rendre par ci par là quelques petites visites.

Sauf la langue de sa nouvelle clientèle, Marie Pigeonnier aurait pu se croire dans son hôtel de la rue de Penthièvre.