La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 33

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME TROISIÈMEp. 52-85).
LETTRE XXXIII


La Havane (Cuba), le 5 février 1851.

Me voici assise sous le ciel chaud et serein des tropiques, à l’ombre de beaux palmiers. C’est joli et merveilleux…… Cet air splendide, suave, ces hauts palmiers sont des beautés connues ; je présume que les autres me causeront du plaisir, par ce qu’elles ont d’extraordinaire et de différent comparativement à ce que j’ai vu, plutôt que par une beauté plus grande en réalité. Ce qui est nouveau et sort de la ligne commune, amuse et rafraîchit l’esprit, c’est ce que j’éprouve ici, et qui me ravit.

Je suis partie de la Nouvelle-Orléans le 28 janvier de bonne heure ; c’était un beau matin éclairé par le soleil et d’une chaleur d’été. Mes amis m’ont conduite à bord du Philadelphie. Harrison est venu prendre congé de moi et m’a donné un camélia rouge encore en bouton ; je lui ai dit adieu ainsi qu’à Anne W.., sous le pont ; j’y suis montée après. La Nouvelle-Orléans baignait dans le soleil du matin, et l’eau du port ressemblait à un miroir limpide. Je jouissais de ce bon air, de cette vaste scène, quand des dames s’approchèrent de moi et me dirent : « Comment trouvez-vous l’Amérique ? » Et ma joie fut troublée.

Mais nous partîmes ; je m’assis un livre à la main sur la plate-forme de l’arrière et vécus d’une haute vie ; car on me laissa seule et le spectacle offert par le rivage ressemblait à une belle féerie méridionale. Nous descendions le Mississipi sur celui de ses bras qui tombe dans la baie d’Atchatalaya, et de là dans le golfe du Mexique. Les plantations se succédaient ; leurs maisons blanches, enchâssées dans des bouquets d’orangers, de cèdres et de florissants oléandres, d’aloès et de palmettes, brillaient sur la rive ! Insensiblement elles furent moins rapprochées les unes des autres ; le sol s’abaissa de plus en plus jusqu’à ce qu’il finit par devenir un marécage couvert d’herbes et de roseaux, sans arbres, sans buissons et sans habitations ; il se tenait bien juste un peu au-dessus de l’eau, et y entra après avoir formé la byzarre figure régulière qu’on appelle le « delta du Mississipi, » par suite de sa ressemblance avec la lettre grecque de ce nom. Quelques brins d’herbes ondulaient encore au-dessus de l’eau au gré du vent et des vagues. Puis ils disparurent aussi, les flots régnèrent seuls. Le grand continent de l’Amérique du Nord était derrière nous, et j’avais devant moi le golfe du Mexique avec sa profondeur sans fin, l’Océan du sud et toutes ses îles.

La couleur bleu foncé, presque noire, de l’eau me frappa ; c’est un produit, dit-on, de sa grande profondeur. Le ciel avec ses légères nuées était d’une teinte azurée claire, et s’arrondissait au-dessus des flots qui se soulevaient et murmuraient joyeusement sous la pression d’un vent salubre, quoique chaud comme en été. Que c’était beau ! Je humais le vent et la vie en oubliant tout ce qui n’avait pas trait au présent. La mer ! la mer a quelque chose d’inexprimable qui repose, guérit, et renouvelle les forces.

Si l’on veut commencer une vie intérieure nouvelle, il faut voyager sur mer, baigner son âme et sa vie dans son air, pendant des jours, des semaines ; tout alors devient nouveau et sain.

J’ai passé ainsi ma première journée et aussi la seconde ; mais alors j’ai lu un livre, c’est-à-dire une tragédie de J. Browning, le Retour des Druses, dont l’esprit élevé, animé, plein de chaleur, était en harmonie avec le beau, le magnifique spectacle qui m’entourait ; j’y étais plongée tout entière, et si de temps à autre un passager s’approchait et me disait : « Comment trouvez-vous l’Amérique ? » ou me demandait un autographe, il me produisait l’effet d’une mouche qui serait passée en bourdonnant devant mon oreille et ma pensée. Il y avait aussi à bord un voyageur me paraissant plus agréable que les autres n’étaient fâcheux, c’est-à-dire celui qui s’était fait mon chevalier lors de notre aventure sur le lac de Pontchartrain et m’avait accompagnée à la Nouvelle-Orléans. Il se rendait à Cuba pour chercher un climat plus doux que celui des États-Unis pendant l’hiver. M. Vassar est un homme comme il faut, d’âge moyen, ayant un bon et noble visage, des manières distinguées et douces. Il a beaucoup voyagé en Orient et dans l’Occident, a bien appris beaucoup de choses intéressantes. Il s’est fait de nouveau mon chevalier, ce qu’il considère comme un droit acquis, me donne le bras pour aller à table, s’y place à côté de moi et connaît le secret de me rendre ses attentions agréables.

Le Philadelphie ne ressemblait pas à ces jolis et commodes bateaux à vapeur auxquels je m’étais accoutumée en Amérique. Sous le pont, tout était étroit et sombre, cabinet, couloir, salle à manger. Afin d’être seule, j’avais pris la cabine au fond de l’arrière, on y sentait davantage les mouvements du navire ; mais ma cellule, petite et triangulaire, avec lucarne ronde du côté de la mer, était solitaire ; ne craignant pas le mal de mer, je m’y trouvais très-bien.

Parmi les passagers intéressants du bord, se trouvaient l’un des plus riches planteurs de la Louisiane et une jeune fille, son unique enfant, dont la mère était morte de la poitrine. Depuis son enfance la jeune fille avait été élevée en vue de la garantir de ce dangereux héritage ; on l’avait tenue à la campagne, beaucoup à l’air, on ne lui laissait pas porter de corset. Elle grandit ainsi, devint une jolie et florissante jeune personne ; puis on la conduisit dans le monde. Cette charmante fleur fut brisée après un hiver de corset et de bals dans les salons de la Nouvelle-Orléans ; les symptômes de la maladie qui avait enlevé la mère se montrèrent chez la fille, et firent connaître le danger qu’elle courait.

Rien de touchant comme de voir ce père, déjà avancé en âge, regarder son enfant en silence, les yeux troublés par les larmes qui les humectaient. Il y avait dans son expression un chagrin muet, le sentiment profond de ne pouvoir trouver de remède à ce mal. Sa fille levait parfois les yeux sur lui en souriant, on aurait dit un rayon de soleil : mais un nuage montait à l’horizon, et tout l’or du millionnaire ne pouvait pas racheter la vie de son unique enfant et héritière.

Ce voyage était cependant une tentative pour y parvenir ; ils se rendaient d’abord à Cuba et de là en Europe. Une charmante jeune personne, cousine de la malade, lui tenait compagnie.

Il y avait aussi à bord quelques Suédois se rendant à Chagres et de là en Californie ; l’un d’eux y allait pour la seconde fois, et avait déjà gagné par le commerce un capital considérable.

Dans l’après-midi du second jour, le ciel se couvrit de nuages, le vent augmenta, et j’en crus à peine mes yeux lorsque je vis devant nous, bien haut dans les nuages, de hautes montagnes, des pics ressemblant assez à une forteresse avec tours et remparts. On me dit que c’était Cuba ; cependant nous ne pouvions y arriver que le lendemain matin. Je n’avais pas encore vu, dans les contrées occidentales, des montagnes aussi hautes et hardies.

La nuit fut orageuse, mais très-chaude, et pour avoir de l’air, je laissai ma lucarne ouverte. Je vis de mon lit, placé immédiatement au-dessous, le ciel couvert de nuages, la mer irritée quand les mouvements du bateau le faisaient baisser jusqu’à la limite de l’eau, de mon côté. Les vagues écumaient et bouillonnaient au dehors de ma fenêtre. Au moment où je m’y attendais le moins, elles entrèrent dans mon lit ; mais l’eau était tellement tiède, que je ne m’en aperçus point d’abord. Il me fallut ensuite choisir entre fermer ma fenêtre et vivre dans l’air étouffé de la cabine, ou respirer l’air doux de la mer en recevant de temps à autre une douche d’eau salée. Je me décidai en faveur de celle-ci et fus bien trempée. Mais je me sentais calme, heureuse, amie de l’Océan, et ces aspersions ne pouvaient me faire de mal. Le lendemain matin nous étions dans le port de la Havane.

Les flots s’élevaient fort haut et se brisaient avec furie contre le roc avancé sur lequel se trouve le fort de Morro, avec rempart et tours (l’une d’elles fort haute) qui défendent l’entrée étroite du port, très-beau et de forme circulaire ; nous y fûmes aussi tranquilles qu’au milieu du bassin le plus calme. Le soleil brillait sur le monde d’objets nouveaux dont j’étais entourée.

La Havane est une grande ville assise le long de la côte, à droite de l’entrée du port : ses maisons basses, de toutes couleurs, bleues, jaunes, vertes, oranges, la font ressembler à un immense étalage de verreries et de porcelaines. Pas la moindre colonne de fumée ne faisait pressentir l’atmosphère de la ville, sa vie culinaire ou de fabrique, indice auquel je m’étais accoutumée dans les villes américaines. Des groupes de palmiers se dressaient entre les maisons.

Une hauteur à notre gauche était couverte de plantes singulières, ressemblant à de hauts candélabres verts avec une foule de bras. Entre les collines qui entouraient le port se trouvaient des groupes de maisons de campagne, de bouquets de cocotiers et autres palmiers de même espèce. Au-dessus de tout cela reposait le ciel le plus serein, le plus doux, l’air le plus délicieux. L’eau du port était transparente comme du cristal, et, en général, l’air et les couleurs me paraissaient avoir une transparence des plus pures. Parmi les objets qui me frappèrent, se trouvaient le fort où sont enfermés les prisonniers d’État, une autre prison, et un gibet ; mais les beaux palmiers qui agitaient leurs branches, et les collines vertes, charmèrent mes yeux.

De petites barques demi-couvertes, avec des rameurs à physionomies espagnoles, s’approchèrent de notre bateau pour conduire les passagers à terre ; mais on ne permit pas à ceux-ci de débarquer, parce qu’un certain colonel White, qui avait commandé avec Lopez l’expédition de flibustiers de ce dernier contre Cuba, était à bord de notre bateau. L’autorité espagnole de l’île, en ayant été prévenue, avait fait défendre à tous les passagers sans exception de débarquer jusqu’à nouvel ordre. Ceci n’était pas agréable. Quelques-uns de nos messieurs étaient fort irrités et ne souhaitaient pas de bien au colonel White qui, grand et maigre, la figure rouge, avec un nez irlandais, un air indifférent et négligé, fit alors son apparition sur le pont, s’y promena en fumant un cigare, et bravant leurs regards irrités ; il se rendait, disait-on, à Chagres, et de là en Californie.

Nous passâmes six heures à attendre dans le port. La vue du rivage et des objets qu’on y découvrait me semblait ravissante, le temps était divin. On nous avait apporté à bord de grandes grappes de belles bananes dorées. Nos galants cavaliers nous en régalèrent, et je déjeunai délicieusement avec mon fruit favori, aussi bienfaisant pour moi que l’air chaud. On nous donna également des cannes à sucre ; les amateurs les sucèrent. C’était un véritable déjeuner des tropiques fait au soleil dans le port.

Un bateau avec pavillon espagnol et des militaires arriva enfin, ces derniers montèrent à bord. Le colonel White fut pris à part ; on lui demanda sa parole d’honneur qu’il ne débarquerait pas dans l’île et continuerait son voyage vers Chagres sans quitter le bateau à vapeur où il se trouvait. Je vis plusieurs de ces officiers lancer au chef de flibustiers des regards qu’on aurait dit armés de poignards espagnols.

Les militaires s’éloignèrent, et nous pûmes débarquer. Quelques passagers bienveillants m’aidèrent à prendre terre ; cette assistance m’était nécessaire, car je n’ai jamais rencontré d’aussi grandes difficultés pour débarquer. Je fus reçue par un maître d’hôtel américain, M. Woolcott, qui me conduisit, avec mes effets, de la douane à son hôtel, où il avait promis à notre honnête capitaine du Philadelphie de m’établir « confortablement ; » j’y fus bientôt assise dans une salle claire, pavée en marbre, à une table servie avec recherche et en grande compagnie, tandis qu’un air délicieux et la lumière entraient à flots par les portes et les fenêtres, car on ne craint pas à Cuba la lumière du soleil.

Voici le sixième jour que j’habite cet hôtel, très-bon, mais fort cher. Je paye cinq dollars par jour pour le vivre et une petite chambre ; sous peu j’en donnerai six, ou bien il me faudra partager ma chambre avec une voyageuse inconnue, car on attend un bateau à vapeur de la Nouvelle-Orléans avec des passagers. Je me suis donc mise en recherche d’un autre gîte ; mais ce n’est pas facile ici comme dans l’Amérique du Nord. Des personnes bienveillantes, des Allemands, des Anglais, des Américains, se sont chargés du soin de m’établir d’une manière agréable, et, grâce à eux, j’irai habiter demain, en attendant et pour quelques jours, dans une famille à la campagne, près du jardin de l’évêque, où je pourrai faire connaissance en toute liberté avec les arbres et les fleurs de Cuba.

Voici comment j’ai passé mes journées jusqu’ici : À huit heures du matin, madame Mary, la meilleure femme qu’on puisse imaginer, entre dans ma chambre avec une tasse de café et un petit pain de froment des plus appétissants. Ensuite je sors et me rends d’abord à la Place d’Armes, dont les palais des trois principaux personnages de l’île, le gouverneur, l’intendant et le grand amiral, occupent trois côtés ; le quatrième est pris par un enclos planté d’arbres, à travers les grilles duquel on voit un buste en marbre sur son piédestal, et derrière une chapelle. C’est l’endroit où Christophe Colomb a fait célébrer la première messe dans l’île. Ce buste, c’est le sien ; on l’a placé à côté de la chapelle en mémoire de cette messe. Au milieu de la place est une grande statue en marbre blanc de — Charles-Quint, je crois, — elle est entourée de magnifiques palmiers royaux et de petits parterres formés par d’autres arbres et des plantes buissonneuses. Parmi ces arbres, j’en ai remarqué plusieurs dont le feuillage et les couronnes, moins grandes cependant, ressemblent beaucoup à nos tilleuls, et des fleurs couleur feu ayant assez de rapport avec celles de notre cresson indien ; la teinte en est plus foncée. Sur les tiges des plantes buissonneuses qui ont des fleurs du même genre, courent de jolis petits lézards verts ; ils me regardent fort tranquillement quand je les fixe. On trouve aussi sur cette place beaucoup de bancs en marbre blanc, où chacun peut s’asseoir à l’ombre de palmiers qui n’en donnent guère. Il faut guetter le moment où leurs couronnes offrent pendant un instant un abri contre le soleil. Mais c’est plaisir de voir leurs branches flotter au vent : leurs mouvements ont à la fois tant de majesté et de grâce !

Je vais ensuite sur une esplanade ou terrasse haute, appelée la « Courtine de Valdez, » construite le long du port, au côté opposé de Morro ; c’est une promenade peu étendue, mais ayant la plus belle vue. Je hume ici l’air de la mer ; je vois, lors même que le temps est calme, les vagues s’avancer hautes, écumantes, et se lancer contre le rocher de Morro qui met une limite à l’agitation de la mer et rend les eaux du port silencieuses. Je vois, par l’ouverture de ce port, les voiles blanches voler sur le grand Océan, de petits lézards courir ou s’étendre et se chauffer au soleil sur le mur inférieur de l’Esplanade du côté du port, des pigeons blancs s’abattre et boire dans un bassin en marbre blanc, établi au pied d’un joli monument élevé en l’honneur de Valdez et qui termine la promenade. Un jet d’eau pure s’élance constamment de la muraille de marbre de ce monument dans le bassin.

Je rentre à neuf heures et demie et fais mon second déjeuner en grande compagnie dans la salle de marbre (dont j’ai déjà parlé) ; la table est abondamment servie. Ensuite je monte dans ma chambre, j’écris des lettres, je dessine ou je peins jusqu’à l’heure du dîner. Après ce repas, l’un ou l’autre de mes nouveaux amis d’ici vient me chercher dans sa « volante » (voiture de Cuba), pour me faire faire une excursion hors de la ville dans ses jolies et magnifiques promenades. Le soir, après le thé, je monte sur le toit de l’hôtel ; il est plat comme tous ceux d’ici, on l’appelle terrasse supérieure ; il est entourée d’un mur bas ou balustrade en pierre, sur laquelle sont placés des urnes d’une espèce de grès avec ornements en relief verts et de petites flammes en bronze doré. Je me promène seule ici, jusque fort avant dans la nuit, en contemplant le ciel étoilé au-dessus de moi et la ville au-dessous. La lumière de Morro (on appelle ainsi celle du phare établi sur le fort) est allumée et brille comme une grande étoile fixe, rayonnante de l’éclat le plus pur sur la mer et la ville. L’air est délicieux, calme ; on respire comme un enfant endormi. J’entends parfois autour de moi un petit gazouillement ravissant, il ressemble à celui de nos moineaux, mais il a plus de netteté et de douceur ; il est produit, dit-on, par les petits lézards, en grand nombre ici, et qui ont de la voix.

La ville a un aspect tout particulier. Les maisons sont basses (deux étages seulement), les rues étroites, de sorte qu’une foule de toiles sont tendues d’un côté à l’autre. Les murs des maisons, des palais, des tours, sont peints en bleu, en jaune, en vert, en orange, et souvent ornées des peintures à fresques. On redoute pour les yeux le blanc et la réverbération du soleil sur les murs de cette couleur. On ne voit ni cheminées, ni colonnes de fumée. Partout des toits plats avec balustrades en pierre ou en fer, et urnes à flammes de bronze. Je ne comprends pas ce que deviennent le feu et la fumée. L’atmosphère de la ville est limpide comme le cristal. Les rues ne sont pas pavées, et lorsqu’il pleut, comme cela a eu lieu, par averses pendant une couple de jours, il en résulte d’immenses flaques et des trous pleins d’eau ; et lorsqu’elles sont sèches, beaucoup de poussière. Des trottoirs étroits, qui permettent rarement à deux personnes de passer l’une à côté de l’autre, longent les maisons.

Dans les rues court et vole dans toutes les directions une espèce de grand insecte ayant de très-longues pattes de derrière, un long museau sur lequel est une corne noire ou élévation ressemblant à une tour ; c’est l’aspect que me présentaient, au premier moment, les équipages de Cuba ou volantes, seuls véhicules de la Havane. En y regardant de plus près, on les prendrait pour une espèce de cabriolet dont les deux et immenses roues sont placées en arrière de la caisse. Celle-ci repose sur des ressorts placés entre les roues et le cheval qui traîne la voiture ; il est attelé à une bonne distance de la caisse. Le conducteur, presque toujours un nègre en grandes bottes à l’écuyère, monte le cheval ; on l’appelle calashero. Il est, ainsi que le cheval, richement couvert d’ornements en argent, parfois, dit-on, pour une valeur de plusieurs mille dollars. Cet équipage est très-allongé.

Quand la volante est attelée pour des courses un peu lointaines, on y met deux chevaux (et même trois) : le second cheval, conduit à la main, devance un peu celui que monte le calashero. Quand la volante est en grande parure, on y voit deux ou trois femmes assises, tête nue, ayant parfois des fleurs dans les cheveux. Elles ont également les bras et le cou nus, des robes de gaze blanches, et sont, en un mot, habillées comme pour aller au bal. Quand elles sont trois, la plus jeune est au milieu et un peu en avant. C’est un bouquet des plus délicieux en fleurs naturelles. On les voit souvent après le dîner dans les promenades, ou le soir sur la place d’armes, lorsqu’il y a musique et grande compagnie. Elles ont rarement un voile ou mantille sur la tête et le cou, presque jamais un chapeau. S’il en paraît un, c’est celui d’une étrangère.

J’ai pensé d’abord, en voyant les mouvements saccadés de la volante dans les rues : « Elle doit être affreusement incommode. » Lorsque je m’y suis trouvée assise, il m’a semblé être balancée sur un nuage ; je n’ai jamais senti un mouvement plus doux.

Les créoles ne cherchent aucun abri contre le soleil ou le vent ; elles n’en ont pas besoin. Une fois midi passé, arrive la brise de mer ; l’air n’est pas ardent, le soleil ne brûle pas comme sur le continent. Les créoles sont pâles, mais sans apparence de maladie ; c’est une couleur olive claire et douce qui, jointe à leurs beaux yeux noirs, et doux cependant, les rend extrêmement agréables. Les prêtres en grandes chapes et grands chapeaux singuliers vont à pied. La plupart des gens du peuple que l’on voit dans les rues se compose de nègres et de mulâtres ; dans les boutiques mêmes, surtout celles de cigares, ce sont des mulâtres qui les tiennent ; partout on voit fumer des cigares, et principalement des cigarettes. Il paraît que la population de couleur s’enivre de fumée de tabac. Je vois souvent des nègres et des mulâtres assis devant les boutiques, dormant à demi, le cigare à la bouche. Le calashero, quand il attend devant une maison, descend de cheval, s’assied à côté de sa voiture, fume, et s’assoupit au soleil. Mais que devient toute cette fumée ? On ne la voit nulle part, elle est sans doute absorbée par l’air de la mer.

Il faut achever ma journée. Après m’être promenée ou assise sur la terrasse supérieure jusqu’à minuit pour jouir de l’air qui me paraît avoir ici une influence salutaire et bienfaisante ; je rentre dans ma chambre et me couche sur un lit de camp sans literie, mais où je repose parfaitement et m’endors au souffle du vent qui passe par le grillage de la porte et des fenêtres sans vitres ni volets.

Ma chambre a une sortie sur le toit, ce qui m’est fort agréable, car je puis ainsi prendre l’air, et n’ai qu’un petit escalier à monter pour me trouver sur la terrasse supérieure. C’est le principal lieu de réunion de famille à Cuba, quand on veut jouir, le soir, de la brise.

Je veux maintenant te parler des personnes qui me témoignent ici infiniment de bonté : c’est d’abord la famille Tolmé ; sa maison de commerce est des plus estimées de la Havane, et un jeune couple, M. et madame Schaffenberg, gendre et fille de M. et madame Tolmé. Le père de famille est Anglais ; il a été l’agent, à Cuba, de la maison Rothschild de Londres ; il a passé cette fonction à son gendre, qui est Allemand. M. Tolmé est un vieillard encore vigoureux ; sa personne et ses manières sont empreintes de bienveillance et de bonne humeur ; il est homme du monde, jovial et spirituel. Sa femme, Danoise par ses parents, a été d’une beauté remarquable, elle est encore fort bien à cinquante ans environ, a les traits fins, une expression de bonté qui m’enchante. La maison est remplie de jolis enfants, quatre fils et cinq filles, ces dernières surtout sont fort agréables. La joie et l’amour se montrent partout dans cette famille : des Européens, Allemands, Anglais, Écossais, Français, entretiennent la jovialité dans ce cercle, où l’on fait aussi de la musique.

Avant-hier, madame Tolmé m’a conduite dans sa volante à la villa de M. et madame Schaffenberg, à quelques milles de la Havane. Nous y avons trouvé une agréable société non invitée ; — mais c’était le jour de réception des maîtres de la maison. On y a représenté des tableaux vivants, on a fait de la musique, on a dansé ; les femmes, remarquablement jolies, étaient ravissantes avec les costumes des tableaux, les hommes fiers et joyeux. La musique a été bonne. La contredanse de Cuba, avec son air original, représente parfaitement le caractère et la vie des créoles, vie molle, badine, voluptueuse et cependant mélancolique, où murmurent et se balancent la brise et les palmiers. Le ton gai et facile de la société, les nombreuses langues qu’on y parlait, la belle soirée, les doux zéphyrs qui voltigeaient, les étoiles qu’on voyait par les portes et les fenêtres ouvertes, faisaient de ce soir l’une des fêtes les plus agréables auxquelles j’aie assisté. Pas de fatigue ni de contrainte ; on s’asseyait, on jouissait, on s’amusait en même temps.

Je suis allée une couple de fois entendre la messe à la cathédrale, et j’y ai vu une grande pompe et magnificence. On se croit ici reporté à deux siècles en arrière. Presque personne ne priait dans l’église. Les prêtres marchaient en procession, encensaient, allumaient des cierges, s’occupaient de beaucoup de cérémonies, mais évidemment sans dévotion. La musique était belle, et pleine d’une intime piété ; un esprit religieux, inspiré, y avait répandu son âme, et je priai avec lui. La cathédrale est belle, claire, quoique peu spacieuse. Elle contient quelques tableaux qui m’ont fait plaisir. L’un d’eux représente les âmes dans le Purgatoire. Au-dessus des flammes plane la Madone avec l’Enfant Jésus ; tous deux abaissent les yeux avec miséricorde. Quelques âmes les aperçoivent, sont ravies par leur beauté, et tandis qu’elles les regardent et les adorent, elles s’élèvent involontairement au-dessus des flammes.

Un autre tableau représente la sainte Vierge debout sur le globe de la terre. Son regard est dans le ciel, sa prière, toute son âme y vivent, et, sans y songer, elle pose le pied sur le serpent qui rampe à ses pieds. Ces deux tableaux datent visiblement d’une époque de profonde vie religieuse.

Les os de Colomb reposent dans la cathédrale. Une table de marbre blanc, incrustée dans le mur près du chœur, indique la place où ils sont. Elle représente aussi sa tête en bas-relief ; au-dessous se trouvent quelques symboles très-pauvres d’idées et au-dessous de ceux-ci est une inscription plate, faible, mal composée, annonçant que les cendres de Colomb reposent ici, mais que sa renommée vivra à travers les siècles.

J’ai visité un jour la cathédrale avec M. Vassar ; nous étions conduits par un adolescent qui paraissait destiné à entrer dans les ordres. Quand il sut que M. Vassar avait été à Jérusalem, il en devint tout joyeux et si désireux d’entendre parler du saint-Sépulcre et des Lieux Saints, de nous montrer tout ce que la cathédrale contenait de remarquable, que cela faisait plaisir à voir. Ce jeune homme avait encore évidemment un esprit non corrompu et une foi ferme.

Hier, pendant une procession qui avait lieu dans la cathédrale, et tandis qu’on baisait la main blanche, potelée de l’évêque, couverte de diamants étincelants, je vis l’un des grands fonctionnaires (l’amiral, je crois) rire en s’agenouillant devant le beau prélat, et faisant mine de baiser sa main ; l’évêque rit aussi. Tous deux savaient probablement que c’était pour la forme. Le costume du clergé et des corps constitués était aussi pittoresque et imposant qu’il pouvait l’être pour notre époque. Les costumes m’impressionnent toujours tant que je ne m’aperçois pas que ce sont des masques trompeurs.

J’entends proférer beaucoup de plaintes relativement à l’administration de l’île, aux monopoles, aux injustices et aux rapines officielles des fonctionnaires et des magistrats. On assure qu’ils engloutissent à la lettre « la part de la veuve et de l’orphelin ; » et l’on m’a raconté des histoires presque incroyables à ce sujet. On espère mieux du nouveau gouverneur, le général Concha, que l’Espagne vient d’envoyer ici. C’est, dit-on, un homme de bien et loyal. Le dernier gouverneur s’est distingué par ses concussions, elles en ont fait un homme riche. On assure que le clergé est fort peu édifiant et vit en contravention ouverte avec ses vœux, que la religion ici est — morte. Le trafic des esclaves continue, mais en cachette. L’administration le sait ; on lui donne trente ou quarante pessos (dollars) pour chaque esclave amené d’Afrique. — Elle ferme les yeux et encourage même ce trafic, à ce qu’on prétend. Quel dommage, hélas ! que ce Paradis terrestre soit empoisonné de la sorte par le vieux serpent !




Serro, le 10 février.

Je suis depuis trois jours à la campagne dans un petit village ou bourg champêtre (Serro), à une couple de milles de la Havane. Une famille allemande — américaine, appelée Schneidler, m’a offert amicalement de passer quelques jours chez elle pour faire connaissance avec la campagne (ce que j’ai tant désiré), et le jardin de l’évêque, très-rapproché de son habitation. J’ai une petite maison nouvellement bâtie pour moi seule, composée de deux chambres bien aérées. Dessous la fenêtre de ma chambre à coucher est un petit groupe de bananiers d’une bonne venue, couverts de beaux fruits, de larges feuilles vert clair douces comme du satin ; elles s’agitent au vent ; un peu plus loin murmure une petite rivière de montagne. En deçà de notre jardin, et au-dessus, je vois se dresser sur une colline, et entourés d’un mur peint en bleu, des groupes de cocotiers, de peupliers, de magnifiques bambous. À leurs pieds s’agite dans un superbe bassin de marbre un jet d’eau. Le village entier se compose de jardins, de petites maisons ; les vastes champs sont parsemés de palmiers royaux, de cocotiers et autres arbres dont j’ignore encore le nom.

La première nuit que j’ai passée ici, sur la toile fraîche de mon lit de camp, en entendant mugir la rivière, et les feuilles du bananier murmurer sous ma fenêtre, en sentant les vents de la nuit circuler autour de moi comme des ailes d’ange, m’a paru ravissante et d’une beauté tellement magique, que j’ai dormi à peine. Je me suis levée plusieurs fois pour contempler le ciel et la terre ; j’ai vu alors une constellation d’une splendeur et d’une magnificence sans égale passer au-dessus de la colline aux cocotiers. Était-ce le navire l'Argos ou le Sagittaire ? — Je l’ignore, et ne sais pas encore quelles sont les constellations de l’hémisphère du Sud qu’on peut voir ici ; personne n’a pu me le dire. Dans ce pays, on songe beaucoup plus au commerce et au plaisir qu’aux étoiles. Toujours est-il que je n’ai pas vu encore de constellation aussi magnifique. Lorsque le jour commença à poindre avec de belles nuées d’or et rosées, je me suis levée de nouveau pour le saluer, et j’ai vu l’étoile du matin, qui était d’une grandeur et d’un éclat extraordinaires ; je ne sais pourquoi, cependant, sa vue m’a laissé une impression de mélancolie.

Durant une couple de jours il a plu par ondées et bruiné ; mais, ce matin-là étant serein et beau, j’ai voulu absolument, après le déjeuner, aller voir le jardin de l’évêque. Madame Schneidler me dit : « Vous ne pourrez pas y arriver, vos pieds se prendront dans la terre détrempée par la pluie. » Je méprisai cet avis et me mis en route ; mais il me fut impossible d’avancer promptement. À chaque pas mes pieds étaient pris dans une terre molle rougeâtre dont je n’avais pas l’idée. Je fus donc obligée de revenir et d’attendre que le soleil eût séché le sol, ce qu’il fit assez promptement. Les averses qui m’avaient accueillie à Cuba, et dont j’étais un peu piquée, sont les adieux, dit-on, de la saison humide ; elle est finie maintenant et cède la place à la saison sèche, qui se prolongera jusqu’en mai. Hier, il a fait soleil toute la journée, et aujourd’hui je me suis promenée dans le jardin de l’évêque, à l’ombre des palmiers, des bambous et d’une foule de beaux arbres des tropiques. J’ai passé, au milieu de fleurs, de papillons extraordinaires et jolis, une matinée délicieuse ; j’étais le seul esprit en ce lieu qui chantât les louanges de Dieu entouré des esprits muets de la nature. Ah ! lorsque le Créateur nous montre d’aussi belles choses, nous fait éprouver une pareille joie, quels trésors ne réserve-t-il pas à ses enfants délivrés de la poussière, et ressuscités au delà du tombeau !

La beauté de ces arbres, de ces fleurs, de cet air, me fait pressentir dans la création une splendeur, une plénitude de vie et de sentiment chez la nature qui dépasse tout ce que j’ai éprouvé jusqu’à ce jour. Comme nous sentirons et chanterons la gloire du Créateur, quand la nature sera devenue un univers achevé, un hymne de louange, de grandeur, de suavité ! Nous ne sommes point assez hardis, il y a trop peu de foi dans les regards que nous plongeons dans le royaume céleste, en deçà de la mort, il y a trop peu d’imagination dans la représentation que nous nous faisons de la puissance et des richesses du Créateur.

Les allées de palmiers de Cuba, ses bosquets de bambous, le jasmin jaune, qui s’étendait d’un arbre à l’autre en lianes odorantes, l’air délicieux imprégné de la vie la plus pure, me suggéraient des pensées, des pressentiments à leur égard ; j’avançais seule dans ces allées, dans ces bosquets silencieux où des centaines de jolis papillons inconnus pour moi s’élançaient de l’herbe humide, et je louais Dieu au nom de tous les êtres. Que j’ai été heureuse pendant cette matinée-là !

Je t’entends dire : « Les esclaves, l’esclavage environnent cet Éden. » Je le sais, mais l’esclavage passera, les chaînes des esclaves tomberont, tandis que la bonté et la magnificence de Dieu seront éternelles. Je vivais ici dans sa contemplation. L’esclave fera de même un jour.

Ce jardin, ou, pour mieux dire, le parc, est fort négligé depuis la mort du vieil évêque et le terrible « ouragan » qui a détruit complétement, en 1846, la demeure épiscopale (dont il ne reste qu’une ruine), ébranlé une foule d’arbres et de statues. Je suis charmée de ce que le parc est peu soigné, car il ressemble davantage à une belle nature.

Je resterai probablement encore une couple de jours dans cette contrée, puis je retournerai à la Havane, où l’aimable famille Tolmé m’a invitée à demeurer chez elle. Je chercherai à faire la connaissance du botaniste don Felippe Poë, et par lui celle des arbres et des plantes de ce pays. Nous verrons ensuite comment les choses s’arrangeront pour moi.

J’ai dîné hier chez M. et madame Schaffenberg dans leur villa ; ce dîner recherché a été servi sous le verrand ouvert du côté du jardin, ce qui nous a donné une vue magnifique sur l’île. Le jardin était comme d’autres, très-orné, mais guindé. On y voyait des palmiers de différentes espèces, de jolies fleurs alignées le long des allées bien sablées ou pavées, des bassins de marbre avec des poissons d’or, etc. Un beau petit garçon de deux ans est le plus précieux trésor de la maison.

J’ai passé la soirée dans la famille Tolmé, où j’ai vu la jeunesse danser de tout son cœur au son de la magique musique de danse de Cuba. Elle a un mouvement rhythmique saccadé, mais animé au plus haut degré. Mon hôte, M. Schneidler, l’exécute sur le piano avec un génie musical allemand.




Serro, le 12 février.

C’était hier dimanche, et quoique notre petit village de Serro n’allât point à l’église, puisqu’il n’en a pas, il avait néanmoins un air des plus fériés. Vers midi, j’entendis de divers côtés le rhythme plein d’animation du tambour africain, dont les coups inégaux ressemblaient assez à ceux des fléaux battant le grain dans les villages environnants, mais le tambour avait une vie plus animée. Il annonçait que les nègres libres dansaient dans les endroits où ils ont l’habitude de se réunir. Mon hôte eut l’obligeance de me conduire vers l’un de ces lieux de réunion près de Serro. Dans une salle qui ressemblait à celle de nos auberges de campagne, je vis trois nègres nus jusqu’à la ceinture, vigoureux de formes et de visage, qui battaient du tambour avec énergie. Ces tambours sont faits avec des troncs d’arbres creusés, sur lesquels on tend une peau. Les nègres tambourinaient sur cette peau avec des baguettes de bois, les mains, les pouces, les poignets, et cela avec une remarquable habileté, une perfection artistique que je voudrais pouvoir appeler un art naturel sauvage. Ils tambourinaient comme l’abeille bourdonne, l’oiseau chante, le castor bâtit. La mesure et le rhythme, qui changeaient quelquefois, étaient magnifiques ; on ne peut rien imaginer de plus naturellement parfait, décidé, de plus vif, que cette mesure inégale et cependant égale. Ils tenaient les tambours entre leurs genoux, avaient aux poignets de grandes boules remplies de pierres ou autres objets bruyants ; elles étaient ornées extérieurement d’un bouquet de plumes de coq. Produire autant de bruit que possible est, à ce qu’il paraît, la chose principale. Quelques couples dansants arrivèrent ; les dames de différentes couleurs, en toilettes ayant la prétention d’être jolies et qui étaient fanées, les hommes (nègres) sans toilette et presque sans vêtements à la partie supérieure du corps. Un homme prit une femme par la main, et ils commencèrent à danser, elle tournant sur place et les yeux baissés, lui la suivant en faisant une foule de cabrioles au nombre desquelles se trouvaient des culbutes, les voltes les plus entraînantes, et admirables par leur hardiesse et leur souplesse. Dans l’intervalle, d’autres noirs poussaient de temps en temps des cris sauvages et frappaient avec des bâtons sur les murs et les portes. Les tambourineurs suaient et avaient un air excessivement animé. La salle commençant à se remplir de monde, je ne voulus pas y retenir mon hôte et sa petite fille ; mais je ferai tout mon possible pour voir plusieurs fois ces danses africaines avec la vie sauvage qui leur est propre, et si rhythmique, quoique dépourvue de règle.

Tandis que nous retournions à Serro, nous entendîmes de différents côtés le bruit sourd des tambours. Ce sont seulement des nègres libres de l’île qui dansent à cette époque de l’année. Dans les plantations on est occupé à moudre les cannes à sucre pendant toute la saison sèche ; les nègres esclaves n’ont pas le loisir de danser, à peine celui de dormir. Il y a à Cuba beaucoup de nègres libres.

En rentrant dans le village, nous rencontrâmes deux jeunes gens qui jouaient, en marchant, une mélodie joyeuse sur la guitare ; ils étaient accompagnés par des camarades de leur âge. On célébrait de cette manière une fête ou jour de naissance. Joli et poétique usage !

Je me suis beaucoup promenée dans les environs, et j’ai appris à connaître plusieurs espèces d’arbres. Parmi ceux-ci je te présente le ceiba, l’un des plus hauts et des plus beaux arbres de l’île ; sa tige, élevée et forte, se balance mollement, n’a aucune feuille jusqu’à l’endroit où elle étend horizontalement trois à quatre bras vigoureux avec des courbures qui ressemblent à celles du chêne, mais sont plus souples. Ces bras se divisent en plusieurs branches et portent la plus belle couronne de feuilles séparées comme des doigts et d’un vert de Russie. C’est l’un des plus beaux arbres que j’aie vus, et je n’en connais pas qu’on puisse lui comparer. Mais il a des ennemis envieux, et sur les petites excroissances ressemblant à des épines dont sa tige est couverte se place volontiers une plante parasite ; elle l’entoure insensiblement et finit par l’étouffer. Je remarque ensuite deux beaux arbres d’un vert foncé, le mammai-colorado et le mammai San-Domingo, maintenant couvert de fruits de la grosseur d’une pomme, gris-bruns en dehors, mais remplis intérieurement d’une chair rouge-jaune très-douce ; je la trouve dépourvue de goût. Puis le sapota, feuillage vert foncé, aux fruits bruns de la grosseur des petites oranges, et comme celles-ci remplis d’un jus fort doux infiniment agréable. Le mango à une couronne serrée, riche de feuilles, et rappelle par sa forme et son épaisseur nos châtaigniers. Ses fruits, maintenant verts, pendent aux branches, ils ont la forme d’amandes colossales. On dit qu’ils deviennent d’un beau jaune d’or à leur maturité, et portent le nom de pommes de Cuba ; ils sont fort aimés dans l’île. Le mango donne une ombre épaisse, impénétrable. Le tamarin s’étend sur ma tête comme un voile vert, fin, transparent, brodé, à travers lequel on voit le ciel.

L’arbre à gourde ou calebasse (je donne les noms d’arbres tels que je les entends nommer ici, je n’ai pas sous la main de livre de botanique) ressemble à un pommier ; il a des branches garnies de feuilles serrées le long de la branche qui porte de grands fruits ronds sans queue. Ces fruits peuvent devenir aussi gros qu’une tête d’homme ; leur écorce est très-dure, pourvoit à tous les ustensiles de ménage des pauvres gens, et deviennent, lorsqu’ils sont fendus en deux, des plats, des assiettes, des vases à boire, des baquets, des cuillers à pot et autres, tout enfin. La calebasse ou gourde est surtout le principal mobilier des nègres. C’est elle aussi qui orne leurs poignets, augmente le plaisir et le fracas de leurs danses. Je pourrais te citer d’autres arbres, mais je ne les connais pas encore de nom.

Les maîtresses de maison dans ce pays n’ont guère de peine à se donner pour conduire leur ménage. La cuisinière, toujours une négresse quand la famille n’a pas de cuisinier (c’est un nègre), reçoit une certaine somme par semaine, avec laquelle elle pourvoit aux dîners de ses maîtres. Elle va au marché, fait les emplettes, prend ce qu’elle trouve de meilleur ou ce qu’elle juge à propos d’acheter. Souvent la maîtresse de maison ignore ce que la famille aura pour dîner jusqu’au moment où il est servi. Je suis, en vérité, surprise de voir les maîtresses de maison s’en remettre avec une telle sécurité à leurs cuisinières et se bien trouver de cet arrangement. Il paraît qu’en général les nègres ont du plaisir et de grandes dispositions pour faire la cuisine ; ils se font un point d’honneur de servir de bons dîners.

Madame Schneidler passe ses matinées à donner des leçons à ses filles dans une salle dont les portes sont ouvertes sur la terrasse et de là sur la rue ou sur la route. Quand les gens de la campagne, toujours des hommes, arrivent avec leurs petits chevaux pesamment chargés de légumes, de fruits, de volailles, l’un ou l’autre s’arrête devant la porte, appelle la « senora, » demande s’il lui faut ceci ou cela : elle répond quelques mots en espagnol, — belle et mélodieuse langue ; — l’affaire se décide avec peu de paroles et sans que la maîtresse de maison ait besoin de se déranger. La vie pourrait être très-facile ici. Le soir, après le thé, nous sommes assises sur la terrasse dans des balançoires, vêtues aussi légèrement que la décence peut le permettre, et nous jouissons de l’air, d’un délicieux « far niente ; » tout est si paisible dans le petit village ! Reposer ici, c’est vivre et jouir.

Mes hôtes m’ont conduite dans quelques-uns des magnifiques jardins de l’aristocratie du voisinage. Ils sont jolis mais guindés ; tout est aligné le long des allées sablées ; les formes naturellement régulières des arbres des tropiques contribuent à cette roideur quand ils ne sont pas groupés avec un esprit d’artiste poétique. Le joli jardin du comte Hernandinos possède un cercle de palmiers royaux plantés dans cet esprit. Ils forment la plus belle rotonde colonnes qu’on puisse imaginer. Les couronnes se joignent par le haut, entrelacent leurs branches ; il en résulte une guirlande verte gigantesque qui s’agite et murmure au vent, tandis que la voûte bleue du ciel brille avec netteté à travers ce feuillage.

Je suis allée tous les jours dans le parc de l’évêque ; mais un matin j’y fus poursuivie par quelques nègres demi-nus, d’un extérieur affreux ; ils me disaient probablement des gentillesses, et mendiaient, quoique je ne les comprisse pas.

Chaque nuit j’ai salué la grande et magnifique constellation de la colline des palmiers et vu le regard paisible, mélancolique, fixé sur la terre par l’étoile du matin. Je n’oublierai jamais ces nuits-là dont le calme n’était interrompu que par le murmure de la rivière et du bananier.

Ce matin, madame Schneidler est venue avec moi au parc. Des vers espagnols étaient gravés sur un beau bambou, j’en ai demandé le sens à ma compagne. Elle n’a pu le dire, car ils contenaient les plus grossières inconvenances ! Encore le vieux serpent.

On voit dans la campagne environnante de petits enclos ayant tous des cabanes construites en palmiers et couvertes avec les feuilles jaunies de ces arbres ; leur toit pointu est souvent plus haut que la cabane. D’ordinaire les habitations de l’île sont basses à cause des ouragans qui les détruiraient sans cette précaution. Plusieurs petites cabanes de nègres ont aussi des murs en écorce de bouleau ou faits avec de menues branches tressées ensemble. Le palmier est le premier de tous les arbres pour les pauvres gens. Il leur donne des maisons, tandis que le calebassier les pourvoit d’ustensiles de ménage. Ces petits enclos, quoique dépourvus d’ornements, n’offrent pas moins un aspect particulier qui pare le pays.

On m’a raconté bien des histoires relativement au dernier ouragan, et montré, tout près d’ici, la place où était une petite maisonnette de paysan. Ses habitants, au nombre de douze, s’y trouvaient réunis quand l’ouragan secoua la maison. Le père de famille engagea tout le monde à se mettre en prière, chacun tomba à genoux autour de lui ; debout au milieu de la chambre, il priait au nom de tous. L’ouragan fit un trou au toit, et au même instant renversa la maison sans toucher le père de famille debout, et il enterrait sa femme, ses enfants, ses serviteurs sous les décombres. Lui seul fut sauvé.

Je retournerai demain à la Havane : je voudrais découvrir un moyen de donner un peu de satisfaction à mes dignes hôtes dont l’hospitalité m’a été si agréable. Je les quitte avec regret, surtout leur plus jeune enfant, la petite Ellen aux yeux noirs.




La Havane, le 15 février.

Je suis de retour ici. La chaleur est une bonne chose, mais trop est trop ; celle-ci est véritablement nuisible à l’âme et au corps. Ils se conserveront peut-être en bonne santé, mais quant à l’activité — cela ne va pas, il y a de quoi devenir échec et mat. Une poussière de sable très-fin s’élève de la rue, pénètre par les jalousies dans la chambre et se dépose sur tout. Le seul moment du jour où l’on respire un peu, c’est le soir, hors de la maison, ou dans les galeries aérées du côté de la cour.

J’habite maintenant avec la famille Tolmé ; ma bonne hôtesse a disposé une chambre à mon intention et me soigne maternellement. C’est une des belles natures de mères de notre monde, et chacun l’aime dans la maison ; je l’affectionne aussi parce qu’elle est bonne pour les nègres, les protége, prend ouvertement la défense de leur caractère en toute occasion et raconte une foule de jolis traits prouvant la noblesse de leurs sentiments, leur fidélité, leur bonhomie. Madame Tolmé passe une partie de ses matinées assise patriarcalement au milieu de ses esclaves femmes, causant avec elles, donnant des leçons aux plus jeunes enfants dans l’une des longues galeries couvertes ; c’est là aussi qu’elle reçoit les visites et donne ses ordres pour la cuisine et la toilette. Le soir, le grand cercle de la famille et des amis se réunit autour d’elle dans les galeries et le salon. Ses deux filles mariées viennent avec leurs maris, puis le consul d’Angleterre, M. Crawford, avec sa jolie femme qui est aussi une fille de madame Tolmé, mais d’un premier lit. Il y a ensuite les deux amoureux, le fils aîné de la maison avec sa jeune et florissante femme, les nouveaux fiancés, Louise Tolmé presque un enfant encore, et son fiancé, jeune Écossais fort épris et très-bien. Je dois une mention particulière aux deux plus jeunes enfants, le grave Gulio, âgé de treize ans, mon maître d’espagnol et la petite Emely. On joue, on danse, on chante, mais le fiancé épris est assis à côté de sa fiancée, la regarde et la regarde, ne veut pas qu’elle danse, qu’elle le quitte.

La manière dont les maisons sont disposées ici est particulière ; il faut l’habitude pour s’y bien trouver. Tout est calculé pour avoir le plus d’air et de courant possible. De longues galeries, avec arcades dont le demi-cercle est fort allongé, s’ouvrent dans la cour (il y en a ici des quatre côtés). Là se meut tout le ménage, c’est une sorte de vie publique. On dîne, on reçoit des visites, la mère de famille coud au milieu de ses esclaves femmes, élève ses enfants, les gens de la maison lavent ou se livrent à d’autres travaux domestiques dans ces galeries ouvertes où l’air et les créatures humaines circulent avec une égale facilité. Derrière cette galerie, ordinairement pavée en marbre, sont les chambres à coucher, closes de ce côté par des jalousies ; on ferme de la même manière les fenêtres du premier qui donnent sur la rue. Au second, les fenêtres ont des barreaux ou des grilles en fer, et derrière ceux-ci un store que l’on baisse la nuit. Pendant le jour on n’aperçoit pas le store, et les fenêtres grillées ou à barreaux donnent une apparence de prison aux étages les plus rapprochés de la rue. Chez les personnes aisées, les grilles des fenêtres sont ornées, et l’on voit souvent derrière elles de jolies femmes se berçant dans des balançoires et s’éventant avec leurs éventails. Il n’y a pas de vitres. Cette façon de construire les maisons et les chambres permet à l’air de circuler librement partout, et celui de Cuba est sûr d’être le bienvenu ; mais il apporte beaucoup de poussière, empêchement véritable à la propreté et au bien-être.

En se promenant dans la ville, — et je m’y suis beaucoup promenée durant ces derniers soirs, — on voit par les arcades et les passages à demi obscurs, dans l’intérieur des maisons et des ménages, des figures paraître et disparaître sous les portiques ornés de peintures à fresques représentant des fruits et des fleurs. Mais on voit tout cela dans le demi-jour ; c’est une publicité mystérieuse au fond. Il y a dans les constructions de cette ville un grand mélange de régularité et d’irrégularité, de choses vieilles et jeunes ou en ruines. À côté de la voûte de l’arcade et de la muraille peinte artistement se trouvera un mur à moitié croulant, dont les peintures sont presque effacées ou tombées avec le mortier. On ne répare point le vieux mur, ni la vieille peinture. Ceci, les physionomies et les manières de la population de couleur, les volantes qui courent, vont et viennent silencieusement dans les rues, donnent à la Havane une animation fort attrayante et romantique, sans ressemblance aucune avec les autres villes que j’ai vues, surtout en Angleterre et dans l’Amérique du Nord.

La lune brille dans ce moment et me force à admirer sa clarté et sa transparence. Notre clair de lune en Suède est aussi beau qu’ici, mais il a une couleur plus froide et bleuâtre. Sa lumière, à Cuba, est jaune clair et me semble rosée. Ici le clair de lune est considéré comme dangereux, on ne sort pas volontiers tête nue quand il en fait.

J’ai assisté une couple de fois avec M. et madame Tolmé à la musique de la Place d’Armes. Des femmes élégantes, avec de légères mantilles sur leur tête parée de fleurs, se promenaient en rond avec de galants cavaliers sous les magnifiques palmiers royaux, ou bien étaient assises sur les bancs de marbre en causant, tandis que les musiciens jouaient des contredanses de Cuba ou des marches et des morceaux d’opéra. Il est impossible de se représenter une plus belle salle de fête que cette place avec ses palmiers et ses palais, éclairés par la lune de Cuba et sous son doux ciel rayonnant. J’ai vu aussi de jolis visages, de jolis costumes romantiques. Le voile espagnol transparent est, comme la lune, un talisman qui cache la laideur et relève la beauté par son demi-jour mystérieux.

Mes hôtes m’ont conduite en voiture, dans un village ou bourg appelé Guanavacoa, le plus ancien de l’ile, dit-on ; ils conserve encore des souvenirs des premiers indigènes « les doux et paisibles Indiens » qui habitaient Cuba à l’époque de l’arrivée des Espagnols. C’est encore une particularité de Cuba que ces indigènes doux comme son climat, lequel exerce aujourd’hui encore son pouvoir enchanteur sur ses habitants. Il donne aux créoles de la douceur et de la bonté ; pas une plante, un animal n’est venimeux dans l’île ; les abeilles de Cuba n’ont pas de venin dans leur aiguillon. La conduite barbare des Espagnols dans cette île n’a pas eu le pouvoir d’empoisonner sa nature, et le sang de ses premiers habitants inoffensifs crie encore vers le ciel ; mais ces gémissements ressemblent à une belle mélodie, elle a donné le nom de Yumori à la plus jolie vallée de Cuba.

Parmi les souvenirs que les Indiens ont laissés à Guanavacoa, est une sorte de vase en terre qu’ils fabriquaient avec la glaise poreuse que l’on trouve dans cet endroit, et qu’on y fabrique encore. Ils sont fort en usage à Cuba pour conserver l’eau à boire fraîche dans les chambres. L’eau s’évaporant du vase par ses pores, on a soin de l’envelopper d’un linge qui se maintient toujours humide, et l’eau est fraîche mais non pas froide. Le manque de bonne eau à boire est une calamité de Cuba. On n’y fait pas encore usage de glace pour la rafraîchir, excepté dans les grands hôtels de la Havane.

Le jour où nous sommes allés à Guanavacoa étant beau, la course fut agréable ; mais je n’en ai pas joui complétement. Je me sentais affaiblie par deux nuits blanches dont j’étais redevable à la chaleur et aux cousins ; je suis toujours dans un état de somnolence, et me souviens de ce bourg comme d’une miniature de la Havane ; ses maisons étaient construites et peintes de même ; elles avaient les mêmes toits et terrasses supérieures ornées d’urnes ; mais tout cela est petit. Le pays m’a paru ressembler à un vaste champ ondulé parsemé de palmiers et de petits enclos. Au fond, et vers l’intérieur de l’île, on voyait se dresser la chaîne de montagnes qui la traverse de l’est à l’ouest ; c’est le trait saillant de son paysage. Les cimes les plus élevées de cette chaîne, le Potullo et le Combre, ont plus de huit mille pieds, dit-on, d’élévation.

Ces forteresses naturelles de Cuba ont un intérêt romantique et sombre qui leur est particulier. Des esclaves fugitifs vivent au milieu de ces montagnes et se sont retranchés dans leurs innombrables grottes et cavernes de telle sorte qu’on n’ose pas les y poursuivre. Ils y ont construit des habitations, possèdent des fusils et paraissent avoir été assez nombreux pendant quelque temps (plusieurs mille, dit-on) pour donner de l’inquiétude au gouvernement de Cuba ; mais la difficulté de se procurer des vivres à une pareille hauteur a diminué considérablement leur nombre dans ces derniers temps. Ils préfèrent mourir libres dans ces rudes montagnes, plutôt que d’en descendre pour vivre parmi des hommes plus rudes encore.

Les palmiers représentent continuellement ici des figures significatives, surtout quand ils sont isolés ou dispersés en petits groupes. Cet arbre est toujours le plus noble, suivant moi, et celui qui ressemble le plus à l’homme. J’ai remarqué ce jour-là, en retournant à la ville, deux palmiers qui étaient seuls dans un champ. Un petit espace les séparait, mais leurs tiges penchées l’une vers l’autre avaient fini par réunir leurs couronnes. Leurs palmes au doux murmure s’étaient enlacées et formaient une belle arcade gothique. C’est ainsi que deux ennemis au noble caractère grandissent parfois ensemble et se rapprochent à mesure qu’ils sont plus près du ciel.

La route passait continuellement entre des haies vives composées la plupart d’énormes aloès dont les feuilles pointues, épineuses sur toutes leurs faces, défendaient d’approcher. Au centre de ces haies, je vis se dresser de grandes spirales de fleurs rouges et blanches, pas écloses encore, et M. Tolmé eut la bonté d’en cueillir quelques-unes pour moi. Elles ressemblaient de loin à d’énormes spirales d’hyacinthes grosses comme le bras : c’étaient de belles fleurs d’aloès qui donnent des fruits fondants fort agréables, ayant le goût de l’ananas. Il y avait aussi par-ci par-là dans les haies des orangers, et ces plantes ou arbres élevés ayant la forme de candélabres déjà remarqués par moi sur les hauteurs avoisinant le port de la Havane. Je ne puis parvenir à savoir leur nom ou celui de leur espèce. Ces haies vivaces diffèrent essentiellement des nôtres ; mais elles sont plus bizarres que jolies : on m’a parlé d’une foule de belles fleurs qui s’ouvrent seulement la nuit au clair de lune, entre autres Cérès.

Parmi les merveilles produites ici par le soleil, celles qu’il opère dans les profondeurs de la mer sont les plus frappantes, car il lance son arc prismatique dans les eaux et colore les poissons. J’ai visité hier la poissonnerie de la Havane ; j’engage tout étranger qui viendra dans cette ville à ne pas manquer d’aller voir ce spectacle remarquable. Les poissons rayonnent de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avec une netteté et un éclat sans égal. Ils sont bleus, jaunes, rouges, couleur d’or, rayés jaune et violet, etc. C’est la plus jolie réunion de poissons qui se puisse imaginer. Au fond de la mer, autour de Cuba, croissent des algues extrêmement belles et de magnifiques coraux.

Madame Tolmé m’a invitée plus d’une fois à l’accompagner à l’Opéra, mais je suis ici tellement avide d’air et de clair de lune, que je préfère passer la soirée à la Place d’Armes. La nature, à Cuba, est pour moi le numéro un, les hommes et le spectacle sont le numéro deux. Cependant je me rendrai demain à une grande soirée chez le consul d’Angleterre, M. Crawford, et j’y verrai les beautés espagnoles ; puis je dirai adieu à la Havane pour quelque temps. J’ai reçu deux invitations qui m’ont fait beaucoup de plaisir. L’une d’elles m’est adressée par une maison de commerce américaine de Matanzas ; l’autre, par la propriétaire d’une plantation à quelques milles de cette ville, madame de Conick. Je ferai ainsi connaissance avec la campagne, les palmiers, le caféier, la canne à sucre et autres plantes tropicales. Combien je m’en réjouis ! J’éprouve une impatience inexprimable de m’éloigner de la Havane. Sa chaleur oppressive, et ce genre de vie, nouveau pour moi, m’ont causé une migraine fatigante, dont je souffre depuis près de trois jours, et qui ne veut pas me quitter, tout en me laissant la possibilité de sortir et de visiter la ville. Je partirai demain en chemin de fer pour Matanzas ; c’est un voyage d’une journée à peu près.

Je finis ma lettre, mais il faut te raconter auparavant ce que M. Nenninger, consul de Suède ici, et madame Schaffenberg veulent arranger pour moi. Le consul a une petite maison de campagne, qu’il n’habite pas, dans la contrée des jardins ; elle est auprès de celle de M. Schaffenberg. Celui-ci veut la meubler à mon intention. Je pourrai y habiter en paix et liberté, soignée par une vieille duègne, et je prendrai mes repas chez les Schaffenberg. N’est-ce pas aimable ? Selon toute apparence, je ne profiterai pas de cette offre amicale, dont je suis fort reconnaissante. M. et madame Tolmé sont au fond de tout cela. Que Dieu les bénisse !

Tu as maintenant de la neige, de la glace et du froid ; tu es environnée d’air glacé et moi j’ai trop chaud ; cet excès ne vaut pas mieux que l’autre, surtout quand on a la migraine ; mais l’âme et le cœur sont en bonne santé, et c’est avec eux que je t’embrasse tendrement.