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La vie de Marie Pigeonnier/23

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Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 119-122).

XXIII

Une revanche ratée.

Rageant de ne pouvoir au théâtre sortir de la médiocrité, envieuse toujours des succès des autres, condamnée à vivre obscure maîtresse d’un Saint-Galmier qui la garde par habitude comme une vieille robe de chambre, ne pouvant plus compter sur le charme de ses yeux pour achalander son alcôve, elle allait s’abandonner au désespoir, s’enterrer loin de Paris, et attendre la mort dans un trou.

Mais une femme ne renonce pas si facilement à ses vengeances.

Non pas qu’elle ait jamais été victime d’une de ces infamies, qu’on ne pardonne pas ; au contraire, dans toute sa vie, elle avait été l’objet de la part de tout le monde d’une bienveillance dont elle ne s’est certes jamais montrée digne.

Ce qu’elle ne pardonnait pas dans son orgueil, c’était l’indifférence du public à son égard et l’admiration dont il se montrait prodigue, et avec raison, envers telle ou telle ancienne camarade.

C’est qu’il n’est pas possible de s’imposer au public, on le trompe quelquefois, mais il ne tarde pas à s’en apercevoir, et quand il s’en aperçoit, c’est avec férocité qu’il manifeste sa mauvaise humeur.

Marie Pigeonnier néanmoins ne voulait point quitter la partie sans avoir essayé au moins de prendre sa revanche.

Elle se croyait méconnue comme actrice, sous ce rapport elle était de bonne foi.

Il suffirait de frapper un fort coup pour se révéler grande comédienne ; mais les directeurs la laissaient se morfondre dans leurs antichambres.

Elle se souvint d’une ancienne relation qui pourrait la tirer d’embarras.

C’était un auteur dramatique intermittent auquel elle demanda une pièce avec un beau rôle.

Elle se chargerait d’avoir un théâtre et une troupe.

L’auteur esquissa une grimace.

D’abord, parce que être joué par Marie Pigeonnier n’était point précisément le rêve.

Et puis, il était d’un paresseux, ce pauvre auteur.

Enfin, il promit de faire la pièce.

Il ne s’en tira même pas trop mal.

Les Parisiens revirent donc sur les colonnes Morris, en belle vedette, le nom de Marie Pigeonnier.

La presse, comme s’était son devoir, se rendit au théâtre dirigé par un homme de paille pour le compte de Marie.

Le drame, drame intime, trouva grâce devant la critique ; mais on plaignit fort l’auteur d’avoir été interprété par une grue qui aurait fait si bonne figure dans un rôle de marchande de tripes.

Cela me rappelle un mot qui a couru sur elle.

Marie Pigeonnier sortait de chez Joanne, le fameux marchand de tripes de l’avenue de Clichy ; on l’arrêta sur la porte :

— Hé ! madame, vous n’avez pas payé.

— Quoi donc, demanda-t-elle ?

— Parbleu ! ce que vous emportez dans votre corset.

Le mot est resté.

Elle eut beau se monter le job, elle fut bien forcée de s’avouer, à la dégringolade des recettes, que si, comme elle se l’imaginait, elle avait plu autrefois, à présent elle avait absolument cessé de plaire.

Il lui fallait ronger sa rage, cacher sa veste et renoncer à la rampe.

Dure extrémité.

Marie avait la digestion difficile, et ce four lui resta sur l’estomac ; elle ne l’a pas encore rendu à l’heure qu’il est.

La bile menaçait de l’étouffer.

Que faire ! que faire ! ! que faire ! ! !

Au besoin, il lui restait de quoi se suffire, et puis, on la secourait de ci, de là, en souvenir des bonnes heures de sa jeunesse.