Aller au contenu

La vie de Marie Pigeonnier/4

La bibliothèque libre.
Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 21-23).

IV

Candeur et Rouerie.

Comprenant que le théâtre ne serait jamais pour elle qu’un couvre-marchandise, et que sa qualité d’artiste dramatique lui assurerait une plus libre circulation à travers le monde qu’elle se proposait d’exploiter, elle se contenta de se montrer sans se prodiguer, de façon à conserver un certain prestige.

Elle fut surtout bonne comédienne chez elle.

Habile à s’introduire partout, elle sut aussi ouvrir sa porte à propos.

Dans son salon, qui n’est séparé de sa chambre à coucher que par une portière en tapisserie presque transparente, elle reçoit pêle-mêle et ses adorateurs et ses faiseurs d’affaires.

Du reste, il convient de lui accorder une certaine activité, et ce genre d’intelligence, qu’on trouve chez les êtres dépourvus de sens moral et dévorés du besoin de faire du bruit profitable, sans s’inquiéter des honnêtes gens qu’ils éclaboussent, capables en un mot de toutes les infamies derrière lesquelles on peut ramasser quelques billets de mille, capables aussi de toutes les lâchetés que l’envie inspire aux impuissants et aux ratés.

Marie Pigeonnier est une ratée et une impuissante ; elle en a conscience, c’est ce qui fait sa force et explique la haine dont elle poursuit les arrivés et les applaudis.

Elle a tant de fiel que le jour où elle ne pourrait plus le cracher, elle en crèverait.

N’est-il pas naturel qu’elle tienne à la vie ; il ne faut donc pas s’étonner que pour la conserver, elle vomisse le poison qui la tuerait.

Comme elle se souvient du temps où elle n’avait qu’une paire de bas, avec des reprises, et qu’elle lavait avant de se coucher, elle se méfie de la misère ; c’est pourquoi, décidée à faire argent de tout, elle vendit assez cher plusieurs fois à des imbéciles (j’étais du nombre), ce que les deux vieillards voulaient ravir à la chaste Suzanne.

Elle avait pour cela un truc ingénieux qui permettait l’illusion ; mais, quand il fut de notoriété publique que ce n’était plus qu’une fraude, elle fut bien forcée d’avouer que la plus belle Belge du monde ne pouvait donner que ce qui lui restait.

Il est vrai que Marie Pigeonnier est très forte dans l’art d’accommoder les restes.

Ici se place une anecdote difficile à raconter ; je vais essayer pourtant, et de façon à n’être compris que de ceux qui ont fréquenté ma frivole et cupide maîtresse.