La vie et la mort des fées/12

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Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 221-235).


CHAPITRE XII

LA FÉERIE NAPOLITAINE : BASILE


Pendant que les chansons de geste, les romans du moyen âge, la poésie chevaleresque de la Renaissance et l’originale fantaisie de Shakespeare évoquaient des types de fées romanesques ou symboliques, le peuple avait ses fées, à lui, plus humbles, plus ingénues, également mystérieuses, mais la littérature élégante s’occupait fort peu de ces fictions, et il fallut des circonstances particulières pour qu’elles s’imposassent un jour à l’attention des lettrés.

La première et la seconde moitié du dix-septième siècle virent chacune un phénomène analogue : en Italie et en France, à Naples et à Paris, des hommes habitués à travailler pour les cours et les académies se tournant soudain vers les sources fraîches de la littérature populaire ; ils s’appelaient Gianbattista Basile et Charles Perrault. Gianbattista Basile naquit à Pausilippe en 1575. Il fut élevé au bord de la mer bleue par laquelle Naples est enchantée. Sa vie s’est passée tout entière dans les sites de rêve et de beauté qui apparaissent à nos imaginations septentrionales comme des visions de féerie. Il avait des frères et des sœurs ; ses sœurs étaient d’incomparables musiciennes, l’une d’elles surtout, la fameuse cantatrice Adriana, exigeante et orgueilleuse comme une reine, qui reçut du duc de Mantoue un domaine et le titre de baronne.

Il est permis de croire que le petit Gianbattista s’échappait quelquefois de cet intérieur plein de jeunesse, de musique et de gaieté pour courir sur le port et entendre les récits des pêcheurs. Il y prit l’amour du dialecte napolitain. En même temps, il recueillit certainement de ces beaux contes qui semblent avoir été roulés par toutes les vagues de la Méditerranée, tels les coquillages transparents que l’on se plaît à ramasser sur les grèves. Il connut Vicence, Venise, Candie, Corfou, errant à travers les îles fleuries de la Méditerranée. Déjà l’une d’entre elles, Céphalonie, était ingénument peuplée de fées par notre Froissart : « Les femmes, disait-il, habiles aux ouvrages de soie, parlent à fée quand elles veulent bien. » Mais ni son service de soldat, ni ses pérégrinations, ni l’Académie crétoise des Extravagants qui le comptait parmi ses membres, ni même le jardin féerique d’Adriana à Mantoue, petit et délicieux, odorant d’herbe et de feuillage, où l’eau tremblante d’une fontaine dormait comme un joyau dans un écrin de marbre et reflétait le Narcisse de Michel-Ange, ne firent oublier à Basile le cher dialecte et les contes des pêcheurs. Sans doute le Minotaure lui parut un ogre, et les trois déesses du mont Ida un trio de fées.

Jamais écrivain ne dissimula davantage son âme et son talent. On connaissait Basile comme un poète courtisan, faiseur d’épithalames et de madrigaux. On l’honorait comme membre de l’Académie napolitaine des Oziosi ou hommes de loisirs. On savait bien qu’il s’intéressait à une tentative littéraire, faite alors en faveur du dialecte napolitain. Mais s’il recherchait les contes savoureux et la langue populaire de sa chère Naples, personne ne devinait le parti que mystérieusement il en tirait.

Ce ne fut qu’après sa mort, arrivée le 13 février 1632, que sa sœur Adriana trouva dans son porte-feuille, comme l’intime aveu de ses plus chères pensées, ce recueil de contes populaires, écrits en dialecte napolitain, qui s’appelle le Pentameron ou Conte des Contes. Le peuple de Naples lui devait son épopée familière, et cette œuvre donna à Basile sa vraie immortalité. Singulière destinée pour ce poète de cour !


I


La mise en scène du Conte des Contes est délicieuse.

Une fille de roi, la jeune et belle princesse Zoza, est affligée de mélancolie. Comment, pour la distraire, on établit sur la place du palais une fontaine d’huile ; comment la princesse finit par rire devant le tour joué à une vieille femme ; comment celle-ci la maudit ; nous n’avons pas à le raconter en détails. Il nous suffit de dire que, pour obéir à sa destinée, Zoza doit rechercher la tombe du Prince de Campo-Rotondo, tombe surmontée d’une amphore, et qu’elle n’aura d’autre mari que ce prince, lorsqu’elle l’aura fait revivre en remplissant cette amphore de ses larmes. Cette amphore, on la devine pure et marmoréenne ; autour d’elle flottent tous les rêves du passé ; sur elle planent, dirait-on, les fantômes de la Grèce et de l’Italie antiques.

Et le jeune prince de Campo-Rotondo, ce héros de Basile, nous rappelle la Belle au Bois dormant des humanistes, la jeune fille endormie depuis des siècles dans sa beauté radieuse, et retrouvée, disait-on, sous un mausolée, figure de la Grèce sommeillant sous des manuscrits poudreux et gardant, sous la poussière amoncelée par la succession des âges, la splendeur de ses drames ou la fraîcheur de ses paysages d’idylle. La mer bleue murmure auprès de cette tombe que caresse l’ombre légère des lauriers-roses. La nature méridionale sourit de son éternel sourire. Et Zoza pleure.

Le prince de Campo-Rotondo se réveille, un peu trop tard, comme la Juliette de Roméo ; Zoza n’est pas morte, mais, après avoir tant pleuré, elle s’est assoupie. Une esclave noire profite de cette circonstance pour donner le change au prince, lui fait croire qu’elle est sa libératrice. Elle devient sa femme. Et Zoza, grâce à un talisman, parvient à donner à sa rivale le désir d’entendre conter des histoires, se promettant de lui servir celle du prince de Campo-Rotondo, de la vraie et de la fausse libératrice. Devant le prince charmant et la méchante négrillonne, elle débite son récit. Par ce moyen tout se découvre. La perfide est cruellement punie et le prince épouse enfin la belle Zoza.

Les histoires narrées chez le prince de Campo-Rotondo forment les contes du Pentameron. Il en était qui peut-être venaient d’Orient. Il en était qui venaient d’Égypte. La plupart avaient fourni sans doute une carrière séculaire. Ils avaient débarqué, on ne sait quand, on ne sait d’où, sur le rivage de Naples, après de multiples escales. Plusieurs paraissaient n’avoir pour but que d’étaler des joyaux étincelants ou des couleurs imprévues. D’autres apportaient le parfum des jardins mystérieux du Levant. D’autres encore s’accompagnaient d’une moralité voilée. Il y en avait de rudes, de grossiers, de choquants. Mais Basile les aimait quand il se souvenait des soirées factices, passées chez un Marino Caracciolo, prince d’Avellino, à rire, à jouer, à chanter, en compagnie joyeuse ou se voulant telle, pendant les longues nuits d’hiver. Son expérience des cours lui faisait-elle donner une portée significative au conte de la jeune et belle fée amoureuse ; que visite la nuit le prince charmant, son époux ? Pauvre fée inoffensive, impuissante contre la méchanceté des femmes ! Des jalouses la déchirent en pièces, mais elle revit, plus belle que jamais, et ses ennemies seront châtiées. Je n’oserais affirmer que ces criminelles fussent, dans la pensée de l’auteur, la personnification de la calomnie. Quant à la fée, que lui sert d’être fée ? Elle ne se défend pas. Elle ne sait qu’aimer. Est-il besoin d’être fée pour cela ? Ne lui suffirait-il pas d’être une belle et passionnée Italienne ?

Mais des fantômes classiques rôdent toujours sur les rives de la Méditerranée. Ils s’appellent Persée, Andromède, Bellérophon, Danaé, Psyché, l’Amour. Sous les draperies de marbre que leur a données la Grèce, ils intimideraient ce peuple d’artisans et de pêcheurs qui les évoque en jasant à l’ombre d’une ruelle, au seuil de quelque échoppe dont la lampe fumeuse s’allume dans le soir. Il ne faut pas trop s’étonner de voir la sérénité marmoréenne des beaux visages se perdre en une grimace burlesque. On a besoin de s’amuser, et dame ! on joue avec un pantin, et pas avec une statue.

L’histoire de Peruonto en est un exemple. Pour avoir rendu service à trois adolescents fils d’une fée, ce hideux Peruonto obtient la faculté de voir tous ses vœux se réaliser. Il souhaite que la jeune princesse, fille du roi, devienne mère de deux jumeaux. De là, scandale de la cour et du royaume. Le roi, courroucé, fait enfermer sa fille dans un coffre, et, la culpabilité de Peruonto s’étant révélée, il inflige le même sort au monstre et aux deux jumeaux, puis le coffre est jeté à la mer. Ici, nous reconnaissons une réminiscence de Danaé. Fort heureusement, Peruonto n’a pas épuisé dans ce vœu bizarre et périlleux toute sa puissance, il fait aborder le coffre dans une île, le transforme en château merveilleux, et se métamorphose lui-même en prince jeune, beau, charmant, digne d’être aimé de la princesse. Il aurait dû commencer par là. Le roi qui chasse dans ces parages est émerveillé du château et de ses habitants ; il pardonne. Une réconciliation suit ces fantastiques aventures. Peruonto s’est trouvé soudainement embelli, comme Riquet à la Houppe, mais qu’il y a loin de Basile à Perrault, de la farce napolitaine au conte français si élégant, si délicat ! Ce pauvre Peruonto serait embarrassé de trouver les belles phrases de Riquet, pour causer avec sa princesse.

Ainsi se déforme et se vulgarise une légende grecque accueillie sur le rivage napolitain, mais un souffle d’Égypte, une autre vague de la Méditerranée semblent avoir jeté sur ces plages l’histoire du Chat mystérieux dont Perrault fait notre Chat botté. L’Égypte, vénérait les chats, et les contes de chats ont, dit-on, une origine égyptienne. Gagliufo avait hérité d’un chat, son frère possédant l’autre part de l’héritage familial. Par les ruses de son chat, Gagliufo épousera la fille du roi, acquerra terres et baronnies au riche pays lombard. Mais voici un trait que nous ignorions : le chat de Gagliufo, chez Basile, fait le mort, et s’attend à être pleuré pour les services qu’il a rendus. Imprudent animal ! Son oraison funèbre, la reconnaissance qu’on lui accorde, lui conviennent si peu qu’il se retire en se promettant de laisser à l’avenir son maître se débrouiller tout seul et de ne plus s’occuper de ce qui regarde les hommes. En Italie, ce conte de Basile a de nombreuses répliques.

À Livourne, c’est la chatte de Giuglielmo Patta qui marie son maître à la fille d’un roi, et demande, pour récompense, un monument, après sa mort, dans le jardin de ce maître. Elle ne l’obtient pas, et ressuscite pour reprocher à celui-ci son ingratitude. Dans les nouvelles florentines de l’Imbriani, la chatte, après avoir marié royalement son maître et ami, et l’avoir conduit à un palais évoqué par vertu magique, est payée de la même ingratitude, ne reçoit pas la sépulture, et le magnifique palais s’évanouit.

Ce trait de la sépulture donne raison aux partisans de l’origine égyptienne. On trouvera le même souci, le même vœu chez certains personnages des contes recueillis par M. Maspéro. Il est évident que tous ces chats sont fées ; la puissance que leur attribuent nos contes dériverait-elle de la vénération superstitieuse dont l’Égypte entoure leur race ? en tout cas, par leurs préoccupations funéraires, ils semblent révéler leur parenté avec les chats-momies, embaumés sur les bords du Nil. Qui sait, traversant la Méditerranée, s’ils n’apportèrent pas avec eux la pantoufle de la fameuse Rhodopis qui devint la pantoufle de la fameuse Cendrillon ? Un aigle, dit l’ancienne légende, ayant volé la pantoufle ; de la belle courtisane Rhodopis pour la laisser tomber devant le trône de Pharaon, le roi, par tout le royaume, aurait fait rechercher la beauté capable de chausser cette précieuse pantoufle. Et l’on nous raconte aussi que la même pantoufle, la pantoufle de vair, de notre Cendrillon, aurait chaussé l’aurore en marche sur le cristal des lointains océans ou dans les prairies étincelantes de rosée.

Car il est une Cendrillon Napolitaine : la Gatta Cenerentola, suivant le titre du conte de Basile, et qui répond elle-même au prénom de Zezolla. Il faut dire que cette Gatta Cenerentola est moins charmante, moins civilisée que notre Cendrillon à nous. Elle a successivement deux marâtres ; elle se débarrasse cruellement de la première à l’instigation de sa gouvernante qui devient la seconde, et qui amène ses six filles chez son nouveau mari. Zezolla n’a d’autre ressource que de se réfugier à la cuisine, mais cette sauvage et criminelle personne ne nous intéresse pas. Comme notre Cendrillon, elle est favorisée par l’amitié d’une fée. Celle-ci apparaît sous la forme d’une colombe, et habite l’île de Sardaigne. Elle envoie à sa protégée un talisman dont Zezolla fera usage pour aller à un bal, magnifiquement vêtue et accompagnée. Sa propre famille ne la reconnaît pas. Le roi s’éprend d’elle. La pantoufle perdue, la recherche du roi, le splendide mariage de Zezolla, nous connaissions tout cela sous une forme plus séduisante et plus jolie.

Dans le conte napolitain de l’Ourse, il s’agit d’une vraie métamorphose et non d’un déguisement, comme dans le conte français analogue de Peau d’Âne. Nos contes français sont plus rationalistes. Ils n’abusent pas de ces changements à vue qui foisonnent dans les contes italiens. Le prince de Basile, dans la durée d’un éclair, a entrevu la jeune princesse sous son véritable aspect, il reste amoureux de la vision disparue. Or, cette pauvre fugitive aime le prince, et, malgré sa transformation en ourse, elle lui porte de douces roses, des fleurs de citronnier, tout imprégnées du parfum qu’exhalent les jardins heureux sous les caresses de la Méditerranée. Touché des attentions que lui témoigne un animal si étrangement apprivoisé, il embrasse son ourse, et la belle princesse reparaît.

Cette ménagerie féerique hospitalise aussi des colombes, des colombes-fées ; l’une d’elles sert même à désigner un conte : celui du jeune prince, puni d’une méchante action, qui tombe dans les filets d’une ogresse, et qui, pendant que dure l’épreuve, est consolé par une jeune et belle fée aussi compatissante à son égard que la Miranda de Shakespeare pour le prince Fernando. Malheureusement, le prince de Basile est un étourdi ; le moindre maléfice suffit à lui troubler la mémoire, et, plus tard, il oublie totalement la fée consolatrice. Sous la forme d’une colombe échappée d’un pâté, celle-ci vient réveiller ses souvenirs, et reprend sa forme de belle jeune femme.


II


Cette rapide étude des contes napolitains fait ressortir à nos yeux, par la comparaison, ce qui distingue excellemment nos contes français. Ils ont subi l’influence d’un goût modéré, rationnel et délicat, qui respecte toujours, autant que possible, les droits du bon sens, et serait tenté, ce qui n’est pas si banal qu’on pourrait le croire, de le préférer même à la poésie. Cependant le privilège de la poésie nous appartient dans la version de la Belle au Bois dormant, opposée à celle du Soleil, la Lune et Talia. La légende de la Belle Dormeuse, comme celle des êtres aux dons bizarres que Mme d’Aulnoy appellera les Sept Doués, se trouve dans beaucoup de pays et dans beaucoup d’aventures. On cite parmi les aïeules de cette belle endormie Perséphone et Eurydice, puis, au moyen âge, l’héroïne de Perceforest et, plus tôt encore, celle du Lai d’Éliduc. La Légende dorée avait aussi son histoire des Sept dormants d’Éphèse qui se réveillèrent, après un sommeil séculaire, pour prêcher et prouver l’immortalité de l’âme, et la Grèce antique avait commenté le long sommeil d’Épiménide.

Les contes de Basile ont deux dormantes mystérieuses : Talia, qui repose sur un lit somptueux, et Lisa, qu’abrite un cercueil de verre ; on les retrouvera chez les Grimm, où l’une deviendra la printanière Fleur d’Épine, l’autre la pure Blanche-Neige.

Talia s’est blessée avec une arête de lin, glissée sous son ongle. Elle est la fille d’un grand seigneur, et des sages avaient prédit son sort. Elle tombe inanimée. On la dépose sur un lit de velours et de brocart à l’intérieur d’un château qui reste clos et désert. Un jour arrive où le roi, chassant au faucon, pénètre dans cette demeure silencieuse. Il découvre la belle Talia plongée dans le même sommeil, et repart sans l’avoir éveillée. Après la visite du roi, Talia, toujours endormie, met au monde deux enfants qui s’appelleront le Soleil et la Lune, et, comme ils sont privés du lait maternel, l’un d’eux se met à sucer le doigt de sa mère ; il extrait de l’ongle la malencontreuse arête de lin. Talia, délivrée, s’éveille alors. Le roi qui revient la visiter lui raconte la scabreuse aventure ; ils font alliance et amitié. Mais ce roi nous a déjà révélé qu’il n’est pas le jeune prince respectueux et attendri de notre Belle au Bois dormant ; il est marié à une femme cruelle et jalouse. Celle-ci apprend la naissance des jumeaux, ordonne qu’on les tue, et veut que leur mère soit brûlée vive. Les pauvres petits ont disparu. Le roi les croit morts et, dans son désespoir, c’est lui qui fait jeter au feu la méchante reine. Mais les enfants avaient été épargnés ; leur père les retrouve, et il épouse leur mère.

Ainsi Basile écrit l’histoire de ; Talia ; ainsi doit-il l’avoir recueillie des pêcheurs et des artisans de Naples, qui ne songent nullement à polir la sauvagerie des vieilles légendes. Mais le nom des deux enfants : le Soleil et la Lune, nous rappelle la signification mythique de semblables récits. En somme, il ne s’agit point, là, d’histoires humaines. Talia, comme l’antique Perséphone, symbolise le mythe du printemps. C’est le soleil qui fait revivre la terre endormie. Il est aussi le roi qui la visite pendant le sommeil de l’hiver. La version de Basile nous paraît gauche et fruste, assez proche des racines primitives ; celle de Perrault est ciselée, délicate, élégante comme une fleur. Ah ! nous ne pouvons nous empêcher de la regretter ici, de regretter son jeune prince aussi parfait que charmant, et la chapelle illuminée, et encore la bénédiction de M. l’aumônier.

Lisa est une fillette ; sa mère, en peignant ses beaux cheveux, enfonce dans sa tête une dent de peigne, et elle perd l’apparence de la vie. On l’enferme dans un cercueil de verre, et ce cercueil est déposé dans une chambre reculée de la maison. La mère meurt ; l’oncle et la tante de Lisa s’installent dans cette maison ; et, le cercueil ayant été remué, la dent du peigne tombe de la tête de Lisa qui revient à la vie. La tante profite de cette circonstance pour l’asservir et la persécuter, mais Lisa se fait reconnaître de son oncle, grâce auquel elle recouvre le bonheur. Chez Grimm, le sens mythique ou symbolique s’est beaucoup mieux conservé dans la jolie légende de Blanche-Neige que chez Basile dans l’histoire assez insignifiante de Lisa.

Quant aux Sept Doués de Mme d’Aulnoy, nous pouvons supposer qu’elle les a connus, en partie au moins, grâce à Gianbattista Basile. Ils ont des dons étranges, énormes, et, semble-t-il, embarrassants plutôt qu’enviables — des dons qui ne se montrent utiles que dans des circonstances exceptionnelles. La vie nous ménage parfois de ces rencontres. Basile nous dit comment les cinq fils d’une vieille femme, aidés de leur mère et pourvus de ces dons extravagants, délivrèrent une princesse que son père avait mariée à un très méchant ogre. Ils ont beaucoup voyagé, ces Doués bizarres ; leur troupe, il faut le croire, s’est augmentée de deux nouvelles recrues en cheminant vers le pays de Toscane : à Florence, ils sont sept dans le conte populaire du Negromante, où la tâche qu’ils accomplissent ne diffère pas sensiblement de leurs exploits napolitains. Ils font à Paris cet honneur de s’y trouver au complet dans le salon de Mme d’Aulnoy. L’un d’entre eux s’est égaré quand ils arrivent en Allemagne : Grimm ne nous les présente qu’au nombre de six.


III


S’il y a parfois des grossièretés et des brutalités dans le livre de Basile, ou ne peut en conclure que la poésie en soit totalement absente. Le joli conte du prince de Campo-Rotondo suffirait à nous persuader du contraire ; il serait plus vrai de dire que la poésie y est à l’état d’or brut, non séparé de sa gangue. Beaucoup de détails y ont une portée symbolique dont certains poètes tireraient un émouvant ou délicieux profit. Une méchante reine a sa destinée liée à celle d’un dragon. Elle expire quand le monstre est tué. D’où vient ce dragon ? Quel est-il ? Un conte japonais, recueilli par Lafcadio Hearn, nous montre une belle et suave jeune femme dont la vie est identifiée à celle d’un saule. Elle meurt dans sa maison heureuse, quand ce saule dont elle paraît incarner l’âme est frappé loin d’elle. Sans doute, les deux légendes diffèrent totalement l’une de l’autre, par l’esprit et par l’inspiration. Mais elles ont ce trait commun d’évoquer une sorte d’arrière-monde de mystérieuses influences, de mystérieux rapports et de mystérieux contre-coups.

La mère de Petrosinella donne sa fille à une ogresse, comme la mère de la Chatte Blanche a donné la sienne aux fées. Petrosinella est enfermée dans une tour sombre, mais elle laisse pendre par la fenêtre de cette tour ses merveilleuses tresses d’or qui servent d’échelle à ceux qui veulent s’y hisser. Un jour, elle s’échappera avec le prince de ses rêves. Tout cela est étrange, absurde si l’on veut, et cependant l’imagination s’accroche à ces tresses fantastiques de Petrosinella, de même qu’aux trois oranges d’un autre conte, recueilli à Naples par Basile, à Venise par Gozzi, ce qui nous indique sa popularité. Ces trois oranges ouvertes tour à tour près d’une fontaine laissent échapper, l’une après l’autre, trois belles jeunes filles. La première réclame en vain de l’eau et meurt. La seconde subit un sort analogue à celui de la première. La troisième obtient l’eau désirée. Celle-ci vivra. Ces jeunes filles sont-elles des fées ? Ou des femmes ? Ou des âmes végétales, comme la Japonaise du saule, qui, telles que des plantes, meurent, faute d’une eau secourable ! Ici, là, chez Basile, s’ouvre une perspective sur des jardins d’orangers et de citronniers en fleurs. Ces trois jeunes filles représentent-elles trois arbres ? Trois arbres, de quel mystérieux jardin ? S’il y a des plantes qui meurent faute d’eau, il y a des êtres qui meurent faute d’amour, et qu’un mot de tendresse ferait vivre.

Certaines aspirations, et parfois des plus nobles, des meilleures, meurent de soif au fond des âmes. Une goutte de rosée spirituelle les transformerait en beauté morale, en vertu, en action efficace et bénie. C’est pourquoi cette légende des Trois Oranges, si vague, si gracieuse, hante la pensée comme d’une perpétuelle interrogation. Nous la verrions illustrée par Dante-Gabriel Rossetti parce qu’il chante la tristesse insondable des vertus qui auront été vaines. N’est-ce pas à ces vertus qu’il faudrait assimiler les destinées tragiques des deux premières jeunes filles qui, faute d’une goutte d’eau vive sur leurs lèvres défaillantes, meurent à côté de la fontaine ?

Dans leur odyssée européenne, les vieux contes firent donc une halte à Naples, et c’est à ce moment précis de leur existence que Basile prêta l’oreille à leurs récits. Leur visage n’a point de rides. Ils cheminent toujours sans se lasser. Ils vont, pieds nus, par les sentiers de mousse, et portent, dans leur regard, le rêve éternel des contrées d’où ils ont surgi. Ils ont traversé les flots sur des barques légères. Ils ont suivi les contours des rivages sonores. Ils ont paré leur cou de coquillages, tout bruissants des légendes et des traditions séculaires de l’humanité. Leurs cheveux sont mouillés de sel et de rosée. Ils ont miré, dans les sources familières, leur visage antique. Ils ont caché sous des coiffes paysannes le baiser du soleil trop ardent, visible encore à leur front. Ils se sont, vers le soir, penchés sur la margelle du puits. Ils se sont abrités sous le toit des chaumières. Ils ont franchi les marches disjointes des seuils obscurs. Ils se sont assis près de l’âtre. En France, vers la première moitié du seizième siècle, ils nous sont signalés chez Robin le Charpentier. Ils ont chanté sur les berceaux.

Des conteurs français, Perrault en tête, les prendront par la main, chausseront leurs pieds nus de fins souliers, et les revêtiront d’habits de satin pour les mener, dans les salons, faire la révérence aux marquises.