La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 27

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 271-310).
LETTRE XXVII


Saint-Paul (Minnesota), le 25 octobre 1850.

À deux milles environ de Saint-Paul, nous avons vu un grand village indien d’une vingtaine de huttes couvertes en peaux et avec colonne de fumée. Au centre de ces huttes se trouvait une maison en bois élevée par un missionnaire chrétien au milieu des sauvages ; il y a établi une école pour les enfants. Sur des collines verdoyantes, formant un demicercle en arrière du village, on voyait une foule de cercueils ou caisses en écorce placés sur quatre pieux ; des petits drapeaux blancs indiquaient la demeure aérienne de ceux qui étaient morts les derniers. Ce village, appelé Koposia, fait partie des villages indiens stationnaires ; il avait un air animé, dont il était surtout redevable aux femmes indiennes, à leurs enfants, à leurs chiens. Nous avancions rapidement, car le Mississipi était ici limpide et profond. Un mouvement à l’ouest, que nous fîmes dans ce moment, nous plaça en face de Saint-Paul, située sur une haute berge de la rive occidentale du Mississipi ; dans le fond, la voûte céleste ; en bas et sur le devant, le grand fleuve ; à gauche et à droite, de belles vallées avec hauteurs couvertes de forêts, position véritablement magnifique, souveraine, et avec la plus belle vue.

Nous jetâmes l’ancre devant la partie basse de Saint-Paul ; puis on grimpe vers l’autre par des escaliers, comme nous le faisons à Stockholm pour les montagnes du Sud. Dans la rue du Port, des Indiens étaient assis ou se promenaient enveloppés de longues couvertures ; ils marchaient avec fierté ; plusieurs d’entre eux avaient de magnifiques figures. Sur les degrés des maisons faisant face à notre bateau, étaient assis quelques jeunes Indiens, joliment parés de plumes, de rubans, et fumant une longue pipe qu’ils se passaient de l’un à l’autre, chacun n’en tirant qu’un petit nombre de bouffées.

Nous venions à peine d’arriver, lorsque le gouverneur de Minnesota, M. Alexandre Ramsay, ainsi que sa jeune et jolie femme, vinrent à bord pour m’inviter à être leur hôte. Je suis donc chez eux, heureuse, en compagnie de personnes amicales, et l’on me promène dans les environs. Saint-Paul, l’un des plus jeunes enfants de l’Ouest, n’a que dix-huit mois d’existence, mais cette période de temps a suffi pour lui donner une population de deux mille âmes ; elle en aura sans doute vingt-deux mille en peu d’années, car sa position est superbe sous le rapport de la beauté, de la salubrité, du commerce. Les pelleteries indiennes y abondent de l’immense pays qui se trouve entre le Mississipi et le Missouri, frontière occidentale du Minnesota ; les forêts, encore en possession de leur richesse primitive, les lacs et les rivières avec leur abondance en poisson, offrent des ressources inépuisables, et pour les répandre dans le commerce universel, on a le Mississipi qui les porte, à travers l’Amérique centrale, à la Nouvelle-Orléans. Bon nombre de négociants ont déjà gagné ici une fortune considérable ; il en arrive tous les jours, et l’on bâtit des maisons aussi promptement que possible.

Mais, Saint-Paul étant encore dans l’enfance, on se contente d’avoir des habitations de première nécessité. Le salon du gouverneur est en même temps sa chancellerie ; les Indiens, les manœuvres, les dames, les messieurs, y entrent pêle-mêle. En attendant, M. Ramsay fait construire une jolie et vaste maison un peu en dehors de la ville, sur une hauteur couverte de jolis arbres, avec vue magnifique sur le fleuve. Si je devais habiter les bords du Mississipi, ce serait ici, contrée montueuse, offrant partout de beaux points de vue très-variés.

Saint-Paul fourmille d’Indiens. Les hommes sont en général agréablement parés, portent des haches brillantes, dont le manche sert de tuyau de pipe. Ils se tatouent avec un mauvais goût presque incroyable. Quelquefois une moitié du visage est couverte de traits et de plaques rouge zinobre, et l’autre dito en jaune, ou bien de toutes les fantaisies imaginables, en vert, bleu et noir, sans qu’il me soit possible d’y découvrir le moindre égard pour la beauté. Voici venir un Indien qui s’est posé une plaque rouge au beau milieu du nez ; en voici un autre qui s’est peint tout le front en petits carrés rouge et noir ; un troisième a tracé avec du charbon des cercles noirs autour de ses yeux. Tous portent dans les cheveux des plumes d’aigle ou de coq, la plupart teintes ou ayant au bout des houppes en laine rouge feu. Les cheveux sont coupés droits sur le front, le reste tombe tortillés ou en tresse, sur les épaules des hommes et des femmes. Ces dernières sont rarement peintes, mais alors c’est avec plus de goût que les hommes ; elles se bornent ordinairement à une petite tache rouge vif sur la joue ; la racine des cheveux sur le front est teinte en pourpre. Leur extérieur me plaît mieux que celui des hommes. Elles ont le sourire bon, souvent une expression très-amicale, et dans les yeux quelque chose de beaucoup plus humain que les hommes ; mais elles ne sont évidemment que leurs bêtes de somme. Un Indien passe, il marche fièrement la tête haute et ornée de plumes ; il ne porte rien, excepté sa pipe, et, quand il s’agit d’une longue course, il tient un long bâton à la main. Derrière lui vient sa femme, tête baissée, dos courbé sous les paquets dont elle est chargée, et qu’un ceinturon passé autour de son front l’aide à soutenir. On voit sortir de ces paquets une petite figure rebondie avec deux yeux noirs, c’est son « Papoose, » nom que l’on donne ici à un nourrisson. Le corps de l’enfant, entouré de langes, est attaché le dos contre une planchette destinée à le maintenir droit ; il vit, se nourrit, dort, grandit, toujours attaché à la planchette. Quand il peut marcher, il est encore porté longtemps sur le dos de sa mère, dans un pli de sa couverture de laine. Presque tous les Indiens que je vois sont Sioux.

M. Ramsay m’a conduit avant-hier aux chutes de Saint-Anthony, à quelques milles de Saint-Paul. Elles ferment le Mississipi aux bateaux à vapeur et autres bâtiments. De ces chutes à la Nouvelle-Orléans il y a deux mille deux cents milles anglais. Le fleuve redevient navigable un peu au-dessus de ces chutes, pendant quelques centaines de milles seulement, pour de petites embarcations, et encore ce n’est pas sans danger. La chute de Saint-Anthony est d’une médiocre élévation, qu’on ne peut comparer qu’à la chute d’un grand étang à moulin ; elle tombe tout à coup, perpendiculairement, sur une couche d’ardoise, qu’elle brise parfois, et dont elle emporte de grands blocs. Ses alentours sont grandioses et surtout pittoresques. Ici le fleuve est très-large, c’est par cette raison, peut-être, que la chute paraît moins importante. Le rivage est très-riche en fait d’arbrisseaux ; ils croissent entre des blocs et des murs d’ardoise ayant forme de ruines, mais ordinaires. Le fleuve, la chute, le pays, la perspective, ont ici plus de largeur, d’étendue, que de grandeur.

C’est le Père Henepin, jésuite français, qui est arrivé le premier aux chutes de Saint-Anthony ; il était prisonnier des Indiens et amené par eux ; ils appelaient ces chutes Irara, ou les eaux riantes. Henepin leur donna le nom de Saint-Antoine. Je préfère le premier, car il est caractéristique. Ces chutes paraissent gaies plutôt que dangereuses, et leur bruit n’a rien de sinistre.

Le Mississipi, dans sa jeunesse, est un fleuve de caractère joyeux. Je possède un dessin (cadeau que m’a fait {{M.|[[w:Henry}} Rowe Schoolcraft|Scoolkraft]]) de sa source, le petit lac d’Itaska dans la partie septentrionale du Minnesota. Le lac ressemble à un miroir céleste pur, encadré par la forêt primitive. Des sapins et des pins, des érables, des ormes, et toutes les belles plantes de l’Amérique, dans cette zone, entourent ses eaux comme des salles de verdure et protégent le berceau du fleuve enfant. Plus avant, dans le lointain, se trouve le pays appelé par les Français « Hauteur des terres. » Il ressemble à un plateau élevé, est couvert d’épaisses forêts, parsemé de blocs de granit, et entrecoupé par d’abondantes sources. Cinq d’entre elles se jettent dans l’Itaska.

En sortant de ce lac, le Mississipi est une petite rivière rapide, d’une largeur de seize pieds avec quatre pouces de profondeur. Il bondit par-dessus des souches et des pierres, se développe à quatre-vingt-six milles de sa source et forme le lac Pemidyi, aux eaux limpides comme le cristal et sans îles. Il rencontre ici une rivière appelée la Place, partie du lac Assowa. Quarante-cinq milles plus loin il se jette dans le lac Cass (où finit l’expédition du gouverneur Cass en 1820). En sortant de ce lac, le Mississipi a soixante-douze pieds de large et huit de profondeur. Il continue ainsi s’élargissant, devenant plus profond, entraînant les rivières qu’il rencontre, se reposant dans des lacs limpides, et contenant d’innombrables espèces de poisson. Tantôt il court entre des rives couvertes de roses, de sureaux, de pruniers sauvages, de toutes les baies des bois ; tantôt il traverse des forêts de cèdres blancs, de bouleaux, d’érables à sucre, et riches en gibier, tels qu’ours, élans, renards, martes, castors, etc. ; d’autres fois il passe entre des prairies hautes et basses, remplies de sources qui gazouillent (région dite des Ondines), dans des contrées dont le terrain fertile porterait facilement d’abondantes récoltes d’orge, de blé, de pommes de terre, et dans une étendue de trois à quatre cents milles anglais, durant lesquels le fleuve est assez navigable dans plusieurs de ses parties jusqu’à son arrivée à Saint-Anthony. Un peu auparavant il s’est considérablement développé ; il embrasse plusieurs îles plus ou moins grandes, couvertes avec abondance d’arbres et de vignes. Immédiatement au-dessus de la chute, un banc de pierre rend le fond tellement solide qu’on peut traverser le fleuve avec chevaux et voitures ; ce que nous avons fait, à ma grande surprise. Un peu au delà de la chute, le fleuve redevient navigable, et les bateaux à vapeur du Sud le remontent jusqu’à Mendota, village situé à l’endroit où la rivière de Saint-Pierre se jette dans le Mississipi, un peu en avant de Saint-Paul. À partir de là, on le descend librement jusqu’au golfe de Mexique. La chute de Saint-Anthony est la dernière aventure de jeunesse du Mississipi. Neuf cents milles de ce fleuve se trouvent sur le territoire de Minnesota, dans un pays en grande partie sauvage et presque inconnu.

Mais revenons aux chutes d’Anthony et à la journée que j’y ai passée.

Immédiatement au-dessous de la grande cataracte, et entourée de sa poussière d’eau, est un petit îlot composé de roches pittoresques, ressemblant à des ruines et couronné par une riche forêt à feuilles rondes. C’est le point le plus joli et le plus important de toute cette scène. On l’appelle l’île de la Cataracte et aussi l’île de l’Esprit, par suite d’un événement qui s’y est passé il y a quelques années, et que je vais te raconter, parce qu’il présente un trait significatif de la vie des femmes indiennes.

Un jeune guerrier sioux vint, il y a quelques années, dresser son Tepée sur le bord du Mississipi, un peu au-dessus de la chute de Saint-Anthony. Il n’avait qu’une femme, — (ce n’est pas l’usage pour ces messieurs, qui s’en donnent jusqu’à vingt) ; elle se nommait Ampato Sapa. Ils vécurent heureux ensemble pendant plusieurs années, eurent deux enfants qui jouaient autour de leur feu et faisaient leur joie.

Le mari était heureux chasseur, et quelques familles s’établirent insensiblement autour de lui, dressèrent leur Tepée près du sien. Comme elles désiraient entrer en relations plus intimes avec le chasseur heureux, elles lui représentèrent que s’il prenait plusieurs femmes, sa considération en serait augmentée et qu’il ne tarderait pas à être nommé chef.

Le conseil plut au mari ; il prit secrètement une nouvelle femme. Afin de pouvoir l’introduire dans son Tepée sans déplaire à la première, à la mère de ses enfants, il dit à celle-ci :

« Tu sais que je ne pourrai jamais aimer une autre femme aussi tendrement que toi ; mais c’est une fatigue trop rude pour toi d’avoir à t’occuper seule de moi et de nos enfants. J’ai donc résolu de prendre une femme de plus pour t’aider ; tu n’en seras pas moins toujours la première dans le Tepée. »

Ampato fut profondément affligée en entendant ces paroles ; elle pria son mari de songer à leur précédent amour, à leur félicité pendant plusieurs années, à leurs enfants… le supplia de ne pas introduire une autre femme dans leur tente.

Mais, le soir suivant, le mari amena sa nouvelle femme chez lui.

Le lendemain, au point du jour, on entendit un chant funèbre sur le Mississipi. Une jeune Indienne, assise dans un canot avec deux petits enfants, descendait le fleuve vers la chute. C’était Ampato Sapa. Elle chantait d’un ton lugubre l’affliction de son cœur, le manque de foi de son mari et sa résolution de mourir. Ses amies entendirent son chant, devinèrent son dessein trop tard pour en arrêter exécution.

La voix d’Ampato fut bientôt couverte par celle de la chute. Le canot s’arrêta une seconde, celle d’après le précipita et le fit disparaître dans l’abîme écumant. On ne revit plus la mère ni les deux enfants.

Les Indiens croient encore entendre au point du jour cette complainte sur l’infidélité et la dureté du mari, et voir la mère pressant ses enfants contre son sein, dans les brouillards que la chute soulève autour de l’îlot de l’Esprit.

Des catastrophes de ce genre sont fréquentes tous les ans parmi les Indiens. Le suicide n’est pas chose rare chez leurs femmes. Un monsieur, qui voulait le nier, me dit que pendant deux années de séjour dans cette contrée, il n’avait entendu parler que de onze ou douze événements de ce genre. Il me semble que c’est bien assez. Ordinairement la cause du suicide chez les Indiennes provient, soit de la volonté d’un père qui veut marier sa fille contre son gré et son inclination, soit lorsque leur mari prend une nouvelle femme. Le suicide, cette action si fortement contre nature chez les enfants de la vie naturelle, me semble rendre témoignage en faveur de ce qu’il y a de purement féminin chez ces pauvres femmes, et prouve qu’elles sont dignes d’un meilleur sort. Jeunes, on consulte rarement leur goût dans la conclusion d’un mariage. L’épouseur étend devant le père de la jeune fille ses peaux de buffle et de castor ; devant la mère quelques morceaux d’étoffes de couleur éclatante, des parures, et la fille est vendue. Si elle résiste, le père menace de lui couper le nez, les oreilles. Aussi inflexible que lui, elle finit brusquement le procès en se pendant, genre de mort le plus souvent préféré. La vengeance, à ce qu’il paraît, est fréquemment de la partie, et l’on sait que des femmes indiennes rivalisent de cruauté avec les hommes à l’égard de l’ennemi et des prisonniers de guerre ; mais le genre de vie rude qu’elles mènent n’en est pas moins digne de compassion. L’énergie avec laquelle ces femmes meurent plutôt que de s’avilir prouve que ces enfants de la nature ont l’esprit plus élevé que maintes femmes des hauts rangs de la civilisation. Les beautés des forêts sont plus fières et plus nobles parfois que celles des salons. Mais leur monde, il est vrai, est étroit et ne leur offre rien en dehors de l’homme qu’elles sont obligées de servir et de l’étroite demeure dont il est le maître.

Nous avons pris le thé dans l’une des plus grandes îles du Mississipi, un peu au-dessus de la chute, dans un joli foyer où j’ai trouvé le comfort et la culture de l’esprit, entendu de la musique, vu des livres et des tableaux comme sur les rives de l’Hudson ; et ce qui m’a été fort agréable, c’est de trouver des amis parmi ses habitants. Cette demeure n’était pas ancienne dans l’île et ressemblait, avec sa parure d’automne, à un petit paradis, moitié sauvage, il est vrai.

Je n’essayerai pas de te raconter nos allées et venues, nos promenades en travers du fleuve, en passant sur des troncs d’arbres enlacés par le courant et formant des masses qui tiennent du chaos ; comment nous grimpions et descendions des montagnes, en franchissant des souches, des blocs de rochers, des précipices. Je regardais tout cela comme impossible jusqu’à ce que mes compagnons, hommes et femmes, m’eurent prouvé que cette route était pour eux une chose des plus simples et usuelle. Hu !… la journée étant froide et grise, la course m’a plus fatiguée qu’amusée.

J’en ai fait d’autres dans les environs, soit seule, soit avec M. Ramsay, et même avec un jeune prêtre fort aimable d’ici. Dans mes excursions, j’ai visité plusieurs fermes, presque toutes habitées par des Français du Canada, qui sont venus s’établir dans ce pays. Ils font tous l’éloge du sol, de sa fertilité, paraissent se bien trouver, ont beaucoup d’enfants, mais — quant à la propreté, au comfort qui distinguent les foyers américains, j’ai plutôt rencontré l’opposé.

On voit partout, sur les hauteurs et dans les champs, onduler de hautes herbes jaunes d’automne. On manque de bras pour les faucher. Le sol est une terre noire, grasse, excellente pour la culture, mais peu agréable pour les piétons en bas et jupons blancs ; une poussière noire et fine salit tout. De petits lacs délicieux sont répandus entre les montagnes ; on dirait des miroirs limpides, calmes, d’une gentillesse romantique. C’est complétement une nature d’idylle ; cependant les bergers et les bergères y manquent encore. Il n’y a que la rive orientale du Mississipi dans le Minnesota qui appartienne aux blancs, dont le nombre n’est encore que de sept mille âmes environ. Toute la partie occidentale du Minnesota, à l’ouest du Mississipi, est encore territoire indien, habité surtout par les deux grandes nations des Sioux (ou Dakotah) et des Chippewas, qui vivent dans une lutte continuelle, et par quelques tribus indiennes moins considérables. On dit que le gouvernement songe à faire l’acquisition d’une partie de ce pays, et que les Indiens sont disposés à conclure ce marché, à se retirer au delà du Missouri, dans les steppes de Nebraska et les montagnes Rocheuses. Ces tribus sont déjà tombées si bas par leur contact avec les blancs, qu’elles font plus de cas de l’argent et de l’eau-de-vie que de la terre de leurs pères, et sont disposées, comme Ésaü, à vendre leur droit d’aînesse. Mais le peuple cruel qui scalpe les enfants et les vieillards, fait des femmes des bêtes de somme, doit se retirer dans le désert et céder la place à une race plus noble. Il n’y a au fond de ceci qu’un acte de justice émanant d’une justice supérieure.

Le 26 octobre.

Je suis allée hier avec mes aimables hôtes sur le territoire indien, près du fort Snelling, forteresse construite par les Américains, et où ils ont garnison d’infanterie et de cavalerie pour tenir les Indiens en respect. Ceux-ci ont rudement peur des Américains, qu’ils appellent les « longs couteaux. » Les blancs ne courent pas de danger maintenant ici ; mais les tribus indiennes continuent de près ou de loin leurs invasions cruelles, malgré l’intervention du gouvernement américain. Il n’y a pas longtemps qu’une bande de guerriers sioux a surpris un village chippewas, tandis que les hommes étaient à la chasse, a tué, scalpé seize personnes, presque toutes femmes et enfants. M. Ramsay, pour l’exemple, fit mettre en prison et pendre les instigateurs de cet acte de violence. Ils se rendirent à la potence en marchant fièrement, comme des martyrs d’une noble cause.

J’étais fort curieuse de voir l’intérieur des tentes ou Tepées, dont j’avais contemplé si souvent les fumées et les feux. Apercevant bientôt après mon entrée sur le territoire indien quatre Tepées considérables, je me suis hâtée de les visiter. M. Ramsay et un interprète, dont la maison n’était pas éloignée, m’accompagnèrent, et je me dirigeai vers la plus grande de ces tentes. Trois chiens maigres étaient attachés avec des cordes aux pieux de ce Tepée. (Les Indiens mangent leurs chiens quand ils manquent de nourriture.) Nous soulevâmes la peau, représentant une porte. Je m’étais attendue à de là malpropreté et de la misère ; ma surprise a donc été complète en voyant une sorte de luxe oriental, quoique grossier, et un air de bien-être.

Il y avait du feu au centre de la tente, grande et bien couverte en peaux de buffle. Près du feu étaient assis deux hommes, le visage couvert de figures et de traits en couleur, occupés à polir des pipes d’une espèce de pierre rouge sang foncé. Plusieurs femmes et enfants étaient assis le long des parois de la tente sur des coussins, dont quelques-uns ornés de broderies et posés sur des couvertures blanches. Plusieurs de ces femmes étaient fardées d’une jolie tache rouge au milieu de la joue, et elles avaient teint la racine de leurs cheveux de la même couleur. Avec leurs yeux noirs et animés, leurs cheveux épars, elles étaient, à la lueur dansante des flammes, véritablement bien. De plus, elles étaient amicales et paraissaient amusées par ma visite. Deux Indiennes me firent place pour m’asseoir entre elles. Les vieilles femmes riaient, bavardaient sans paraître gênées le moins du monde ; les jeunes étaient plus graves et timides. Après nous avoir regardés, les hommes ne levèrent plus les yeux et continuèrent en silence à polir leurs pipes. Au-dessus du feu était suspendu un grand chaudron, attaché par un câble au sommet de la tente. C’était l’heure du dîner. Une jeune femme, à ma droite, faisait manger son enfant, qui pouvait avoir trois ans et avait aussi une jolie tache rouge sur chacune de ses joues rebondies. « Hoxidan ? » demandai-je en montrant l’enfant du doigt. Ce mot signifie garçon. « Winnona, » répondit-elle d’une voix basse et mélodieuse, c’est-à-dire une fille. Mon approvisionnement de mots indiens se trouvant épuisé, je demandai par signe à goûter ce qu’elle donnait à son enfant. Elle me présenta amicalement écuelle et cuiller. C’était une espèce de soupe à l’eau avec de petits haricots, sans sel et sans le moindre goût. Elle m’offrit ensuite d’un gâteau qui venait d’être grillé, d’un beau jaune, et avait un air fort appétissant. Il était, je crois, de froment, de même sans sel, mais du reste très-bon.

L’interprète était sorti et M. Ramsay s’assit : les hommes travaillaient à leurs pipes, le feu flambait gaiement, le chaudron bouillait, les femmes mangeaient ou me regardaient, moitié couchées ou assises négligemment à la clarté du feu, et moi — je les regardais, je contemplais avec un profond étonnement ces êtres, des femmes comme moi, ayant des sentiments féminins, et cependant si différentes de moi quant au but de la vie, à la vie journalière, à leur monde.

Je songeai à une vie de famille froide, sombre, dans le monde civilisé ; à un foyer sans amour, limité par une opinion morte-née, ayant des devoirs de société pour les filles, c’est-à-dire qu’elles doivent chercher à plaire aux hommes sous peine de ne jamais sortir de la maison ; devoirs qui leur ôtent toute perspective d’indépendance, de liberté, d’activité, de joie, et dont les murailles invisibles les tiennent enfermées plus rigoureusement que le Tepée. Il y a encore beaucoup de ces foyers-là dans le Nord, et la tente, la vie indienne, me paraissaient plus heureuses comme vie terrestre. Je pensai aux salons de New-York et de Boston, éclairés au gaz, à la chaleur qu’on y trouve, au mal qu’on s’y donne pour être poli, aimable, pour entretenir la conversation, à l’envie qu’on a de réussir, — et il m’a semblé que la tente indienne était un monde plus amusant, plus heureux que celui des salons. Les filles de la forêt y étaient assises sans la gêne du corset, sans coquetterie, sans contrainte, sans effort. Elles ne connaissent pas l’inquiétude, l’ennui, la fatigue, qui succèdent aux instants si courts de l’excitation ; ni le dégoût, la douleur, produits par ces petits riens, ces petits coups d’épingle qu’on a honte de sentir et qu’on sent cependant. Le monde de l’étroit Tepée est uniforme, mais comparativement calme et frais ; au devant est l’espace, la forêt primitive avec son murmure et ses parfums.

Me figurant que j’étais une Indienne, je me plaçais dans la vie et les conditions de ces femmes, qui n’ont d’autre but, de perspective, que de vivre pour servir un mari que souvent elles n’ont pas choisi, qui les considère comme des servantes, se meut au milieu d’elles comme un coq au milieu de ses poules. J’ai vu la femme, la mère, ravalées par l’entrée d’épouses nouvelles dans la demeure du mari, et l’amour de celui-ci porté vers ces dernières, en présence du foyer dont les flammes avaient éclairé le soir des noces de la première femme. Je la voyais dédaignée, oubliée par le mari, qui était son univers. — Hélas ! le Tepée, la forêt, l’espace libre, n’avaient plus de paix pour la douleur dans une pareille position ; sa souffrance et sa misère ne trouvaient alors du calme que dans l’avilissement ou la mort. Le chant de la winnona sur le rocher du lac Pépin, le chant d’Ampato-Sapa sur les flots du Mississipi, quand elle chercha avec ses enfants dans l’abîme écumant l’oubli de sa douleur, et le grand nombre d’Indiennes qui préfèrent encore aujourd’hui la mort à la vie rendent témoignage de ce qu’il y a de profondément tragique dans le sort de la femme indienne.

Et je me suis transportée de nouveau par la pensée dans les foyers du monde civilisé, dans le foyer réchauffé par l’amour, au nord comme au sud, dans les familles où la femme, chez les peuples libres et chrétiens, est l’égal de l’homme en tout, dans le bonheur et dans l’affliction : où les bons parents préparent leurs filles à jouir de la liberté que donne une activité indépendante, d’un univers, d’un but placé en dehors d’une habitation étroite. Je pensais au droit que la femme possède de se livrer à des travaux intellectuels qui font ressembler les douleurs de la vie civilisée, grandes et petites, à quelques nuées répandues dans un ciel serein. Je pensais à mon propre foyer, en Suède, à ma bonne mère, à ma sœur chérie, à ma chambre paisible, à la liberté dont je jouissais, et je remerciai Dieu de la part qu’il m’avait donnée !…

Mais ces pauvres femmes d’ici ! Ce Tepée était habité par trois familles, trois maris et douze ou treize femmes. Que de sentiments amers, jaloux, doivent dévorer plus d’une âme ici, où, réuni jour et nuit autour du même feu, partageant le même repas, on a le même but dans la vie !…

J’ai visité également les autres Tepées. Partout même aspect à peu près. Deux ou trois hommes à côté du feu, plusieurs femmes assises ou étendues sur des couvertures, des coussins brodés le long des parois de la tente, et ne faisant rien pour le moment. Les hommes polissaient les pipes en pierre rouge qu’ils vendent aux blancs à un prix élevé. Le travail de cette pierre dure n’est pas facile ; on la trouve, à ce qu’il paraît, dans un sol rocailleux dans le haut du Missouri. J’ai admiré les mains de ces hommes, elles sont remarquablement jolies, bien faites, et, même sous le rapport des ongles, soignées avec coquetterie ; elles étaient délicates, souples, et ressemblaient à des mains de femme plutôt que d’homme.

Dans l’un de ces Tepées j’ai vu une jeune Indienne dont la riche chevelure tombait sur ses épaules ; elle me parut d’une beauté si extraordinaire, que j’eus envie de faire son portrait et ceux d’une couple d’Indiens. Je priai donc M. Ramsay de leur exprimer mon désir, ce qui eut lieu par l’intermédiaire de l’interprète, M. Prescott. Il dit donc à un vieux chef appelé Mosah-hotah (fer gris) que, désirant faire le portrait de tous les hommes illustres de ce pays, pour les montrer aux peuples de l’autre côté de la grande eau, je le priai de poser un moment.

Le vieux chef avait un air fort grave, paraissait homme de bien et honorable ; il écouta attentivement, puis fit entendre une sorte de grognement approbateur. Il nous accompagna chez l’interprète, où plusieurs petits visages de couleur à traits indiens regardèrent par les fenêtres et les portes de la maison. M. Prescott a épousé une Indienne dont il a plusieurs enfants.

Je fus bientôt installée dans une salle avec mon album et le vieux chef devant moi ; il manifesta un peu de chagrin de ne pas être en grande parure (il n’avait que deux plumes d’aigle sur la tête), ni dans une tenue entièrement convenable. Il portait, sous sa couverture blanche, un frac en drap européen, et parut tenir infiniment à ce qu’il fit partie de son portrait ; il trouvait évidemment que c’était un objet rare. Le chef était inquiet et mal à son aise quand l’interprète n’était pas dans la salle. En général, les Indiens croient que l’image fixée sur du papier retranche un peu de la vie de celui dont on fait le portrait. C’est pourquoi grand nombre d’entre eux n’ont jamais voulu consentir à ce qu’on fit le leur.

Après le vieux chef entra la jeune Indienne, dans sa toilette de noce en étoffe de laine écarlate, richement brodée et ornée de véritables cascades d’anneaux en argent, attachés par masses, anneau par anneau, tombant des oreilles, autour desquelles ces masses étaient attachées et d’où elles descendaient sur les épaules et le cou. La poitrine était couverte d’une quantité de colliers en corail, de perles de verre et autres ornements. Il n’y avait rien sur la tête. Cette Indienne était tellement parée, d’une beauté si extraordinaire, qu’elle parut, en vérité, illuminer toute la salle lorsqu’elle entra. Son dos était large, rond, un peu baissé en avant, parce qu’on habitue de bonne heure les femmes indiennes à porter des fardeaux ; mais la beauté du visage était si frappante, que je ne pus m’empêcher de penser que si cette femme faisait une apparition dans le monde élégant, elle y serait considérée comme une révélation d’un type de beauté jusque-là inconnu. C’était à la fois la beauté mélancolique sauvage et jolie de la forêt primitive. La douce ténébrosité de ces beaux yeux profonds, ombragés par des cils noirs d’une longueur extraordinaire, ne peut se décrire, non plus que l’éclat, la jolie lumière du sourire qui illuminait parfois son visage comme un éclair et laissait voir les plus jolies dents blanches. Pour une Indienne, son teint était d’une blancheur rare ; mais les pommettes des joues, étant un peu saillantes, donnaient trop de largeur à la face ; son profil était parfait. Cette femme, très-jeune, était mariée depuis deux ans seulement, avec un jeune et vaillant guerrier qui, dit-on, l’aime tellement, qu’il n’a pas voulu prendre une autre femme, et ne lui permet pas de porter des fardeaux pesants. Il se procure toujours un cheval quand elle doit aller à la ville. Elle s’appelle Moschpedaga-Wen, ou la femme Nuage de plume. Une jeune fille indienne qui l’accompagnait était plus tatouée, mais bien moins jolie ; elle avait les traits lourds et la pesante expression qui distingue les Indiennes, du moins de cette tribu.

J’ai dessiné Nuage de plume dans sa toilette de mariée ; elle était timide, tenait toujours les yeux baissés. C’était avec un plaisir mélangé d’émotion que je me plongeais dans les mystères de ce visage. Tout un monde de nuit existait dans ces yeux dont la paupière, à frange noire, répandait une ombre marquée sur la joue. Ces yeux regardaient dans l’abîme, rêvaient tranquillement sans former de souhaits, et sans joie dans l’avenir. Nuage de plume n’avait pas de lumière en elle, mais elle était éclairée extérieurement, et agréablement peinte pour un instant.

Après cette douce, belle et mélancolique figure, je te présente le vaillant et jeune guerrier, le grand Skouka-Skaw, ou « chien blanc » son mari, complétement peint, en grande parure, avec un énorme plumet rouge en forme de casque, descendant de la tête le long du dos, et trois sombres plumes d’aigle à houppe de laine rouge sur la tête, indiquant qu’il était un vaillant guerrier qui avait tué beaucoup d’ennemis. Chien-Blanc était de haute taille, svelte ; il entra d’un air gai, jovial, en débitant un flux de paroles dont je ne compris pas un mot. Sa figure a le caractère que j’ai déjà remarqué chez les jeunes Indiens, nez d’épervier large à sa base ; yeux clairs, perçants, mais froids, ouverts carrément avec un regard animal ; bouche désagréable, du reste les traits réguliers et saillants. Je fis également son portrait ; son visage était peint, sans ménagement, en rouge, jaune et vert. Chien-Blanc n’avait pas la moindre timidité, mais l’air martial, et je lui suis favorable parce qu’il est bon époux et qu’il aime sa belle compagne.

Dans le langage de ces Indiens j’ai retrouvé plusieurs des sons qui m’ont frappée comme étant particuliers aux populations américaines en général, c’est-à-dire nasillards, criards, chantants ou plaintifs, et qui, chez les femmes, m’ont souvent tourmentée. Ils se sont probablement introduits chez les premiers colons par suite de leurs relations avec les sauvages, et se seront transmis.

Tandis que je suis parmi les Indiens, je te raconterai l’un de leurs usages, il me semble singulier et se rapporte à leurs noms bizarres, à la manière dont ils s’y prennent pour en avoir un. Quand les Indiens (hommes et femmes) arrivent à la puberté, ils vont dans la solitude, jeûnent pendant plusieurs jours et croient que leur esprit protecteur se révélera à eux. Ce qui frappe surtout leur vue ou leur imagination pendant ces jours-là, est considéré comme un signe par lequel cet esprit protecteur se révèle, et ils adoptent le nom de cette chose ou de ce signe. Ils retournent ensuite chez eux, où ils prennent une sorte d’indépendance plus haute et disposent d’eux-mêmes plus librement.

Parmi les noms indiens que j’ai lus sur une liste de promesses de tempérance, j’ai remarqué les suivants :

« Pointe-de-Corne, Vent-Rond, Debout et regardant, Nuage qui marche de côté, Orteil de fer, Je cherche le Soleil, Éclair du fer, Bouteille rouge, Araignée blanche, Chien noir, Deux plumes d’honneur, Hirlequin, Queue touffue, Face de tonnerre, Je marche sur la terre allumée, Il tue les Esprits. »

Et parmi les noms de femmes : « Entretiens le feu, Femme intelligente, Seconde Fille de la maison, Oiseau bleu, etc. »

Nuage de plume à donc regardé le ciel pour y chercher son esprit protecteur. Puisse-t-il la faire planer légèrement au-dessus de la terre, la préserver du sort d’Ampato-Sapa et de Winnona ; mais ses yeux pleins de nuit et profonds me semblent annoncer le chant funèbre. Celui-ci se compose de sons presque dépourvus de mélodie, avec lesquels l’Indien ou l’Indienne exprime la cause de sa mort, accuse ses ennemis ou fait son propre éloge.

Les Indiens croient qu’après la mort l’esprit reste encore pendant un peu de temps au milieu de l’entourage terrestre qu’il a laissé. C’est pourquoi ils déposent du maïs et autre nourriture aux pieds du défunt, tandis qu’il est sur les échafaudages exposé aux influences de la lumière et de l’air : les morts ne sont pas encore arrivés dans le pays des esprits. Mais, lorsque la chair a disparu des os, on les enterre avec chants et danses : l’esprit est parvenu à sa destination.

« Nous croyons, dit un célèbre chef indien à l’un de ses amis, que l’esprit, après être sorti du corps, reste encore quelque temps au milieu des siens ; que, pendant plusieurs semaines, il traverse de vastes champs à la clarté froide de la lune, et finit par atteindre un grand gouffre au centré de la terre. Au delà de celui-ci et le pays des bienheureux, où règne un printemps continuel, où se trouvent d’abondantes chasses remplies de gibier. Il n’y a pas de route sur l’abîme, seulement un pin dépouillé de son écorce, uni et glissant. Pour entrer dans le pays des bienheureux, il faut que les esprits passent par ce pont. Ceux dont la conduite a été bonne dans ce monde peuvent passer d’un pied ferme sur ce pin glissant et arriver sans encombre sur l’autre bord. Les méchants, au contraire, ne pourront pas marcher sur ce pin, ils tomberont dans l’abîme.

C’est une image assez juste de l’idée que se font les Indiens d’une rémunération après la mort. Du reste, celle qu’ils ont sur le bien et le mal est fort incomplète et bornée ; les récompenses, les châtiments après la mort, ne sont qu’un reflet de leurs plaisirs et de leurs infortunes terrestres.

Ils croient, comme nous, à un esprit, un Dieu supérieur qui dispose de tout et de tous. Les Indiens du nord-ouest l’appellent le Grand-Manitou. Cette divinité ne paraît pas avoir une tenue morale proprement dite. Les Indiens croient aussi à une foule de Manitous ou dieux inférieurs. Leur religion me semble panthéiste plutôt que monothéiste. Dans les animaux, les pierres, la forêt, dans tout ce qui vit, ou montre une force intrinsèque, ils voient un dieu en migration. Manitou est dans l’ours, le castor, dans la pierre dont on peut tirer des étincelles, et surtout dans la forêt qui murmure et abrite l’homme[1]. Les Indiens cherchent à se rendre Manitou favorable par des dons et des victimes souvent sanglantes et martyrisées. Les médiateurs entre eux et Manitou sont ce qu’ils appellent les guérisseurs ; la connaissance qu’ils possèdent des secrets de la nature, leur soi-disant art magique, les fait considérer comme des hommes capables de détourner les malheurs, guérir les maladies, accomplir les souhaits de chacun. Ces guérisseurs jouissent d’une grande considération parmi les Indiens, et sont pour eux des prêtres et des médecins.

Tu vois à l’entrée de la nuit flamber des feux sur l’une des hauteurs de la prairie qui longe le Mississipi, et une foule d’Indiens, hommes et femmes, réunis autour de ces feux en faisant des gestes bizarres. Approchons. Des hommes et des femmes au teint cuivré, au nombre de cent environ, dansent, ou, pour mieux dire, sautent à pieds joints et les bras pendants, à la musique non harmonieuse d’une couple de petits tambours et de quelques gourdes (l’écorce ronde et dure d’un fruit qu’on a remplie de petites pierres, qui font beaucoup de bruit quand on les secoue). Les musiciens sont assis à terre, les danseurs peints de leur mieux avec bigarrure et d’une manière effrayante. Quelques femmes sont richement parées d’anneaux en argent et de petites clochettes du même métal, qui leur tombent des oreilles jusqu’à la plante des pieds, et qu’elles secouent en sautant le plus qu’elles peuvent. Chacun a un petit sac à médicaments en peau : ce sont les hommes et les femmes médecins. Autour d’eux est un cercle de spectateurs de tout sexe, de tout âge.

Lorsque plusieurs vieillards se sont assis et ont causé au milieu de ce cercle, toute la compagnie se met à marcher en rond, et pendant cette promenade chacun sort successivement de la procession et va se placer à une petite distance, en dehors. Un guérisseur sort du cercle, souffle dans son sac à médicaments et en poussant un cri perçant, il le tient devant la bouche du patient sorti du cercle. Celui-ci tombe sur-le-champ sans connaissance, ses membres tremblent comme s’ils avaient été atteints par un choc électrique. On fait tomber ainsi successivement toutes les personnes de l’assemblée. Un vieil Indien, debout, regarde avec un sourire rusé comme s’il voulait dire : « On ne me fera pas tomber aussi facilement, » Mais son heure viendra. La première application du sac le fait seulement chanceler, la seconde lui donne un rire hystérique, la troisième le jette à terre sans connaissance et les membres agités convulsivement. Au bout d’un moment, ceux qui étaient tombés se relèvent et se joignent à la procession. On continue ainsi jusqu’à ce que tous aient passé par le procédé médical. La musique n’arrête pas un moment. Les vieillards paraissent s’amuser encore plus que la jeunesse de ces scènes.

La danse des médicaments, principale fête des Indiens du Minnesota, dure plusieurs jours, dit-on. Il y en a quelques autres parmi lesquelles la danse guerrière est la plus connue. Les hommes seuls la dansent, tatoués de la manière la plus effrayante. Cette danse se compose de gestes sauvages, de positions menaçantes, qu’ils prennent l’un vis-à-vis de l’autre. J’ai un dessin représentant la danse du scalpel des femmes, elle a lieu quand les hommes reviennent de la guerre avec les chevelures de leurs ennemis, qu’on dresse sur des pieux élevés tenus par les femmes, tandis qu’avec leurs compagnes elles dansent, ou, pour mieux dire, sautent à l’entour les pieds joints : ce qui les fait ressembler, pour les manières et la grâce, à des oies auxquelles on aurait attaché les jambes. Le tambour, le chant, et un sauvage hurlement accompagnent cette danse. Les hommes aux plumes d’aigle dans les cheveux sont debout en cercle et regardent ce ballet, qui a probablement plus de charme pour leurs yeux et leurs oreilles que n’en auraient ceux créés par le génie de Bournonville, et exécutés par Taglioni ou Elsler.

Les premiers Européens qui ont visité l’Amérique, à l’est du Mississipi, parlent souvent, dans leurs narrations, de la solitude du pays pendant de longs espaces. Quand toutes les tribus indiennes, du Canada à la Floride, ont été connues, et qu’on a pu estimer leur population, il paraît qu’elle ne s’élevait pas au-dessus de cent quatre-vingt mille âmes. Les tribus où familles qui la divisent avaient toutes une grande ressemblance de physionomie et de mœurs, quoique plusieurs fussent plus guerrières et cruelles, d’autres paisibles. La plupart des tribus vivaient dans une inimitié sanglante depuis un temps immémorial.

En faisant des recherches sur le langage des tribus indiennes, on n’y a trouvé que huit langues différentes, dont cinq sont encore parlées par des tribus considérables ; trois de ces langues n’existent plus. Celles des autres tribus sont des dialectes provenant des langues principales ; celles-ci sont formées et fixées, riches en expressions nominatives de choses isolées ; mais elles manquent de mots pour exprimer les idées générales, ce qui indique l’esprit d’un peuple qui n’est pas sorti du territoire de l’expérience pour passer dans celui de la réflexion. Ils ont, par exemple, des noms pour une foule d’espèces de chênes, et pas un pour le mot chêne proprement dit. Ils parlent d’un saint homme et n’ont pas de mot pour exprimer la sainteté ; ils peuvent dire notre père, mon père, ton père, mais ils n’ont pas de mot pour le père. Rien, dans leur langage, n’indique un peuple ayant possédé une culture au-dessus de celle qu’il a maintenant. Ils aiment à parler par symboles pris dans la nature ; leur écriture et leur art s’expriment aussi de cette manière. J’ai vu des peaux de buffle complétement couvertes de figures qu’on dirait tracées par des enfants, pour indiquer des batailles, des traités de paix et autres événements. Le soleil et la lune, les arbres, les montagnes, les rivières, les poissons, les oiseaux et toute espèce d’animaux s’y trouvent ; mais les principaux acteurs sont des hommes et des chevaux (dans des proportions désagréables). J’ai vu aussi des chants indiens écrits sur bois et sur écorce en hiéroglyphes du même genre.

La religion des Indiens a le même caractère symbolique naturel. Ils ne connaissent pas un culte en esprit et en vérité, ou en œuvres de charité. Mais ils ont une foule de fêtes religieuses (les Indiens du Minnesota, plus de dix), durant lesquelles ils offrent des sacrifices au soleil, à la lune, à des arbres, des rivières, des serpents, des pierres, des araignées, à tous les animaux, à toutes choses, afin de se rendre leurs esprits ou dieux favorables. Les fêtes du soleil se célèbrent de jour, celles de la lune la nuit. Il y a une fête spéciale pour leurs armes de guerre, qu’ils considèrent comme saintes, ou comme possédant une puissance divine. Pour toutes ces fêtes, ils ont des danses et des tambours, des chants, et plusieurs cérémonies ; cependant leur objet principal paraît être le festin. Les Indiens semblent regarder, alors, comme un devoir, de tout manger, même plus qu’ils ne le peuvent, et sont parfois obligés de prendre médecine, afin de pouvoir recommencer. À la fête des Esprits, le convive qui ne mange pas tout ce qu’on lui a servi paye l’amende d’une ou deux peaux de buffle. Ils accumulent, pour ces fêtes, des masses de vivres, surtout de gibier. Dans l’intervalle, ils souffrent de la faim.

Leurs connaissances médicales, à part les usages superstitieux, ne sont pas à dédaigner ; leur habileté est fort grande relativement aux plantes médicamenteuses et aux forces de la nature. Une dame de Philadelphie, qui a passé plusieurs années parmi les Indiens pour apprendre à connaître leurs médicaments, fonda, lors de son retour, une pharmacie de ces remèdes : elle devint très-célèbre, et beaucoup de médicaments nouveaux, venus de là, ont enrichi la pharmacopée américaine. Les Indiennes ont aussi acquis de la renommée comme médecins et interprètes de songes. Les Indiens-Winnebago qui habitent près du lac Supérieur, dans la partie nord-est du Minnesota, ont maintenant, chose assez singulière, deux reines auxquelles ils obéissent, l’une à cause de sa sagesse, l’autre à cause de sa bravoure.

Du reste, les femmes, chez les Indiens, ne sont que des servantes chargées de tous les travaux pénibles de l’intérieur et du dehors. Elles labourent les champs (pièces de terre sans forme ni façon), sèment, moissonnent, ramassent des baies, des plantes sauvages, font du sucre avec l’érable à sucre. Quand le mari a tué un animal, il le jette devant sa femme, c’est à elle de le préparer pour l’usage de la maison.

« Comment sont les femmes indiennes de ces environs, sous le rapport des mœurs et du caractère ? demandai-je à une dame de Saint-Paul qui habite depuis assez longtemps la contrée.

« — Beaucoup d’entre elles n’ont pas de mœurs et ne valent pas grand’chose ; il y en a, néanmoins, qui sont aussi bonnes et vertueuses qu’on peut l’être parmi nous. »

J’ai aussi entendu citer des exemples prouvant que la femme indienne s’empare quelquefois, dans le Tepée, du droit du maître, met le mari sous son mocassin, et le bat d’importance quand il l’a fâchée. Jamais il ne rend les coups, il se laisse battre patiemment au point d’avoir des contusions rouges et bleues. Mais il sait que son tour viendra et qu’il pourra prendre sa revanche.

Quand un Indien meurt, les femmes se réunissent autour du corps, gémissent, hurlent, s’arrachent les cheveux et se font des blessures avec des pierres tranchantes. Un missionnaire du Minnesota a vu une jeune Indienne se taillader de la manière la plus cruelle, tandis que d’autres femmes, dont elle était entourée, faisaient entendre des chants de vengeance contre le meurtrier du mari. Le dieu de la vengeance est celui des peuples sauvages.

Les vertus des Indiens sont universellement connues : fidélité à leur parole, hospitalité, force de caractère dans le chagrin et les tortures. Elles me paraissent cependant avoir leur principale source dans un grand orgueil. La vertu, chez les Indiens, est égoïste. Leur dignité, tant vantée, me paraît ressembler à celle du coq plutôt qu’à la dignité naturelle d’une noble et virile nature. Tantôt ils se lèvent, se tiennent debout ou marchent avec fierté ; tantôt ils s’accroupissent, sont assis à terre comme des chiens ou des singes ; tantôt ils s’expriment avec paroles et gestes hautains ; tantôt ils causent et bavardent comme une bande de pies. Il y a beaucoup d’affectation dans leur silence et leur fierté. Dans quelques cas exceptionnels, la dignité a été vraie et la noblesse aussi, surtout chez les vieux chefs. Mais les traits caractéristiques principaux, chez les Indiens, sont l’idolâtrie, l’orgueil, la cruauté, l’amour de la vengeance et l’abaissement de la femme.

Excepté leurs chefs et leurs guérisseurs, ils n’ont ni gouvernement ni gouvernants. La puissance et la considération de ceux ci proviennent de leur individualité, ils paraissent redouter infiniment de perdre leur popularité.

Tels sont, à fort peu d’exceptions près, la religion, les mœurs et les coutumes de toutes les tribus indiennes de l’Amérique du Nord, en exceptant celles qui ont adopté le christianisme et la civilisation.

On a beaucoup parlé, fait de suppositions, médité, écrit sur l’origine des Indiens, et l’on paraît s’être arrêté à ceci, qu’ils descendent des races Mongoles de l’Asie septentrionale, parce qu’ils ont une ressemblance frappante, encore aujourd’hui, avec elles, dans leur extérieur et leur manière de vivre. L’Asie et l’Amérique sont tellement rapprochées au nord, qu’un voyage de l’une de ces parties du monde, dans l’autre, n’est pas une entreprise incroyable pour de hardis caboteurs.

Les Péruviens, dans l’Amérique du Sud et les nobles Atzéques, qui ont eu une grande puissance, quoique de courte durée, et dont les plus illustres souverains ont prononcé des paroles sages et riches de poésie, comme celles du roi Salomon ; — ces Indiens, et ceux dont les villes saccagées ont été découvertes récemment dans l’Amérique centrale, étaient évidemment d’une race supérieure à celle des peuples primitifs de l’Amérique du Nord. Leurs antiquités et ce qu’on sait de leurs coutumes indiquent une parenté avec les peuplades les plus nobles de l’Asie.

Les personnes zélées pour la doctrine qui fait descendre tous les hommes d’un seul couple humain, et le place en Asie, recourent avec soin à tous les expédients pour expliquer les migrations des différents peuples. Je ne comprends pas pourquoi chaque partie du monde ne serait pas une mère patrie pour l’homme. La même force naturelle, la même force créatrice a dû créer, sur plus d’un point, un couple humain. Et, Dieu étant le Père et la nature la Mère, les hommes n’en sont pas moins frères. Le couple adamique peut, dans tous les cas, être considéré comme le couple humain choisi, chargé de la mission d’instruire, de délivrer les couples frères, plus enchaînés par la vie naturelle. Que Dieu nous pardonne la manière dont, la plupart du temps, nous avons rempli notre mission !

Quant aux Indiens de l’Amérique du Nord, nous ne sommes pas seuls fautifs. S’ils avaient été plus accessibles à une civilisation élevée, la violence et le droit du plus fort n’auraient pas été exercés contre eux, ne les auraient pas subjugués comme cela est arrivé. Quoique les premiers missionnaires, énergiques dans leur foi et pleins de zèle, fussent parvenus à réunir autour d’eux de petites bandes fidèles de nouveaux chrétiens, on voit clairement que leur puissance provenait de leur individualité plutôt que de la doctrine qu’ils prêchaient. Quand ils se furent éloignés, la bande se dispersa.

Des blancs d’une individualité remarquable ont épousé des femmes indiennes, essayé d’en faire des femmes civilisées. La Skwah est restée Skwah, malpropre, à cheveux tortillés, préférant le crépuscule de la cuisine à la lumière du salon, la large couverture de laine dont elle s’enveloppait au corset, à la robe de soie. Épouse fidèle, mère tendre, elle est restée dans le foyer, a pris soin des siens tant que le mari a vécu et que les enfants étaient petits.

Mais ceux-ci une fois grands, si le mari meurt, elle disparaît du logis. Quand les oiseaux se sont mis à chanter le printemps, quand la forêt et la rivière ont parlé d’une vie nouvelle, cette femme retourne vers ses huttes, dans la forêt, près du fleuve, et cherche, auprès de son feu, la liberté et la paix. Il faut que cette vie sauvage ait de grands charmes.

De toutes les tribus indiennes encore existantes dans l’Amérique du Nord, il n’y a que celles des Chérokées et des Chactas qui ont adopté le christianisme et la civilisation. Lorsque les Européens visitèrent la première fois ces tribus, ils les trouvèrent dispersées dans de petits villages, dans les montagnes du Tennesée, de la Géorgie, de l’Alabama ; elles étaient paisibles et s’occupaient d’agriculture. On les chassa ensuite de gré et de force de leurs foyers, on leur donna les déserts, à l’ouest du Mississipi et du Missouri ; ils y sont devenus une grande et florissante société augmentant en nombre et se rapprochant des mœurs et des coutumes des Européens. Ils sont cultivateurs, élèvent des troupeaux, construisent des maisons véritables, et, dans ces derniers temps, ils ont une langue écrite, une presse. Parmi les curiosités américaines que je possède se trouve un journal chérokée, imprimé en cette langue.

Les Indiens sauvages vivent encore, comme autrefois, de chasse et de pêche, disparaissent d’année en année, par suite de leurs guerres civiles, de la petite vérole, de l’eau-de-vie et autres liqueurs échauffantes et nuisibles qui leur sont apportées par les marchands blancs. Le gouvernement a défendu, avec sévérité, de vendre des spiritueux aux Indiens ; mais, comme ils en sont fort avides et qu’on trouve partout des âmes viles préférant le gain à tout, cette défense ne sert pas à grand’chose. Les boissons fortes sont introduites en fraude avec d’autres marchandises chez les Indiens de ces contrées. Le gouvernement américain achète leurs terres, et pour l’argent qu’on leur donne annuellement à cette intention, ils achètent de « l’eau-de-feu » et des vivres, qu’ils payent un prix exorbitant, ce qui les appauvrit peu à peu, en fait la proie de la faim et de la misère. Ces tribus dégénèrent donc physiquement et moralement. Leurs guérisseurs n’ont pas de remède ni de sortilége contre leur contact avec la race blanche, qui les empoisonne.

Des Indiens aux nobles sentiments ont prononcé des paroles énergiques et amères contre les blancs et la condescendance de leur peuple à l’égard de ceux-ci. « Si le Grand-Esprit, dit un chef sioux à un missionnaire chrétien, avait destiné votre religion aux hommes rouges, il la leur aurait donnée. Nous ne comprenons pas ce que vous nous dites. La lumière que vous voulez nous donner obscurcit le droit chemin lumineux suivi par nos pères ! »

Quand ce chef mourut, il dit à son peuple : « Creusez vous-mêmes mon tombeau, empêchez l’homme blanc de m’y suivre. » Hélas ! celui-ci passe sur la tombe de ce chef au nom de la lumière et de la civilisation, le peuple du « crépuscule » lui fait place, meurt insensiblement dans les ombres du désert, des montagnes Rocheuses. Il ne peut en être autrement.

Malgré l’intérêt que m’inspirent certains caractères élevés chez ce peuple, il m’est impossible de souhaiter une longue vie à des gens qui mettent la cruauté au nombre de leurs vertus, et font une bête de somme de la femme.

Le peuple qui les expulse et s’empare de leur terre est, quels que soient ses défauts, plus noble et plus humain ; il a mieux qu’eux la connaissance du bien et du mal ; il court après la perfection, veut jeter loin de lui les armes de la barbarie, et ne fonder sur la terre nouvelle d’autre forteresse durable que l’Église du Christ, ne dresser d’autre bannière que celle du Prince de la paix. Il a surtout montré, dans ces derniers temps, même par sa conduite envers les Indiens, combien cette volonté était sérieuse chez lui.

Les Indiens, comme les Groënlandais, regardent, parce qu’ils ont peur, la race blanche avec un orgueilleux mépris ; leurs traditions, relativement à ce qui se passa lors de la création des peuples, montrent d’une manière bien naïve leur point de vue sur les rapports qui existent entre les diverses races humaines. Ils disent :

« Le premier homme pétri par Manitou n’a pas été assez cuit dans le four ; il en est sorti blanc. Le second, trop cuit, devint noir. Manitou s’appliqua davantage la troisième fois, et cet homme, cuit à point, sortit du four rouge brun. Ce sont les Indiens. »

Les savants européens divisent les trois races principales de la terre en peuple de jour (les blancs), peuple de nuit (les nègres), et peuple du crépuscule (les Indiens orientaux et occidentaux).

J’ignore ce que le peuple de nuit dit de lui et des autres ; mais il me paraît plus rapproché du peuple de jour que le peuple du crépuscule, sous le rapport de la capacité, du développement intellectuel ; il a un plus grand avenir devant lui et moins d’amour-propre que les deux autres.

Le fort Snelling est situé sur la rive gauche du Mississipi, près de l’embouchure du Saint-Pierre ; on a de là une vue magnifique sur cette large rivière (appelée Minnesota par les Indiens) et la vallée qu’elle suit. Plus loin, elle traverse la contrée montagneuse aux scènes grandioses, dans une étendue de cinq cent neuf milles dans l’intérieur ouest du pays. « Il n’est pas douteux, écrit un jeune Américain dans la relation de son voyage dans le Minnesota, que la contrée située sur les bords de Saint-Pierre deviendra la résidence de l’aristocratie de ce pays. » C’est prévoir les choses d’un peu loin, mais elles vont vite ici.

En nous rendant au fort Snelling, nous avons visité une cataracte appelée les « Petites Chutes. » C’était petit, mais si joli, si pittoresque, qu’elles mériteraient un tableau, un chant, une légende spéciale : l’écume la plus blanche, le rocher le plus noir, la chute la plus gracieuse et en même temps sauvage, moelleuse. Les petites choses deviennent grandes par leur perfection.

Plus tard.

Je suis allée voir aujourd’hui, en compagnie d’un aimable et jeune prêtre, ce qu’on appelle « la Caverne de la Source, » à une petite distance de la ville. C’est une grotte souterraine avec beaucoup de couloirs et de salles, du même genre probablement que la célèbre caverne de Mammoth dans le Kentucky. Le Minnesota contient plusieurs de ces palais souterrains ; on ne les a pas encore explorés. Quant à celui-ci, je me suis contentée de m’asseoir sous son magnifique portique voûté, de boire de l’eau de sa source de cristal, d’écouter le chant des eaux qui tombent bien avant dans cette caverne. On y arrive par un enfoncement abrupte et profond ressemblant à une fosse gigantesque. Lorsqu’on est en bas, on se trouve entouré de hautes murailles en pente et de grès ; dans l’une d’elles est une porte gigantesque, l’intérieur est sombre. Ces murailles sont percées partout d’une infinité de trous ronds où les oiseaux ont fait leurs nids.

Nous nous étions rendus à cette caverne par de jolies prairies bordant le Mississipi. L’herbe était haute et jaune, l’air chaud comme pendant une journée de printemps : c’était l’été indien. La contrée avait un air avenant, amical, fertile. Nous rencontrâmes aussi une bergère portant un seau plein de lait. Elle était jolie, mais trop artistement coiffée pour être une bergère véritable.

Ce Minnesota est un magnifique pays, quatre fois grand comme l’Angleterre. Il a un sol fertile, des masses de forêts, une foule de rivières et de lacs où le poisson abonde, un climat frais et fortifiant. L’hiver y est froid mais pur, et l’été pas aussi chaud que dans les États moins septentrionaux du Mississipi. La gelée ne s’y fait guère sentir que vers le milieu de septembre. Le lac Itaska, berceau du Mississipi, est à quinze cent soixante-quinze pieds au-dessus du golfe du Mexique, et, sur les montagnes en demi-cercle qui l’entourent au nord, se trouve la gigantesque terrasse Hauteur des terres, où jaillissent les sources du Mississipi, du Saint-Louis, du Saint-Laurent, de la rivière Rouge et d’autres encore qui sont à quelques centaines de pieds plus haut encore. Le Minnesota est une contrée montagneuse limitée à l’est par le lac Supérieur, Méditerranée de l’Amérique, et en liaison par celui-ci avec les États orientaux, le Saint-Laurent, l’Hudson et l’océan Atlantique. Il a au nord le Canada, à l’ouest le sauvage Missouri, navigable tout le long de la frontière à peu près, et pour rives des montagnes rocheuses riches en métaux, en pierres précieuses, des prairies où paissent des troupeaux de buffles sauvages, d’élans, d’antilopes. Au delà du Missouri est le Nebraska, mystique indien ; plus loin sont les montagnes Rocheuses, grandeur encore inconnue pour la plupart. Au delà de celles-ci, l’Orégon, territoire immense et source inépuisable de produits naturels, de grandes vallées, de grands fleuves : le Colombus, l’Orégon, avec embouchure dans l’océan Pacifique et dans le courant desquels les saumons bondissent par bandes comme dans les fleuves impétueux de la Norwége et de la Suède.

Au sud du Minnesota est le fertile Jowa, jeune État coupé par de beaux fleuves (le Jowa, des Cèdres, des Moines et de Vermillon), ayant de larges vallées, de riches pâturages ; au centre de ce territoire est le Mississipi, grande artère vitale qu’il voit naître, et sur les eaux duquel il peut transporter tous les produits, du Nord dans le Sud, du Sud dans le Nord.

Je partirai d’ici demain pour descendre le Mississipi jusqu’à Galena, de là à Saint-Louis. Je remonterai l’Ohio jusqu’à Cincinnati, d’où je me rendrai à la Nouvelle-Orléans, et ensuite de l’un des ports du Sud à Cuba, où je me propose de passer l’hiver. Je ne suis pas très-contente de m’éloigner d’ici aussi promptement ; j’aurais voulu voir davantage les Indiens : je suis comme un affamé obligé de se lever de table et de renoncer à un dîner à peine commencé. J’aurais voulu, sans trop savoir pourquoi ni comment, connaître mieux ce pays, ses indigènes primitifs. Il n’y a pas ici de routes ni de moyens de transport comme dans les États cultivés ; ensuite, je ne peux pas rester davantage dans une famille qui, pour m’accueillir, a transféré son unique petit garçon et sa bonne dans une chambre sans feu ; il faut lui rendre celle qui est chaude ; les nuits deviennent froides. J’aspire après le Sud, et me sépare cependant avec peine de mon aimable et bonne hôtesse.

J’emporte une paire de mocassins pour tes petits pieds, et un porte-montre (travail indien) pour ma mère. Les ouvrages faits par les Indiennes sont ornés, quoiqu’elles manquent de goût et d’idée dans le dessin. Le rouge et autres jolies couleurs dominent dans leurs broderies, comme dans leurs costumes des fêtes populaires. Le rouge paraît être la couleur favorite et chérie de tous les enfants de la nature.




Le jeune missionnaire presbytérien d’ici m’a donné quelques renseignements sur les rapports qui existent entre l’œuvre des missions et les Indiens ; ils m’ont présenté leur avenir sous un jour plus lumineux que je ne le présumais. Depuis qu’on a étudié la langue des principales tribus, et que l’Évangile a été traduit dans ces langues, le christianisme a pris un ascendant considérable sur les sauvages ; durant ces dernières années, les succès des missionnaires ont grandi considérablement tous les ans.

Lors du rapport fait en 1828 et qui donna une nouvelle animation, une nouvelle organisation à l’œuvre des missions, on ne comptait encore que trente et un missionnaires chez les Indiens, et l’œuvre n’avait qu’un revenu annuel de deux mille quatre cents dollars, destiné à l’enseignement.

Maintenant (1850), il y a cinq cent soixante-dix missionnaires (dont plus de la moitié sont des femmes) chez les Indiens, et le revenu se monte à soixante-dix-neuf mille dollars. À ces missionnaires se joignent quelques centaines de prédicateurs et d’aides pris parmi les indigènes convertis. Mille églises de toutes les communions chrétiennes ont été bâties, et le nombre des Indiens chrétiens est en ce moment de quarante mille cinq cent trente-sept. Une foule d’écoles ont surgi et surgissent tous les jours pour apprendre aux enfants indiens à lire, écrire, compter, et des métiers manuels. Les femmes indiennes se montrent plus avides d’instruction que les enfants. Les garçons ont plus de facilité que les filles pour apprendre à lire et à écrire : cependant on éprouve beaucoup de difficultés pour les habituer à l’ordre et à la ponctualité. C’est seulement après leur conversion religieuse qu’il est possible de donner aux Indiens la culture morale et matérielle ; auparavant, ils ne veulent rien apprendre. Le nombre des écoles est déjà de quatre à cinq cents, et les enfants qui les fréquentent, garçons et filles, se montent à trente mille. On a créé aussi des établissements d’un degré plus élevé pour filles et garçons. Des presses imprimant des livres en plus de trente dialectes différents ont été établies. Le missionnaire de Kaposia, M. Wiljamson, considère l’ignorance des Indiens comme le plus grand empêchement à leur civilisation. Les femmes sont plus accessibles à la lumière religieuse. Les hommes, surtout ceux des tribus guerrières, par exemple les Sioux, sont plus difficiles à conquérir, et ne veulent point prêter l’oreille à une doctrine si fortement contraire à ce qui constitue leur vertu et leur félicité païenne. Les progrès des missionnaires chez les Sioux sont donc insignifiants, et nuls chez les tribus sauvages établies entre le Minnesota et les montagnes Rocheuses ; mais ils ne tarderont pas à y pénétrer.

Je copie encore le rapport des missions presbytériennes américaines, d’où j’ai tiré les détails précédents :

« Déjà nos missionnaires sont répandus dans tous les États-Unis, à l’est du Mississipi. Ils ont franchi ce fleuve, commencé avec ardeur à propager le christianisme dans l’immense pays situé sur sa rive occidentale, depuis le golfe du Mexique jusqu’aux colonies anglaises au Nord, et même au delà. Ils ont parcouru ce continent en entier et commencé à fonder le royaume de Dieu dans le Nouveau-Monde occidental. Quels sont, finalement, nos progrès ? Les voici : Les flèches de nos églises, le long des côtes atlantiques, sont éclairées par le soleil du matin ; en avançant dans le pays, il les éclaire pendant la journée entière ; et, quand il se couche, son dernier rayon repose encore sur celles qui se dressent sur les bords de l’océan Pacifique.

« Oui, nous avons fait quelque chose avec l’aide de Dieu, mais il nous en reste infiniment plus à faire pour remplir la mesure de nos devoirs ! »

Une petite bande d’hommes rouges est donc déjà entrée sur la terre dans le royaume du Christ. Lors même que parmi ces quarante mille Indiens entrés publiquement dans l’Église chrétienne, le quart, ou mille seulement, seraient de véritables chrétiens, cela suffirait pour un avenir infini. Dans les contrées où ces enfants rouges de Dieu prendront terre un jour, ils agiront d’une manière libératrice en faveur de leurs frères restés dans le domaine de l’ombre.

Le royaume et l’œuvre de la rédemption du Sauveur ne sont pas limités à ce temps, à cet espace si court ; ils sont éternels comme le royaume de Dieu.

Je sais que les missionnaires prêchent ici une autre doctrine, et je ne comprends pas comment ils peuvent faire ainsi des progrès et trouver le repos. Il faut qu’une lumière plus forte, plus puissante que leurs préceptes étroits, entre avec la parole de Jésus dans le cœur du païen et l’attire vers sa croix et sa couronne, du milieu des chasses et des danses sauvages qui l’occupent sur la terre. Je ne saurais comprendre autrement leur conversion.

Depuis que je suis ici, je vois tous les soirs le ciel de l’ouest éclairé par de grandes lueurs. Elles proviennent des prairies auxquelles les Indiens mettent le feu pour contraindre le gibier à se réunir dans certains endroits, car c’est l’époque de leurs chasses. De cette manière, ils en tuent beaucoup, mais en même temps ils l’épuisent et tombent de plus en plus dans le besoin, qui les oblige d’aller davantage à l’ouest, vers le désert.

Mais de ce côté brillent tous les saints et la lumière : Saint-Pierre, Saint-Paul, Saint-Charles (colonie plus éloignée) Saint-Antony (où l’on a commencé à bâtir une ville), se sont établis dans le Mississipi septentrional, éclairé maintenant par les feux indiens, ils répandront sur les déserts le soleil du matin et la lumière de la lumière nouvelle.

  1. Cette croyance des Indiens, que chaque animal a un grand type d’où il descend, me paraît remarquable. Tous les castors proviennent du Grand Castor immortel qui réside dans un endroit quelconque au-dessous de l’eau ; tous les oiseaux bleus d’un grand oiseau bleu qui vole invisible au-dessus des nuages, bien haut dans l’espace. Le grand castor est le grand frère de tous les castors ; le grand oiseau bleu, le père et le protecteur de tous les oiseaux bleus. (Note de l’Auteur.)