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La vie de Marie Pigeonnier/24

La bibliothèque libre.
Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 123-128).

XXIV

Bas-bleu et jupon sale.

La tête qu’elle venait de piquer ne lui permettait pas d’essayer même de remonter sur les planches ; au point de vue du théâtre elle était définitivement coulée, dégringolée dans le sixième dessous.

Elle en était là de ses réflexions intimes, quand elle fit, dans un restaurant d’ordre inférieur, la connaissance d’un tablier blanc, type de déclassé, qui après avoir été presque bachelier, avait fait une dizaine de métiers, et finalement avait pris la serviette.

Ce chevalier du pourboire lui fit un pompeux et étourdissant étalage de son savoir ; il lui persuada qu’il était lettré.

Cette rencontre ouvrit de vastes horizons à Marie Pigeonnier. Elle n’hésita pas à lui narrer ses malheurs et à lui faire part de sa soif de vengeance.

Pourquoi n’imprimerait-elle pas toutes les ordures qu’elle gardait sur le cœur.

La littérature est encore le meilleur véhicule de l’envie et de la bave.

Seulement elle n’était pas assez sûre de son style.

Il lui faudrait un homme pour traduire en français ses idées et ses gredineries.

Ce garçon ne demandait pas mieux de quitter le tronc pour l’encrier ; Marie le nomma séance tenante son secrétaire.

Le lendemain elle se réveillait femme de lettres.

Elle se pénétra si bien de son rôle, qu’à partir de ce jour elle se négligea abominablement.

Sa blanchisseuse ne venait qu’une fois par mois, c’est à peine si la note montait à deux francs cinquante.

Comme propreté, elle se croyait encore obligée de se laver la figure et un peu les mains ; quant au reste… Péché caché est à moitié pardonné.

Elle possédait un meuble intime, sorte de guitare sans manche, ni cordes, et sur lequel caracolent les femmes qui ont quelque souci de leur… conservation ; Marie l’envoya à l’hôtel des ventes, comme superflu et encombrant.

Quand elle sue à présent, il se dégage autour d’elle une vague émanation qui rappelle l’odeur du moisi, du rance et du vieux fromage.

Le secrétaire se mit à l’ouvrage.

Marie faisait les courses.

Des feuilles peu dégoûtées accordèrent à sa copie une coupable hospitalité.

Reconnaissons que sa prose eut une vogue de mauvais aloi et que les exploiteurs littéraires surent faire avaler à force de réclame et aussi de scandale.

Sa chambre à coucher, son boudoir, son salon, étaient transformés en cabinets de travail, car les commandes arrivant, elle avait pris deux secrétaires, l’ancien garçon de restaurant ne suffisant pas.

C’était une sorte de « commandite littéraire » ; elle faisait travailler aux pièces.

Patronne d’un atelier à copie, elle distribuait à chaque ouvrier sa part de lignes à faire, et elle allait livrer l’ouvrage en ville.

Bientôt ne trouvant pas le moyen de se satisfaire dans les articles que publiaient ses journaux, elle rêva de travailler pour la postérité, réunissant sa commandite, elle communiqua son projet, qui fut approuvé avec enthousiasme.

Un éditeur malin se charge de l’édition, et l’on travaille activement à ce bouquin qui doit émerveiller et révolutionner la France, que dis-je, l’Europe et les deux Amériques.

Un peu plus à son aise, à présent, elle espère que ce livre, qui doit paraître au printemps prochain, la sauvera à jamais de la dèche.

Quant à écrire une ligne elle-même, cela lui est défendu comme à mon chien de dire la messe.

Elle dirige une petite usine littéraire, et comme c’est une femme économe, elle taille elle-même des plumes à ses secrétaires, pour leur éviter une perte de temps ; là se borne sa collaboration.

Comme il convient de faire connaître à fond la Pigeonnier bas-bleu, je vais reproduire une lettre, écrite entièrement de sa main, (autographe rare et précieux) — et qui date de sa vingtième année ; j’en respecte le style et l’orthographe.

« LETTRE DE MARIE PIGEONNIER À UNE FAISEUSE
D’ANGES »
« Ma chère dame,

« Ne me perdez pas. Bien que j’ai été coupable, vous seriez impliquée de complicité. L’acueil que je vous ai faite vous montre combien je suis disposée et favorable à votre égard. Je traverse un moment dur ; si je peux, bientôt, comptez que vous recevrez la petite somme que vous me réclamez et qui me fait faute aujourd’hui.

« Je suis malade et couchée. Je souffre beaucoup. Le médecin dit que j’ai un quiste au bas du dos. Vous devez savoir ce que c’est et vous rendre compte de ma position.

« Patientez donc, je vous en prie bien et je vous promet que ma première visite sera pour vous.

« En attendant, je suis toujours votre reconnaissante et bien dévouée,

« Marie Pigeonnier. »

Qu’on juge de l’écrivain par cet échantillon.

Comme je le disais plus haut, les mauvais jours sont passés, et elle commence à présent à jouir d’une aisance laborieusement acquise.

Il ne lui reste de son passé qu’un souvenir vraiment cuisant : celui des trois mille francs du comte.

Ce bien-être et ce succès dureront-ils ?

La justice boiteuse et tardive l’atteindra à son tour.

Tout se paye ici bas.