La vie et la mort des fées/02

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Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 78-87).


CHAPITRE II

LES FÉES DANS L’ÉPOPÉE CAROLINGIENNE


I

LES HÉROS ET LES FÉES


Ces insinuantes aventurières que sont les fées avaient opéré le plus étonnant de leurs exploits en conquérant les chansons de geste. Issues de l’épopée celtique, qui correspondrait plutôt au mode ionique de notre poésie, elles semblaient devoir être écartées du cycle héroïque de la littérature franque, qui en représenterait plutôt le mode dorique. Pour mesurer la puissance de leur domination, il faut jeter en arrière un regard sur cette épopée franque, il faut surtout constater que rien ne la prédisposait à accueillir la visite de ces étrangères.

Filles du onzième et du douzième siècle, les chansons de geste comportent des vestiges de brutalité et de barbarie, mais un tel souffle d’héroïsme y circule, un tel élan de noblesse les soulève, qu’elles imposent, à qui les écoute, le rythme de leur mâle et vigoureuse beauté. Le surnaturel chrétien leur donne une nouvelle auréole de splendeur. À la mort d’un preux, le poète s’écrie : « Que les anges le conduisent au paradis ! »

Les vraies fées ouvrières de prodiges, ce sont les belles et brillantes épées des paladins : Durandal, Hauteclaire, Joyeuse. Elles ont des noms, et presque des âmes ; ou les aime comme d’éblouissantes et virginales fiancées. Il semble qu’on voie en elles les sœurs des Aude, des Ermenjart et des Guibourc, qui sont aussi de graves et belles héroïnes à l’âme pure et droite, dignes d’être aimées par des preux. Roland, avant chacune de ses actions, se demandait : « Que dirait Aude ? » Et celle-ci tomba morte, en apprenant la fin de son fiancé, car elle ne pouvait survivre à son amour. Dans la Geste d’Aymeri, la noble Ermenjart est aussi héroïque que son seigneur ; plus tard, ses fils songeront que leur père dut acquérir un nouveau courage en combattant sous les yeux d’une pareille femme. Dans la Geste de Guillaume, Guibourc, sous le nom d’Orable, fut une belle princesse d’Orient, quelque peu magicienne. Allons-nous ici effleurer la féerie ? Guibourc se convertit. Elle est épouse de Guillaume, tante de Vivien, ce tout jeune héros dont les Enfances constituent un délicieux poème, et qui doit mourir sur le champ de bataille des Aliscamps, après avoir communié ; c’est elle qui refusera de reconnaître son mari sous les traits d’un fugitif, parce qu’elle ne peut croire à sa défaite, et puis se révélera dévouée jusqu’au sublime, après l’avoir reconnu. La passion chevaleresque enflamme ces poèmes de toute sa ferveur. Entre deux reprises de combat, les champions adverses, secourables l’un à l’autre, s’agenouillent l’un près de l’autre, se faisant boire avec une maternelle tendresse. Au milieu même des luttes sanglantes, le sens du mot chevalerie rappelait aux hommes que les causes de l’amour sont plus profondes que celles de la haine. Ce fut la première floraison de notre sol littéraire national.

Mais un autre monde, celtique et breton d’origine, rôdait autour de celui-ci. Les capricieuses et peu sûres dames des fontaines et des clairs de lune n’attendaient qu’une brèche pour s’introduire dans la place. Elles ne ressemblaient guère, pourtant, aux princesses héroïques des chansons de geste. Vaniteuses, instables, changeantes, elles différaient d’elles autant que les héroïnes d’Ibsen peuvent différer de celles de Corneille. Une Viviane, une Morgane ont des ambitions démesurées. Elles s’insinuent dans le cycle des aventures épiques, elles se glissent au cœur des vieux poèmes. Elles se penchent sur les berceaux, elles président aux aventures des guerriers. Elles sont belles et blanches, avec une nuance de caprice et de mélancolie.

Morgane la druidesse, Morgane la vierge royale, reparaît dans les « gestes » carolingiennes ; elle y prend ses ébats, librement, parfois avec dévergondage. Elle semble suivre une double carrière dans les aventures carolingiennes et celles de la Table-Ronde, mais les deux courants nous la montrent éprise de beaux chevaliers auxquels elle accorde ses faveurs.

Ogier de Danemark et Guillaume au Court-Nez, où les suivantes de Morgane enlèvent le géant Rainoart, furent postérieurs à la diffusion des romans arthuriens ; cependant la figure esquissée est encore celle de la Morgane d’Avalon, plus déesse que la Morgane de la cour d’Arthur. Elle aime Rainoart ou Ogier, comme Calypso aime Ulysse ; c’est une païenne dénuée de scrupules, mais elle demeure en son île irréelle aux magnificences de rêve ; de jeunes et blanches fées vêtues de robes éclatantes la servent docilement, et composent les chœurs mélodieux de ses fêtes.

Du moment que la geste carolingienne adopte cette capricieuse Morgane, elle lui prodigue les attributs féeriques. On la rencontre, comme les Hâthors d’Égypte, au chevet des accouchées, au berceau des héros. À la longue, rien de monotone comme ces visites de fées aux nouveau-nés.

Morgane est une trop grande princesse de féerie pour sortir seule ; elle amène toujours d’étincelantes amies, de merveilleuses suivantes, et le paganisme de son caractère disparaît sous le christianisme de son langage et de ses exhortations.

Pendant le sommeil de la mère, elle vient douer Maillefer, fils de Rainoart, et elle le recommande au Créateur. Il n’est pas rare que les fées paraissent baptisées et remplissent d’édifiantes missions. Au berceau de Garin de Monglane, Morgane, encore accompagnée d’Ida et de Gloriande, cite l’Évangile et débite un fort édifiant petit sermon sur la pauvreté. La scène se passe dans une chaumière où Flore, la pauvre mère de Garin, méconnue et calomniée, gît loin de sa cour, assez misérablement.

Ogier est un favori des fées. Morgue ou Morgane, accompagnée de ses sœurs, se trouve près de lui dès sa naissance. Elles sont au nombre de six ou de sept. La mère, ici, trépasse, mais les fées veillent sur le nouveau-né. La plupart ont de jolis noms ; avec Morgane, il y a Gloriande, Sagremoire, Foramonde, Béatrice. Elles dictent les lois du destin. Elles ont la grâce et l’éclat des fleurs de lis. Elles embrassent l’enfant, et, se baissant, jouent avec lui. Elles l’aiment d’un amour impérieux, bizarre et défiant. Elles s’attendrissent sur lui, et pressentent déjà en lui l’homme qui sera capable de les faire souffrir, car les fées ont le faible cœur des plus faibles femmes. Aussi leur pitié est-elle mêlée d’ironie, leur tendresse d’hostilité. Cela même rend leur psychologie très complexe.

Ogier, dans la légende, fut un rude compagnon de Charlemagne, révolté contre l’empereur, parce que le fils de celui-ci, Charlot, avait tué le propre fils d’Ogier, Beaudouinet. Cet Ogier est un barbare : il subit de dures épreuves et accomplit d’étonnants exploits. La vieille chanson de geste le marie à la fille du roi d’Angleterre.

Les fées, toujours occupées de lui, récompenseront ses prouesses en le transportant après ses combats dans une de leurs îles fortunées, où le paradis dont il goûte les délices semblerait plutôt musulman que chrétien. Le grave et beau souhait des premières épopées : « que les anges te conduisent au Paradis ! » s’est ainsi dénaturé. Pourtant, si l’on veut en connaître la valeur esthétique, il faut l’imaginer, traduit en sculpture, au pourtour de quelque cathédrale : les anges silencieux et recueillis, portant quelque chevalier immobilisé par la mort et couché dans son armure, vers ce lieu de paix, de gloire et de justice où il trouvera l’éternel repos. Les fées d’Ogier ne feront nullement jaillir une telle source d’émotion et de beauté. Elles ne s’élèveront pas à la hauteur de la mission qu’elles reçoivent.

Après sa vie, Ogier, dans l’éblouissante cité de la fée Morgane, est accueilli avec des chants et des cortèges de chevaliers et de fées. Morgane lui pose sur la tête une couronne d’immortalité et d’oubli.

Mais un païen, Capalin, désole la chrétienté. Ogier, chevalier d’élite, quitte alors les délices d’Avalon et marche contre Capalin. Il le combat au nom d’Arthur, triomphe de lui, le convertit au Christ et l’emmène chez Morgane, où Capalin reçoit une couronne pareille à celle d’Ogier. Or, quand Ogier, se souvenant de Charlemagne et de ses amis, veut prendre congé de la fée et de leur fils Murmurin, deux cents ans se sont écoulés sans qu’il y paraisse au royaume de féerie. Ainsi se mêlent dès lors le monde franc des chansons de geste et le monde celtique des enchanteurs et des fées.

Dans Charles le Chauve, Dieudonné voit trois belles jeunes filles sorties d’une fontaine. Il devine en elles des fées. Elles le mènent à leur reine Gloriande, qui aime le chevalier, l’accable de dons et le transporte en son royaume.

Bientôt, les fées des chansons de geste nous feront connaître l’enchanteur Perdrijon, maître ès sciences magiques et capable d’accomplir mille tours. D’ailleurs, il se convertira, sera baptisé, fera pénitence, vivra en ermite, et s’imposera de longues années d’expiation, quitte à oublier ses vœux pour rendre service à un ami. Il peut amuser la fantaisie, mais il corrompt la pure beauté des vieux poèmes, où les paladins ne demandaient de secours qu’à leur grand cœur et à leur claire épée.


II

LE PETIT ROI OBÉRON


Voici s’échapper des manuscrits poudreux de nos vieilles chroniques un étrange et gracieux personnage, dont les destinées seront merveilleuses : c’est l’incomparable Auberon ou Obéron, le petit roi-fée, au front duquel Shakespeare doit mettre un jour une auréole de poésie, et qui sera l’inspirateur poétique de Wieland, musical de Weber. Huon de Bordeaux le rencontrera dans une forêt, sur le chemin de Babylone.

Cet Obéron a, sous ses ordres, une multitude de chevaliers-fées. Ici, la féerie possède je ne sais quel prestige héroïque.

Retenu par une influence cachée dans le bois merveilleux où règne le nain Obéron, Huon de Bordeaux, en butte à la vengeance et à la haine de Charlemagne, tente vainement de s’enfuir. Il doit, pour se sauver, accomplir les exploits que lui impose l’empereur : Obéron le guette au passage, et lui promet son amitié, s’il veut lui parler. Qu’il est charmant, cet Obéron ! Il a trois pieds de haut. Il est plus beau que le soleil. Il porte un manteau de soie et d’or. Il est, dit-on, fils de la fée Morgane et de Jules César. Il bâtit en une seconde des palais ravissants, et fait se dresser devant ses protégés des tables chargées de mets exquis. Il comble de prévenances ceux qu’il aime. Enfin, il ne doit point vieillir, et il entend les chants des anges du ciel. Il tient, des fées qui visitèrent Morgane, ses dons, ses pouvoirs et sa petitesse. Son cor d’ivoire et d’or est fée, et fut ouvré par les fées en une île de mer. Son hanap se remplit toujours sous les lèvres de ceux qui se trouvent en état de grâce. Obéron ne manque pas de demander à ses protégés s’ils sont confessés et absous. Lorsque Huon répond qu’il vient de recevoir l’absolution du pape, Obéron, tout de suite, lui donne son hanap et lui permet de tenter l’épreuve. Il est si bon qu’il lui prête aussi son cor. En quelque lieu du monde que Huon doive l’emporter, le roi-fée continuera d’en entendre le son. Avec ces deux cadeaux, Huon de Bordeaux poursuit son voyage.

Huon de Bordeaux est un jeune imprudent. Il sait qu’aux accents du cor d’ivoire, Obéron doit apparaître à la tête des guerriers-fées. Et il ne peut résister au désir de voir si le prodige s’accomplit. « Bah ! se dit-il, Obéron est si bon qu’il me pardonnera. » Le nain féerique se montre accompagné de cent mille chevaliers : « Je te pardonne, dit-il, mais je pleure à la pensée des malheurs qui vont t’arriver par ta faute. Adieu ! tu emportes mon cœur avec toi. »

Belle parole de douce sagesse ! Ce petit roi-fée ne s’irrite pas ; il se contente de s’apitoyer. Or, le beau petit roi Obéron, qui marche légèrement dans la rosée de ses bois favoris, ne s’étonne pas plus de voir le cœur humain porter l’ingratitude et la défiance qu’il ne s’étonne de voir les buissons porter des épines. Avec un pardon, avec un vœu, avec un soupir, il congédie son téméraire ami, et me semble plus admirable pour cette sagesse mélancolique et résignée que pour les palais merveilleux qu’il bâtit, pour les armées fantastiques qu’il lève.

Il a besoin de pitié, le pauvre Huon. Non seulement il abuse du cor merveilleux, mais il le perd plusieurs fois ; il révèle sottement le secret du hanap, il se laisse dépouiller de l’un et de l’autre. Il fait tout ce qu’il faudrait pour lasser la patience d’Obéron, et Obéron affirme qu’il laissera désormais Huon livré à ses propres forces : mais Obéron pardonne toujours, et Huon recommence ses imprudences, ses étourderies.

Huon conquiert sur le géant Orgueilleux le haubert du nain Obéron, qui rend son possesseur invulnérable, mais quand il s’avance, chargé du heaume, du hanap, de l’olifant, tous les talismans du monde n’empêcheront pas sa faiblesse, car elle réside dans son cœur. Il sera bientôt entraîné à de nouvelles folies. Malgré tout, Obéron ne l’abandonne pas et l’aide à recouvrer Bordeaux, dont, par trahison, Gérard, son frère, s’est emparé. Huon vivra désormais avec sa femme Esclarmonde, après un roman d’amour aussi orageux que ses autres aventures.

Ne croyons pas qu’il y ait du mépris dans cette patience d’Obéron. Quelle belle forme d’amitié sereine, forte, clairvoyante, il nous enseigne ! L’amitié qui s’aveugle n’a rien d’admirable, mais l’amitié qui voit et qui persévère donne à l’humanité la plus haute leçon. Les vieux romans nous fournissent des traits exquis. C’est dans ce monde que nous a menés le délicieux petit roi sauvage, le chevalier-fée, Obéron. Tout le moyen âge a rêvé du cor qui le faisait surgir prêt à défendre les causes chrétiennes, à venger les trahisons, à délivrer les opprimés, et dont les notes claires, entendues au fond des bois charmés, consolaient, apaisaient les cœurs plongés dans l’affliction et l’amertume.

La poésie de Shakespeare lui tressera une parure de fleurs et d’étoiles, mais, quelle que soit la malicieuse bonté du héros de Shakespeare, je ne suis pas sûre qu’il ne faille mettre au-dessus de cette conception celle de notre antique Obéron, du cher petit roi-fée de la légende carolingienne, si pur, si austère, si doux, d’une si vaste indulgence pour ceux qu’il aime, qu’il aime tant et si bien ! Huon aime Obéron comme un jeune étourdi peut aimer ; Obéron aime Huon comme aime un maître, un sage, je dirais presque un saint ; et si le moyen âge n’avait si longuement médité sur la vie des saints, il n’aurait sans doute pas donné de si beaux traits à son rêve profane.