La vie de Marie Pigeonnier/21

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Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 111-114).

XXI

Deux pendules au Mont-de-Piété

Le lendemain elle sortit de bonne heure, pour ne pas s’exposer à être reconnue, certaine de ne pas rencontrer si matin des amis ou des ennemis, tous gens qui se lèvent tard.

Moyennant soixante-dix francs, elle s’habilla au Temple des pieds à la tête, compris un manteau d’occasion, qui cachait assez avantageusement le dessous.

Ainsi retapée, elle était presque présentable, surtout pour une femme qui arrive de voyage et qui n’a pas encore eu le temps d’ouvrir ses malles.

À midi, Marie Pigeonnier tombait sans crier gare chez une de ses amies à qui elle avait expédié de Berlin, avec prière de la lui garder, une caisse de bibelots et de curiosités qui n’avait même pas été déballée ; l’amie n’était pas une femme curieuse.

Marie Pigeonnier fut enchantée de retrouver ces objets dont elle allait pouvoir faire immédiatement de l’argent ; et elle en avait bien besoin, car il ne lui restait que trois ou quatre louis.

On ouvrit la caisse.

Les deux amies en retirèrent notamment deux magnifiques pendules qui avaient dû pénétrer en Allemagne à la suite des uhlans.

Les vendre, ce serait dommage ; on n’en trouverait pas leur valeur chez les marchands ; un amateur pourrait les payer leur prix, mais on n’a pas toujours un amateur sous la main.

La plus sage détermination à prendre était de les porter au Mont-de-Piété, puisque Marie Pigeonnier n’avait qu’à faire face aux premières nécessités et que dans quarante-huit heures au plus tard elle trouverait à la poste restante une lettre lui annonçant un chèque énorme.

L’amie alla quérir le commissionnaire du coin, qui emporta sur son crochet les deux pendules, accompagné de Marie Pigeonnier.

On arriva au Mont-de-Piété, qui prêta sur l’une des pendules cent dix francs et sur l’autre quatre-vingts, soit en tout cent quatre-vingt-dix francs. Marie avait compté avoir davantage ; enfin elle accepta.

Il y avait de quoi se retourner, en somme.

En attendant, elle loua pour une quinzaine une chambre meublée de cent francs par mois, assez propre d’ailleurs pour un séjour provisoire ; elle espérait être bientôt installée, et en attendant sa lettre de Berlin elle visitait les appartements à louer en passant.

Elle voyait en courant les marchands de meubles.

Elle avait presque fait son choix ; elle ne voulait pas se presser cependant, afin de ne pas avoir à regretter un achat trop précipité.

Ses amis la revirent sans plaisir : ils s’en croyaient débarrassés ; elle leur retombait sur les bras. Non seulement la bourse était menacée, mais elle était rasante au possible, et quand, à l’odeur, lorsqu’on la sentait venir, on s’enfuyait.