La vie et la mort des fées/03

La bibliothèque libre.
Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 88-100).


CHAPITRE III

LES FÉES DANS LES POÈMES DE MARIE DE FRANCE


La féerie est représentée dans les œuvres de Marie de France. Qui donc fut Marie de France ? Il semble qu’elle naquit en Normandie ou en Basse-Bretagne, mais qu’elle vécut en Angleterre dans la seconde moitié du douzième siècle. Elle-même a revendiqué sa patrie :

Marie ai nom, ci suis de France.

Une humble petite étoile de poésie s’est allumée, pour luire à travers les siècles, sur le front de cette femme presque inconnue. Elle a recueilli avec amour les beaux récits qui faisaient battre le cœur des châtelaines, et où parfois il nous arrive de trouver des analogies avec nos contes de fées. Elle nous a donné des fabliaux malins, puis elle a chanté le Purgatoire de saint Patrick. Marie est douce et rêveuse. Elle introduit avec grâce dans le petit monde romanesque de ses lais, pleins d’aventureuses amours, certains détails familiers de la vie contemporaine. Par elle, nous savons comment les jolies dames du temps priaient les vaillants chevaliers de s’asseoir à leur côté sur un tapis, et comment elles leur tenaient de tendres discours. La sagesse de Marie de France n’est point farouche, et sa morale n’a rien de rigoureux. Avec elle, dès que l’amour est en jeu, sa cause est gagnée, et les fées ne feront pas exception à la règle : elles seront belles et elles aimeront. Faut-il en conclure que Marie fut elle-même une grande amoureuse ? Je ne le croirais pas. Elle était trop occupée des récits d’amour et de la musique des harpeurs bretons, pour que l’on puisse croire que le romanesque ait eu place dans sa vie. Ce ne dut être chez elle que passion littéraire.


I


Les deux lais de Lanval et du Graelent répètent à peu près une même histoire.

L’attribution du second à Marie est controuvée, celui de Lanval lui demeure. Ils célèbrent des événements qui se passent au temps du roi Arthur. Le monarque de la légende vient de tenir une cour plénière, mais le chevalier Lanval s’attriste de n’avoir reçu aucune part de ses bienfaits. Deux belles damoiselles, vêtues de pourpre grise — c’était une élégance de l’époque — viennent l’inviter à se rendre auprès de leur maîtresse.

Celle-ci repose sur un lit magnifique, abrité d’une tente merveilleuse. Un aigle d’or surmonte cette tente, dont cordages et pieux ont un prix immense. La bonne Marie de France voudrait nous représenter une vision analogue à celle que Plutarque nous décrit de Cléopâtre, mais ses petits vers pressés ne lui laissent pas le loisir de s’attarder beaucoup. La belle inconnue s’enveloppe d’un manteau de pourpre doublé d’hermine : elle dépassait en beauté fleur de lis et rose nouvelle, quand elles paraissent en été. Cette dame est une fée, elle est venue de sa terre de Lins parce qu’elle aime Lanval, et pour lui déclarer son amour ; dès qu’il souhaitera sa présence, il la verra et l’entendra ; pour les autres, elle demeurera invisible, et ils ne surprendront aucunement le son de sa voix. Seulement, de son côté, Lanval doit s’engager à la plus entière discrétion, et ne jamais risquer la moindre allusion à son amie. Le chevalier retourne dans sa maison où les richesses abondent. Il fait des heureux, et accorde grandes largesses à des ménétriers, c’est-à-dire des jongleurs. Tout se passerait à merveille, si la reine Genièvre ne se mettait en tête de le rendre amoureux de sa personne. Lanval a l’imprudence de lui dire : « J’aime la plus belle femme du monde, et suis aimé d’elle. » Furieuse, la reine accuse le chevalier de l’avoir insultée. Il va être jugé et condamné, mais, ce qui l’afflige davantage, il a perdu la société de sa belle et mystérieuse amie. Le jour du jugement, lorsque le peuple se presse pour assister au spectacle, deux belles damoiselles, montées sur des chevaux blancs et vêtues de soie vermeille, fendent la foule qui s’écarte sur leur passage avec un murmure d’admiration. Elles sont suivies de deux autres plus resplendissantes et plus richement parées que les précédentes. Derrière elles, leur maîtresse paraît. La poétesse s’extasie sur sa parure et ses charmes qui effacent ceux de toutes les autres beautés. Elle est montée sur un admirable cheval blanc aux harnais superbes, et porte un manteau de pourpre grise brodé d’or ; elle a l’épervier au poing, son lévrier l’accompagne. Il faut reconnaître que les vers de Marie de France s’animent d’une vie singulière pour nous faire voir l’entrée d’une dame de qualité par les rues étroites et populeuses de quelque ville du moyen âge, sous les regards ébahis des manants.

La blonde fée est venue justifier celui qu’elle aime, mais lui a-t-elle pardonné ? « Peu m’importe que l’on me tue, dit-il, si de moi elle n’a merci. » Elle laisse tomber son manteau de pourpre grise, afin de mieux dévoiler la perfection de sa personne, et, quand elle a été proclamée la plus belle femme du monde, quand elle a victorieusement plaidé la cause de Lanval, pour s’éloigner, elle remonte sur son palefroi ; Lanval saute sur son propre cheval, et la suit. La fée songeant peut-être que, parmi les hommes, la discrétion des amoureux est mise à trop rude épreuve, l’enlève en quelque île fortunée… Tel fut aussi le sort de Graelent. Ne voulant pas trahir son souverain, il fuit la reine Genièvre qui lui a proposé son amour, et il rencontre une fée occupée à se baigner dans une fontaine. La fée lui apprend qu’elle l’aimait déjà avant cette rencontre, et, comme l’amie de Lanval, celle de Graelent exige la plus entière discrétion. Graelent retourne à la cour d’Arthur, où la reine remarque sa froideur et le mépris qu’il fait de ses charmes. Elle se dit insultée par lui. Graelent commet une indiscrétion identique à celle de Lanval. Il ne sera justifié que si la fée vient à son secours. Elle surgira comme sa sœur en féerie, comme l’héroïne du lai de Lanval. Deux de ses suivantes, puis deux autres merveilleusement belles, la précéderont. Elle porte un manteau de pourpre vermeille brodé d’or, valant au moins un château. Cette dame parle en faveur du chevalier, puis elle s’éloigne. Il s’élance sur son cheval pour la suivre. Elle s’enfuit toujours et ne lui accorde pas un regard. Il l’appelle, la prie, la conjure : elle ne se laisse pas fléchir. Elle arrive à une forêt qui peut-être est Brocéliande, traverse une rivière ; Graelent fait comme elle, mais le courant l’entraîne, il va périr… Alors les suivantes de la dame la conjurent de pardonner ; elle s’émeut aussi de voir le danger de son ami, le sauve, et l’emmène avec elle dans sa terre — terre de féerie, située peut-être en Avalon, où Graelent rejoindra Lanval.


II


Si la critique récente conteste à Marie de France l’attribution de Graelent, elle lui octroie celle d’autres féeries amoureuses. Les trois lais de Tiolet, de Gaingamor, de Tidorel, se trouvent enfermés dans un manuscrit que décore une figurine de ménestrel, — frère de ces harpeurs bretons qui faisaient rêver la poétesse. Gaston Paris doute qu’elle soit l’auteur du premier ; mais il incline à lui attribuer les deux autres.

Tiolet a pour héros un jeune chasseur dont la mère est veuve et habite une forêt. Une fée lui a donné le pouvoir d’attirer les animaux en sifflant. Est-ce le don d’une fée marraine ? Si ce n’est qu’il use de ce don pour conquérir la bien-aimée, les amours de Tiolet sont étrangères à la féerie, mais de véritables romans féeriques emplissent Guingamor et Tidorel. L’un et l’autre offrent d’intéressantes particularités.

Guingamor appartient au type de Lanval et de Graelent. Une reine s’éprend de Guingamor, pour l’avoir vu assis près d’une fenêtre et enveloppé d’un rayon de soleil. Guingamor résiste à l’amour de cette reine qui, par dépit, l’oblige à tenter la chasse périlleuse du sanglier blanc. Il rencontre une jeune et belle fée, occupée, selon l’usage des fées, à se baigner dans une fontaine. Cette fée l’emmène dans son palais. Il y retrouve les dix chevaliers qui avaient tenté avant lui la poursuite du sanglier blanc, et le sanglier blanc lui-même, et son propre chien qu’il avait perdu.

Magnifique était le palais de la fée, avec ses portes d’ivoire, sa tour d’argent, ses murs de marbre vert. De perpétuels concerts y résonnaient à l’intérieur : c’étaient des harpes, des vielles, des chœurs de jeunes gens et de jeunes filles. Guingamor crut y demeurer quelques instants, et, lorsqu’il voulut retourner dans son pays, la fée lui annonça que tous ceux qu’il y avait connus étaient morts, car trois cents ans s’étaient écoulés, depuis qu’il séjournait au royaume de féerie. Elle lui recommande de ne boire ni manger, après avoir franchi la rivière. Mais il oublie ce conseil, et mange des pommes sauvages cueillies sur le chemin. À peine les a-t-il goûtées que sa jeunesse se flétrit, et que les trois siècles s’abattent pesamment sur ses épaules… Aux yeux d’un paysan ébahi, deux damoiselles venues du pays de féerie accourent vers lui, et lui font repasser la rivière.

Si mystérieux est le caractère de ce lai, qu’il nous apparaît plongeant par je ne sais quelles racines dans le sol de la vieille mythologie. Seulement, tandis que la grenade que Hadès donnait à Perséphone la faisait participer au monde des morts qui habitaient les rives du Styx, le fruit sauvage de Guingamor le rattache au monde des vivants qui habitent les champs cultivés. Les exemples d’illusions analogues à celle de Guingamor se méprenant sur le cours du temps, se remarquent dans les contes et les légendes de tout pays. Il y a quelque chose de semblable dans le récit anglais du ménestrel enlevé par Titania, et le joli conte japonais de la Fourmilière nous montre l’illusion inverse du dormeur qui croit avoir vécu nombre d’années en quelques secondes, alors que son âme se promène dans une fourmilière sur laquelle il s’est endormi. Ainsi l’imagination populaire envisage le problème du temps, si ardu à résoudre pour les philosophes.

Guingamor disparu depuis trois cents ans serait encore plus dépaysé que la Belle au Bois dormant, après son siècle de sommeil.

Quant à Tidorel, il est fils d’une reine qui se laissa enlever d’un beau verger, où elle se délassait avec ses damoiselles, par un personnage mystérieux que l’on peut appeler le Chevalier du Lac. Quel est ce personnage ? Fait-il pendant à la Dame du Lac qui n’est autre que la fée Viviane ? Est-ce un chevalier-fée, un descendant des anciens fati masculins ? La reine revient dans son royaume, et près de son royal époux qui, ne sachant rien de l’aventure, croit sien le fils de la reine, Tydorel. Cependant, Tydorel ne se laisse jamais aller au sommeil, et un dicton populaire affirme que celui qui ne dort pas n’est point fils d’un homme :

Par vérité que n’est pas d’om
Qui ne dort ni ne prend somme

Tydorel, proclamé roi, fait venir chaque nuit quelqu’un de ses sujets, pour lui dire des chansons ou des histoires, jusqu’au jour où un jeune garçon du peuple, au péril de sa vie, avoue son ignorance de toute chanson et de toute histoire, mais lui sert le fameux dicton… Ému et pensif, Tydorel laisse aller l’enfant, mais arrache à la reine, sa mère, l’aveu de sa naissance, et, rêveur, monte sur son cheval, abandonne son royaume, et s’en va droit devant lui…


III


Les fées de Marie de France ne semblent pas faire usage de la baguette féerique ; elles portent plutôt, nous l’avons vu, l’épervier au poing, à la mode des châtelaines d’alors, et elles sont des châtelaines, comme les fées de Perrault seront des duchesses à tabouret. Tandis que les romans de la Table-Ronde nous apprenaient l’origine de Morgane et de Viviane, Marie de France ne nous dit pas d’où viennent ces belles et mystérieuses inconnues. Sont-elles des femmes plus hardies, plus passionnées, plus ambitieuses ou plus savantes que la plupart des autres ? Appartiennent-elles à une autre race ? Elles semblent se soucier fort peu d’être marraines et ne s’occupent que d’être amantes. Dans le lai de Gugemer, elles demeurent invisibles, et ce lai, pourtant, est un véritable conte de fées tout imprégné de leur pouvoir.

Gugemer est un jeune, vaillant et beau chevalier de notre Bretagne, armé par le roi Arthur, et Marie de France ne lui reconnaît qu’un défaut : c’est qu’il n’a souci de l’amour. En vain dames et damoiselles soupirent-elles pour ce bel indifférent. Les fées les vengeront. Comme l’Hippolyte grec, Gugemer est chasseur. Dans une forêt, il vise une biche blanche. Le trait revient sur lui, le blesse, et la biche qui est fée se met à parler, lui prédisant qu’il doit souffrir autant de peines d’amour qu’il en infligea lui-même. Gugemer, blessé, marche jusqu’à une rivière où il trouve un navire magnifique et désert. Il s’y introduit, s’étend, épuisé, sur un lit d’ébène, et perd connaissance ; le navire se met en marche, et touche un autre rivage. Une belle châtelaine, sévèrement gardée par un mari vieux et jaloux, recueille le blessé et le cache pendant de longs mois. Ils s’aiment, mais, découverts, ils doivent se séparer. Le chevalier s’enfuit ; la châtelaine est enfermée dans un cachot. Un jour, — est-ce par l’influence des fées ? — elle découvre que sa porte est sans verrou. Elle sort et trouve sur le rivage le vaisseau féerique qui avait amené et emmené son amant. Elle s’y embarque et va le rejoindre, à travers de nouvelles aventures.

Le lai d’Ywenec nous fait connaître un autre mari jaloux et cruel ; comme celui de Gugemer, il est, sans fées visibles, tout imprégné d’une influence de féerie, et nous permet de pressentir l’Oiseau bleu de Mme d’Aulnoy : pour tromper ce vilain mari, l’amant se transforme en oiseau. Grâce à ce stratagème, il visite sa belle, mais il meurt victime du mari trompé. Après sa mort, un fils lui naîtra qui sera l’héritier de son épée, et qui se constituera vengeur. Si indulgente aux amoureux, Marie de France n’est point trop pitoyable aux maris. Elle connaît Tristan et Iseut, puisqu’elle-même, dans le joli lai du Chèvrefeuille, elle a chanté les amours d’Iseut la Blonde ; elle a subi le prestige de cette amoureuse épopée, et, pour elle aussi, l’amour est la grande féerie : il abat les grilles, fait tomber les verrous, guide les navires sans pilote, donne des ailes aux amants.

Le lai du Bisclavret prendra le parti du mari. Ce mari disparaît parfois, s’enfonce dans une forêt où il abandonne ses vêtements, et se trouve métamorphosé en loup-garou. Il a l’imprudence de confier son secret à sa femme perfide et tendrement aimée. Celle-ci en profite pour condamner le pauvre mari à rester loup-garou, le faire passer pour mort, et en épouser un autre. Un jour, tout se découvrira : il reprendra ses vêtements, sa forme humaine, mais pas avant d’avoir profité de sa mâchoire de loup pour enlever d’un coup de dent le nez de l’infidèle, et, par ces détails drolatiques et sanglants, le lai du Bisclavret rappelle certain fabliau.


IV


Celui d’Éliduc, où une belette joue un rôle quasi féerique, est d’une mélancolie grave et tendre, d’une haute et douce inspiration. C’est, peut-être, le chef-d’œuvre de Marie de France.

Éliduc aime une princesse étrangère, fille d’un roi au service duquel il a mis son épée ; et depuis qu’elle l’a vu, cette princesse nommée Guilliardon est devenue sa conquête. C’est une de ces invincibles passions que parfois le moyen âge a chantées, avec Genièvre et Lancelot, Iseut et Tristan, Paolo et Francesca. Ils se sont aimés, pour ainsi dire, avant de se connaître. Marie de France, en ce sujet brûlant, nous dépeint, avec une jolie observation des nuances amoureuses, le début de leur première entrevue : « Comme d’amour ils sont épris, elle n’ose s’adresser à lui, et il doute s’il doit lui parler… » Elle nous fait ici prévoir une autre exquise et subtile conteuse française, beaucoup plus moderne, l’incomparable Mme de La Fayette, dont l’art discerne toutes les nuances qui revêtent une aube de passion.

Éliduc obtient du roi la main de sa bien-aimée. Le chevalier s’embarque avec elle pour retourner en son pays. Alors s’élève une tempête. L’équipage invoque tous les saints de la Bretagne. Mais un matelot dénonce le crime qui se commet : Éliduc était déjà marié, et c’est la présence de Guilliardon qui courrouce le Ciel ; ces rudes hommes du moyen âge s’occupent peu de savoir si Guilliardon est innocente ou coupable, dupe ou complice. Ils n’y regardent pas de si près : elle est de trop à bord : il faut la jeter à la mer. Et elle eût péri sans l’intervention de son amant. Elle s’évanouit et tombe inanimée comme une morte. Éliduc la dépose dans un ermitage, et, pleurant sa princesse, va tristement rejoindre sa vraie femme Guildelec. Cette Guildelec nous représente une délicieuse et lumineuse figure, grave et douce comme une sainte de vitrail. Elle possède l’intuition de celles qui aiment, et elle sait bien vite que son amour ne trouve plus d’écho dans l’âme de son seigneur. Mais aucun reproche, aucune plainte n’arrive jusqu’à ses lèvres. Elle découvre l’ermitage où dort sa rivale et devine le secret de son mari. Elle ne triomphe pas de ce qu’une âme moins haute envisagerait comme le châtiment dû à la trahison, mais elle pleure sur les belles mains de la jeune morte et sur la tendresse perdue de son ami. Marie de France, avec son langage naïf et sa grâce de fleur simple, trouve deux vers charmants pour décrire cet état d’âme :

« Tant par pitié que par amour,
« Je n’aurai plus joie aucun jour… »

Pareille aux dames à qui s’adressait Dante, Marie de France et sa Guildelec ont certainement ce que le poète appelait « l’intelligence de l’amour ».

Pas de fées dans ce conte, mais voici venir le fantastique qui fait du conte d’Éliduc un devancier de la Belle au Bois Dormant. Outre que le sommeil de Guilliardon est parent des sommeils féeriques, une merveilleuse belette apparaît évadée du monde de la féerie. À la différence de beaucoup d’animaux de ce monde-là, dame belette ne parle pas ; seulement, par la vertu d’une herbe qu’elle connaît, elle ressuscite une de ses sœurs belettes, et Guildelec, témoin de ce fait merveilleux, s’empare de la même herbe, en frotte les lèvres de la belle morte, la ressuscite et prend la résolution de se retirer dans un cloître pour cesser de mettre obstacle au bonheur des amoureux.

Il est clair que Guildelec est également une amoureuse passionnée, car son droit lui importe peu, dès lors qu’elle a perdu l’amour. Je ne discute pas, au nom de la stricte moralité, l’acte commis par la chère Guildelec, mais j’admire qu’un sentiment si fin et si ardent la porte vers les sommets du sacrifice !

Nous n’avons pas à savoir comment Guildelec fonda un monastère où trente jeunes filles d’élite furent ses compagnes et ses disciples, ni comment Éliduc et Guilliardon, ayant réalisé la vie de leur passion et de leur rêve, un peu déçus peut-être par cette réalisation même, vinrent demander à Guildelec abbesse les beaux secrets du plus haut amour ; Éliduc se fit moine et Guilliardon se fit nonne. Un idéal chrétien d’amour tout spirituel succède à ce récit d’une passion qui apparaît d’abord aussi fatale et aussi irrésistible que dans la conception païenne de l’amour. Il serait intéressant de démêler, sous l’apparence très simple de ce petit conte rimé, la complexité de plusieurs civilisations qui s’y heurtent. Mais la poétesse est fidèle à l’enseignement profond du Christianisme quand elle transforme en victorieux ceux dont la poésie antique n’eût pu faire que des désespérés.

Elle nous dit tout cela, facilement, gracieusement, et comme se dépêchant de nous le dire avec ses petits vers pressés qui nous ouvrent parfois de longues perspectives de rêve ; tels ceux qui se font évocateurs d’une musique aimée et perdue.

Car tous ces lais venaient de Bretagne, sur les ailes d’une musique ancienne que Marie de France connaissait et goûtait ; s’il faut en croire les poètes, cette musique était délicieuse, si délicieuse que notre Marie en demeure hantée à travers tous ses chants.

De ce conte que vous avez
Le lai de Gugemer fut trouvé
Due l’on dit en harpe et en rote :
Bonne en est à ouïr la note.

Et l’auteur de Graelent :

L’aventure de Graelent
Vous dirai si que je l’entends ;
Le lai en est bon à ouïr,
Et les notes à retenir.

Mais, justement, ce sont les notes qui s’envolèrent…