La vie et la mort des fées/13

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Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 236-291).


CHAPITRE XIII

LES FÉES DE LA FRANCE CLASSIQUE : AU VILLAGE,
À LA COUR ET DANS LES SALONS


I

LES FÉES AU VILLAGE


C’est à Robin Chevet, héros de Noël du Fail sieur de la Hérissaye, qu’il faut demander ce que l’on pensait des fées dans un village au seizième siècle. Par Noël du Fail, qui écrivit ses souvenirs et nous peignit ainsi la vie quotidienne d’un village de Bretagne, les fées de Robin Chevet échappent au simple folk-lore et commencent d’appartenir à la littérature. Dans ses Propos Rustiques publiés en 1547, Noël du Fail a une ou deux histoires qui nous le rappellent contemporain de Brantôme et de Rabelais, et je ne sais pas s’il crut en enjoliver ce livre ; réelles ou imaginaires, ces histoires ne lui déplaisent pas : il les conte sans vergogne, mais l’ensemble de l’œuvre évoque d’autres tableaux. Ce qui plaît chez Noël du Fail, c’est le monument élevé à la vie quotidienne, celle que, bien rarement, quelqu’un se mêle de décrire. Elle est négligée par l’histoire au profit des époques de gloire ou de défaite, de triomphes et de catastrophes. Les romans, les nouvelles, les contes commencent où elle cesse. Mais elle est la vraie vie où mûrissent les vertus qui paraîtront aux instants solennels, et les tragédies qui éclateront aux jours fameux.

Dans le vieux français de Noël du Fail, le village se reflète avec la couleur de ses heures et le parfum de ses saisons. La vie y sourit volontiers : on y danse, on y chante, on y conte, on y jase. L’ancien maître d’école connaît les livres, et aime à en communiquer la science à ses auditeurs, science de livres usés et falots, tels que : Un Kalendrier des bergers, les Fables d’Esope, le Romant de la Rose. On s’asseoit à l’ombre ou au bord des chemins. La liste des chansons vous est donnée ; elles s’appellent : au Bois de Dueil, Qui le dira, le Petit Cœur, Hélas ! mon père m’a mariée, Quand les Anglais descendaient, le Rossignol du bois Joly, Sur le Pont d’Avignon, « de bonne musique (ajoute l’auteur) et de meilleure grâce ». Quelques-unes de ces vieilles chansons émeuvent encore l’air de notre pays. Ces paysans ne ressemblent pas à ceux de La Bruyère ; ils donnent des festins abondants où le « jambon, l’oison et la poule » des pères ne suffisent plus, sans le safran, gingembre, cannelle, muscade, girofle et autres ingrédients dont les villes enseignèrent l’usage aux hameaux.

Au clair de lune, on devise librement des « nids d’antan et des neiges de l’année passée » ; au coin du feu, on parle des fées qui courent sur les chemins.

Et c’est Robin Chevet que l’on écoute. Je vois l’intérieur de sa chaumière éclairée comme un Gérard Dow par les lueurs du foyer. Chacun utilise ces lueurs pour sa besogne. Robin tourne le dos au feu, taillant du chanvre ou raccommodant ses bottes, et, parfois, entonne un refrain que reprend Jouanne sa femme, occupée à filer, « le reste de la famille ouvrant chacun en son office ». Les uns adoubent des courroies ; les autres aiguisent des dents de râteau ; d’autres encore fabriquent un fouet. Mais Robin est chef de famille ; il va conter et le silence se fait. Il dit « un beau conte du temps que les bêtes parlaient ». Le renard est un de ses héros favoris ; que de tours fripons, mais divertissants, il est facile de lui prêter ! Le loup-garou hante aussi sa mémoire, et la grande fée du Poitou, Mélusine, se promène dans ces parages bretons. Mais il y a des petites fées anonymes et locales que Robin se flatte de connaître. Ce Robin est un peu hâbleur… Dehors, c’est peut-être la longue nuit d’hiver, et la bise qui rôde par la campagne expire au seuil de la chaumière avec des airs de frapper à la porte. Elles ne sont peut-être pas si loin, les bêtes des contes, le renard et le loup. Affamées, elles s’approchent du village.

Sur le Noël, morte saison,
Lorsque les loups vivent de vent,
Et qu’on se tient en sa maison,
Pour le frimas, près du tison,


comme chante délicieusement Villon, notre vieux poète.

La famille de Robin se resserre, mais Robin ne se démonte pas ; il entame le conte de la Cigogne, l’oiseau voyageur qui rapporte le printemps sur ses ailes. Puis il revient aux fées du pays, un peu fantasques, mais pas méchantes, du moins telles qu’il nous les dépeint. Il les rencontrait à la « vesprée » par le chemin creux, ou dansant au son de leur musique, auprès de la fontaine du Cormier. Elles se retiraient « dans leur caverneux rocs » où elles disparaissaient. Robin n’avait pas la vue très bonne, mais il était hardi, et il mourait d’envie de leur parler. Tous les villageois écoutaient avec intérêt ces nouvelles des fées dansantes de Robin. Les blés dansent poussés par la brise, et les eaux dansent sous un rayon, et les arbres, sous le vent d’été, semblent remuer leurs falbalas pour une danse majestueuse et solennelle : les coquelicots dansent sur leur tige, et les bluets au bord du sentier. Les étoiles dansent au cœur de la nuit. La flamme dansait au foyer de Robin, et les ombres sur ses murailles. Robin narrait, puis il se chamaillait avec sa femme. Tour à tour ils se prenaient de bec ou riaient. Chevet n’était pas un poète, il rêvait peut-être à sa façon, mais, surtout, il aimait à conter, conteur fantasque, épris de bonne chère et de bon vin… Au fait, Robin Chevet, la tête ne vous tournait-elle pas un peu quand, par les chemins creux ou au bord des fontaines, vous voyiez danser les fées que nul, sauf vous peut-être, n’avait aperçues ?


II

LES FÉES DE RONSARD


Si, pour le paysan, les campagnes de France servaient de cadre aux ébats des fées, il n’est pas étonnant que la songerie de ce paysan se transformât en rêve de poète. Ronsard, initié par sa culture grecque aux usages des nymphes et des déesses mythologiques, confond volontiers ce merveilleux de la Grèce avec celui de la vieille Gaule dont il est l’enfant, et, si des fées hantèrent les contes ou les chansons de sa nourrice, il leur permit plus tard de se mêler au ballet des classiques Dryades.

Il faut dire que la littérature de la Renaissance faisait la part belle aux fées, et que Ronsard ne fut point sans connaître les Alcine et les Armide. Lorsque Marguerite de France fut fiancée au duc de Savoie, il la célébra par un chant pastoral. Elle était elle-même une de ces princesses érudites qui fleurirent au quinzième et au seizième siècle. Dans le poème de Ronsard, cette élégante princesse nous est dépeinte sous les traits d’une fée :

Elle marchant à tresses descoiffées
Apparaissoit la Princesse des fées.
Un beau surcot de lin bien replié,
Frangé, houpé, long, pendait jusqu’au pié ;
Et ses talons qui frôloient la verdure,
Deux beaux patins avoient pour couverture.
Un carquois d’or son col environnoit.

Cette princesse des fées ressemble décidément à Diane avant la rencontre d’Endymion,

                  car la flèche poussée
De l’arc d’Amour ne l’avoit point blessée.
Et sienne et franche avoit tousiours été,
Parmy les fleurs, en toute liberté.

C’est une Diane Renaissance. Les fleurs au milieu desquelles apparaît la princesse des fées sont les fleurs de nos vieux parterres de France, de ceux qui mettaient un tapis riant devant les châteaux dentelés et ciselés de la Touraine. Jehan Bourdichon les cueillait pour composer les vignettes du missel de la reine Anne. Mais la cour de Louis XII était austère et dévote. Le rôle que Ronsard leur prête ferait plutôt songer à la guirlande de Julie, car il en tresse une guirlande d’épithalame pour une princesse amie des muses, et il les énumère avec sa grâce accoutumée, leur donnant une place dans son beau panneau décoratif :

Dedans le creux d’un rocher tout couvert
De beaux lauriers estoit un antre vert
Où, au milieu sonnoit une fontaine,
Tout à l’entour de violettes pleine.
Là s’eslevoient les œillets rougissans,
Et les beaux liz en blancheur fleurissans,
Et l’ancolie en semences enflée,
La belle rose avec la giroflée,
La pâquerette et le passe-velours.
Et cette fleur qui a le nom d’Amours…

Cette fée qu’il appelle ensuite une dryade et une nymphe, est, on le devine, emportée en Savoie.

Sa féerie n’est ni dramatique ni romanesque, seulement décorative, telle une frise légère de souples figures qui met un détail exquis, un ou deux vers nonchalants et délicieux, dans l’architecture de son œuvre :

Mainte gentille nymphe et mainte belle fée,
L’une aux cheveux pliez et l’autre descoiffée…

En somme, ici, l’une des deux apparaît plus majestueuse que l’autre. Laquelle a ses « cheveux pliez », c’est-à-dire ordonnés et parés, avec des cordons de perles, peut-être, s’entremêlant à leurs torsades ? Mais, déjà, dans les vers précédents, la princesse des fées marchait « à tresses descoiffées ». Ronsard a pu se souvenir des marbres de la Grèce en donnant à sa nymphe des cheveux plies à la mode hellène.

Parfois ses fées sont des déesses de Botticelli :

Et Amour qui alloit son bel arc desbandant,
Et Vénus qui estoit de roses bien coiffée
Suivoyent de tous costez Flore, la belle fée…


ou des nymphes de Corot :

Afin de voir au soir les nymphes et les fées
Danser dessous la lune en cotte par les prées…

Sous la lune d’automne, la brume les efface à demi ; les visions de la Grèce et de la Gaule se confondent.

Étaient-ce des nymphes ou des fées ? Le poète ne le sait trop, mais il n’a pas besoin de le savoir. Le sage Malherbe lui-même ne pourra s’empêcher de mêler les deux mythologies, et de considérer les Muses comme les fées du rythme :

Les Muses, les neuf belles fées
Dont les bois suivent les chansons…

Certes, il suffit à Ronsard de rêver, la mémoire charmée d’une double influence, pour que les rustiques petites fées de Robin Chevet mêlent à leur grâce ondoyante un peu de l’eurythmie hellénique, et que le poète trouve ces deux vers féeriques, les plus mystérieux, les plus voilés de tous :

Afin de voir au soir les nymphes et les fées
Danser dessous la lune en cotte par les prées.


III

LES FÉES AU BERCEAU DE LOUIS XIV


Les beux jours de l’Arioste et de Shakespeare étaient oubliés ; les fées dont on parlait sous le manteau des cheminées de village devaient borner leurs ambitions à amuser les vieilles gens et les petits enfants, mais elles étaient bannies de la grande littérature où Melissa, Alcine, Titania, même la folle petite reine Mab, avaient si joliment captivé les imaginations ! Le monde littéraire s’habillait alors à la romaine ou à l’espagnole, et les fées étaient bonnes à récréer les simples. Cependant, il y avait dans l’air d’alors comme un prestige de féerie ; autour du petit roi Louis XIV s’agitaient des héros et des héroïnes, une duchesse de Longueville, une Grande Mademoiselle, un Condé, un Turenne, qui valaient bien les personnages des contes les plus merveilleux, tandis que le ministre de sa mère exerçait sur celle-ci un prestige analogue à celui des enchanteurs, que ce petit Italien donnait l’exemple d’une fortune aussi extravagante que celle des aventuriers protégés par un talisman, et que Marie Mancini ne tarderait pas à rêver trop volontiers aux rois que l’on vit épouser des bergères.

Sous les plafonds dorés du Palais-Royal, le petit Louis XIV, encore indifférent aux machinations de la politique, s’endormait, bercé par des femmes qui lui narraient de ces vieux contes. Et lorsqu’il passa des soins des femmes à ceux des hommes, il ne pouvait oublier les récits merveilleux qui, dans le vague ; du demi-sommeil, flottaient si joliment sur la voix douce de ses berceuses ! C’est un témoin, le premier valet de chambre La Porte, qui nous l’apprend :

« L’an 1645, nous dit-il, après que le roi fut tiré des mains des femmes, que le gouverneur, les sous-gouverneurs, les premiers valets de chambre entrèrent en fonctions de leurs charges, je fus le premier qui couchai dans la chambre de Sa Majesté, ce qui l’étonna d’abord ne voyant plus de femmes auprès de lui, mais ce qui lui fît le plus de peine était que je ne pouvais lui fournir des contes de Peau d’Âne avec lesquels les femmes avaient coutume de l’endormir. »

La Porte méprisa cette coutume et remplaça le récit des contes par la lecture de livres d’histoire qui eurent sans doute le résultat d’endormir plus vite encore le jeune roi, mais qui lui laissèrent au cœur, j’en suis sûr, le tendre regret des contes de Peau d’Âne, quoiqu’il n’osât peut-être plus l’avouer.

Pauvre petit Louis XIV ! Ayant appris les inconvénients du métier royal, il s’amusait, dans ses jeux, à faire le valet, ce qui lui attira les réprimandes du même La Porte et d’Anne d’Autriche. Il fut si dangereux pour une reine de jouer à la laitière que nous n’osons pas trop les blâmer, mais si c’est à ce prix qu’on devient le Roi-Soleil, heureux les simples mortels dont l’enfance eut le droit d’aimer les contes de fées, et aussi d’être un peu folle !


IV

LES FÉES CHEZ LE DUC DE BOURGOGNE


Fénelon qui, pour son royal élève, se fit fabuliste, composa aussi, sans doute vers 1690, des contes de fées. Plus heureux à cet égard que Louis XIV, le petit duc de Bourgogne, au lieu des solennelles lectures de La Porte, put écouter de charmantes histoires dont la philosophie exquise et désabusée se dissimulait assez pour ne point troubler ses jeux.

Les contes de fées de Fénelon ne sont pas des contes de fées populaires ; il n’a pas été les demander aux nourrices et aux berceuses. La fantaisie ne lui manqua pas, son ingénieuse Île des plaisirs suffirait à en témoigner, et rappellerait au besoin le Voyage dans la lune de Cyrano de Bergerac, mais c’est toujours la fantaisie d’un philosophe. Ces contes de fées appartiennent à un moraliste très délicat, très raffiné, qui juge le monde comme le juge l’auteur de l’Imitation, qui le juge d’autant plus sévèrement qu’il en a connu l’attrait.

Comme le duc de Bourgogne doit être un jour appelé à régner, Fénelon s’attache à lui montrer les limites, les faiblesses, les misères de la royauté. Sans doute elle paraît si grande, si surhumaine, presque divine, dans ce pompeux Versailles où la foule des courtisans rythme son attitude sur les caprices du maître, que le précepteur sent la nécessité de découvrir l’humanité toujours pitoyable, même sous le masque de parade qui s’applique au visage de l’idole. « Un roi, tout roi qu’il est, est malheureux s’il y pense, » écrit Pascal. Il ne tenait pas à Fénelon que son élève n’y pensât. Dans ces jolis contes, tout, semble-t-il, converge au même but. Le même canevas reparaît avec des variantes et d’autres personnages, ou les mêmes personnages sous des noms différents. Ce sont la vieille reine et la jeune paysannes qui échangent l’une sa royauté contre la jeunesse de l’autre, l’autre sa jeunesse contre la royauté de la première. Ni l’une ni l’autre n’est, d’ailleurs, contente de son nouveau sort. De là nouvel échange. La vieille reine meurt bientôt. Péronnelle, la jeune paysanne, se trouve lotie de trois prétendants, et elle hésite entre eux avant de fixer son choix : l’un est un vieux et riche seigneur, l’autre un jeune noble très pauvre, le troisième un bon laboureur. Alors un éclair de psychologie aiguë et désenchantée traverse ce monde de marionnettes féeriques : c’est le conseil donné à Péronnelle de ne pas épouser le vieux seigneur parce qu’il l’aimerait trop, ni le jeune noble, parce qu’elle l’aimerait trop, mais le simple laboureur, parce qu’il l’aime modérément, ni trop, ni trop peu, et qu’elle vivrait une vie normale.

Une autre jeune paysanne est vouée au malheur parce que sa beauté exceptionnelle et son esprit extraordinaire lui valent une couronne. Ce que Fénelon s’attache à montrer à son élève, c’est la bénédiction qui plane sur les destinées communes, et la détresse et l’épreuve inséparables des destinées éclatantes. Un trop grand amour, une trop grande beauté, une trop grande puissance, telles sont les sources des plus profondes misères : « Ô qu’il est dangereux de pouvoir plus que les autres hommes ! » s’écrie un de ses personnages. Pensée utile à méditer pour le petit fils de Louis XIV ! Le Fénelon de ces contes n’est pas le Fénelon mystique dont le « sublime », pour parler comme Saint-Simon, s’était un moment amalgamé avec le « sublime » de Madame Guyon ; il ne songe nullement à perdre terre ; il semble moins s’inspirer des préceptes d’austérité chrétienne que des conseils de modération donnés par la philosophie antique. Ses jeunes paysannes appartiennent à une humanité de fantaisie, parente de celle de Télémaque. On dirait (qu’elles n’ont qu’à garder les moutons, à boire du lait pur, à danser sur la bruyère, à chanter des chansons naïves. L’âpre souci du pain quotidien semble leur demeurer inconnu. Elles annoncent les bergères du dix-huitième siècle, et Marie-Antoinette, en jouant à la laitière, ne s’écartera pas beaucoup de cette conception : « J’aime mieux, dit Corysante, être jeune et mangeur du pain noir et chanter tous les jours en gardant mes moutons que d’être reine comme vous dans le chagrin et dans la douleur. » Cela rappelle la phrase d’Achille : « J’aimerais mieux être laboureur parmi les vivants que roi parmi les morts », comme un Saxe rappelle un marbre. La vieillesse, la maladie, la mort, sont les épreuves communes à l’humanité. Fénelon revient perpétuellement sur ce thème. Peu lui importe que ses bergères dansent perpétuellement et chantent tout le jour : cet optimisme voulu contraste avec le sombre réalisme dont nous parlions tout à l’heure, et dont il use pour peindre les misères royales sous l’aspect le plus hideux.

Hélas ! Ces misères royales, un siècle ne passera pas avant de les avoir dramatisées au delà de ce que pourrait imaginer le cerveau le plus hardi. Shakespeare avait été leur poète, mais l’auteur de Richard II, de Richard III, de Henri VIII, le peintre des rois martyrs et des reines tragiques, reste en deçà de la vie, quand celle-ci met en scène une Marie-Antoinette. Cela, Fénelon ne peut le prévoir, et, cependant, par les plus beaux jours de l’automne, un frisson de l’air rappelle que l’hiver est proche. Il y eut de pareils frissons dans l’atmosphère de Versailles, à cet automne solennel et parfois troublé de la royauté ! Fénelon s’efforce de faire saisir à son élève le sens mystérieux de l’anneau féerique qui confère un pouvoir supérieur à celui de l’humanité simple, mais qui devient funeste à son possesseur lorsqu’on en use mal, ou, au moins, étourdiment. Cet enseignement n’est que préliminaire ; Fénelon se tient ici dans les petits champs cultivés par la vieille morale humaine, et l’on devine qu’il dévoilera plus tard au duc de Bourgogne des cimes, des océans, l’indicible beauté des horizons surnaturels. Le Fénelon des Lettres de direction, le Fénelon des psychologies ténues, subtiles, ajoutera quelque trait à ces conseils de modération, à ces éloges de la médiocrité, et quand il nous peint les habitants d’une île imaginaire occupés à composer des symphonies de parfums dont ils usent comme de la musique, nous voyons en lui l’homme à qui rien n’est inconnu des coûteuses folies du siècle.

Et maintenant où sont les fées, me direz-vous ? Mais nous avons tout le temps parlé des fées de Fénelon, même en parlant d’autre chose. Elles sont là pour amener les péripéties voulues, les effets désirés, elles servent à l’action du récit, comme les fils aux mouvements des marionnettes ; ce sont elles qui métamorphosent les vieilles reines en jeunes paysannes ou les jeunes paysannes en vieilles reines, à moins qu’étant fées elles-mêmes, les vieilles reines et les jeunes paysannes n’aient la faculté d’échanger leur royauté et leur beauté. Ce sont elles encore qui détiennent les anneaux merveilleux, qui les octroient à leurs favoris, qui donnent un conseil ou tirent la morale de quelque événement. Si Minerve n’était pas une déesse de la mythologie grecque, elle pourrait aussi bien être une fée tutélaire. Les fées que l’on évoque pour le duc de Bourgogne ne sont pas fantaisistes, elles sont morales et rationnelles ; elles ont toute la raison, toute la solidité, tout le jugement, tout le tact que le dix-septième siècle admira chez Mme de La Fayette ou Mme de Maintenon.


V

PERRAULT LIBÉRATEUR DES FÉES DE FRANCE


Malgré tout, les fées n’étaient pas encore officiellement sorties de leur disgrâce. Mais leur vengeur était né. Rien ne semblait devoir le prédisposer à son rôle. D’une famille bourgeoise, au tour d’esprit vif et original, il était né fort malin, irrévérencieux. Un de ses jeux d’enfance avait été de travestir l’Enéide et d’en composer une œuvre burlesque. Il ne demandait pas mieux que de rire au nez de l’Olympe, et il allait faire surgir du vieux sol gaulois toute une autre mythologie, beaucoup plus fantaisiste, beaucoup plus capricieuse, beaucoup plus humble, beaucoup plus familière, à laquelle il donnerait, avec un art ingénu et charmant, la patine du grand siècle. Ce libérateur des fées s’appelait Charles Perrault. Il fut d’abord un écolier fort avisé, fort espiègle, capable d’étude et d’application, cependant, à ses heures et selon son gré : tel, sans doute, que Chardin en peignit, un siècle plus tard, sur des fonds gris et sobres d’intérieurs bourgeois. « Ma mère, écrit-il, se donna la peine de m’apprendre à lire. » Nous sommes charmés de cette confidence : il eût manqué je ne sais quelle grâce au génie de Charles Perrault, s’il n’avait pas appris à lire sur les genoux de sa mère. « Mon père prenait la peine de me faire répéter mes leçons le soir après souper et m’obligeait de lui dire en latin la substance de ces leçons. » Il y avait quatre fils : deux d’entre eux, Nicolas, futur docteur en Sorbonne et janséniste, Claude, futur architecte de la colonnade du Louvre, collaboraient avec Charles à l’Énéide burlesque. De si belles fusées de rire sortaient de ce logis paisible que les voisins, plus d’une fois, en durent être avertis. Vers cinq heures, en été, Charles se promenait avec son ami Beaurain sous les ombrages du Luxembourg : c’est là qu’ils avaient pris la résolution de ne plus retourner au collège de Beauvais, après que Charles eut décoché à son régent une assez vive impertinence : « J’eus la hardiesse de lui dire que mes argumens étaient meilleurs que ceux des Hibernois qu’il faisait venir, parce qu’ils étaient tout neufs et que les leurs étaient vieux et tout usés. » Avec Beaurain, il élabora un programme de lecture à la fois un peu fantaisiste et très vaste. Cela comportait des causeries au jardin du Luxembourg. La délicieuse salle d’étude, et comme elle convenait au futur auteur des contes de fées ! Comme on est peu surpris de se dire qu’il avait si volontiers échangé contre elle les sombres murs d’un collège ! Les grands arbres devaient lui donner de belles et enivrantes leçons, alors que toute la jeunesse du printemps fleurissait sur les vieux troncs, comme le juvénile enthousiasme des étudiants sur les solides maximes de l’antique sagesse. Mais le futur poète de la Belle au Bois dormant, avec mine d’effronterie, m’a tout l’air d’avoir interprété à sa guise le principe de Platon : « Ne juge vrai ce que l’on te dit vrai que lorsque tu l’auras éprouvé en toi-même comme tel. » Aussi, plus tard, eut-on beau lui dire qu’Homère, Virgile, Phidias et le Parthénon ne seraient jamais dépassés, qu’ils laisseraient au contraire loin derrière eux toutes les œuvres humaines des temps futurs, Perrault s’avisa de reconnaître son idéal de beauté dans Versailles, et de n’en vouloir démordre, malgré les soubresauts d’indignation qu’il fît subir à la perruque de Boileau.

Il paraît, d’ailleurs, qu’il commit des maladresses en défendant sa thèse. Charles Perrault travailla, sous les ordres de Colbert, à la surintendance des bâtiments, et encourut la disgrâce de Louvois quand celui-ci reçut cette charge, après la mort de son rival. Louvois s’arrangea même pour l’évincer de la petite académie des inscriptions et médailles dont Perrault était un des fondateurs. À l’Académie française, il froissa plusieurs de ses collègues par son opinion sur les modernes, jugée par trop paradoxale. Il s’était retiré dans sa belle maison du faubourg Saint-Jacques, « qui, explique-t-il, étant proche du collège, me donnait une grande facilité d’y envoyer mes enfants, ayant toujours estimé qu’il valait mieux que des enfants vinssent coucher à la maison de leur père, quand cela peut se faire commodément, que de les mettre pensionnaires dans un collège où les mœurs ne sont pas en si grande sûreté. Je leur donnai un précepteur, et, moi-même, j’avais soin de veiller sur leurs études ». Ainsi Perrault vieillit doucement, oubliant ses déboires, et la vie lui réservait, pour son automne, la découverte d’un trésor.

Le détracteur des Muses classiques au pur profil et aux nobles draperies s’éprit d’une autre Muse, née sans doute sur le vieux sol gaulois et dépositaire de cette immense sagesse anonyme qui vole avec la poussière des grandes routes et bavarde, le soir, au bord des fontaines, jugeant, à la manière du chœur antique, les puissants du jour et les événements de l’époque — une muse qui a remplacé les cothurnes par les sabots, dont la voix s’est rouillée comme le son des vieilles horloges, et qui, son fuseau à la main, sa quenouille au côté, se plaît à discourir. Où l’avait-il rencontrée ? Peut-être, dans quelque coin de cette douce et un peu narquoise Touraine dont ses parents étaient originaires, et qui lui avait donné quelque chose de son irrévérente bonhomie. Peut-être, déjà, s’était-elle penchée sur le petit Charles, alors que, sur les genoux de sa mère, il apprenait à lire. Il dut la retrouver auprès du berceau de ses enfants.

Ces contes de fées populaires étaient alors indifféremment appelés contes de Peau d’Âne ou contes de la Mère l’Oye. Boileau les méprisait : « Bon Dieu, s’écriait-il, qu’aurait-on dit de Virgile si à la descente d’Énée dans l’Italie, il lui avait fait conter par un hôtelier l’histoire de Peau d’Âne et des contes de la Mère l’Oie ? » Mais La Fontaine n’attendait point la vogue que le livre de Charles Perrault donna largement à ces vieilles histoires pour écrire :

Si Peau d’Ane m’était conté
J’y prendrais un plaisir extrême.

Perrault prit sans doute un plaisir extrême à se faire redire par ses enfants des contes que lui avait narrés sa berceuse, et, quand il les publia en 1697, ce fut sous le titre de Contes de la Mère l’Oye, par Perrault Darmancour. Charles Perrault n’avait osé les signer, ces contes immortels, de son nom d’académicien, et il prenait un pseudonyme, pseudonyme charmant si nous songeons que c’était le nom réel de son petit garçon, de l’enfant qui, peut-être, lui redisait les contes, et qui devenait ainsi son collaborateur ingénu.

Perrault ne cherche point, pour faire évoluer ses fées, un autre monde que celui qu’il a sous les yeux ; il ne s’embarrasse nullement de la lointaine Avalon et de la forêt de Broceliande. Il ne crée point, comme Shakespeare, une forêt d’Athènes baignée de clair de lune. La France du dix-septième siècle, avec ses villages, ses châteaux, ses chaumières, lui fournit son décor, et il en use avec une grâce sobre et savoureuse. Les paysages ont plus de douceur que d’éclat. Nous les reconnaissons, et les intérieurs y sont brossés, d’une belles touche large et pleine : c’est la chaumière du Petit-Poucet, une vision de misère ; la maison de l’ogre, qui ressemble à celle d’un paysan aisé ; c’est la magnifique demeure de Barbe-Bleue, ses coffrets, ses miroirs, ses soupers, ses vaisselles d’or et d’argent, ses tapisseries précieuses, tout ce luxe qui, derrière la lourde façade sculptée d’un hôtel de financier, accumulait des richesses, et le même luxe s’épanouit dans la maison de campagne où le terrible homme conduit sa jeune épouse ; le paysage est de Beauce ou de Brie, plat et découvert, et l’on y voit de loin la marche d’un troupeau de moutons ou l’arrivée des cavaliers libérateurs. Le château de la Belle au Bois dormant a des splendeurs royales, comme on pouvait les concevoir au grand siècle : cour pavée de marbre, solennelles chambres dorées, lit de broderies d’or et d’argent, salon de miroirs, tel que la princesse de Clèves eût pu y rencontrer M. de Nemours, un peu cousin du salon vitré où, se croyant seule, l’héroïne de Mme de La Fayette attachait des rubans à la canne de son amoureux.

Voilà l’aspect des choses ; il en est de même pour les usages ; les carrosses sont de style, et les laquais ont le meilleur ton. Princes et princesses se parlent dans un langage que l’hôtel de Rambouillet n’eût point désavoué. Leurs phrases ont une grâce délicate, qui fleure Versailles et la cour du grand roi : « Vous vous êtes bien fait attendre, » dit la Belle au Bois dormant à son jeune fiancé. Une infante d’Espagne pourrait accueillir ainsi son prétendu. Bérénice eût salué Titus d’un aussi tendre reproche. Et Riquet à la Houppe rassure la belle et sotte princesse par une phrase dont le joli tour se fût acquis l’approbation de Julie d’Angennes et de ses spirituelles amies.

La vieille fée de la Belle au Bois dormant a pu, dans sa jeunesse, s’appeler la fée Maglore et figurer aux jeux d’Adam de la Halle ; comme Maglore, elle est susceptible, dépitée, et elle s’évertue à gâter la besogne de ses compagnes, mais il ne s’agit plus d’un pauvre tapis. Elle a vu ses compagnes recevoir chacune un couvert d’or massif dans un écrin, mais sur elle on ne comptait pas ; à la dernière heure, on a pu se procurer un couvert de plus, mais l’écrin manque, et la vieille personne se froisse d’une faute de savoir-vivre. Une invitation oubliée, un écrin qui manque, voilà les raisons d’une catastrophe. Les fées de Perrault ressemblent étrangement aux dames de la cour, aux duchesses à tabouret, enragées de préséance, et chez lesquelles une petite omission amène des désespoirs tragiques ou des haines furieuses. Mais il n’en faut point conclure que cela n’est pas conforme au tempérament des fées : elles ont à l’excès tous les défauts féminins, et tous les caprices, toutes les susceptibilités des grandes dames habituées à l’adulation.

Il est délicieusement amusant de comparer notre Belle au Bois dormant à la Talia de Basile ou à la Blanche-Neige de Grimm, l’une aux allures sauvages, l’autre aux allures mythiques. Ah ! la nôtre est unique et incomparable, dans l’élégance d’une civilisation raffinée. Elle ne voisine pas avec les gnomes des montagnes, elle dort au milieu d’une cour magnifique que a gardé dans le sommeil son décor d’apparat, comme si, par hasard, les courtisans de Louis XIV s’étaient assoupis à leur poste de l’Œil de bœuf, en attendant le passage du grand Roi. Ainsi l’a voulu la fée, venue exprès, pour toucher tout ce monde de sa baguette magique, dans un char de feu attelé de dragons. Ce détail nous montre une certaine hardiesse féerique dont Perrault se gardera bien d’abuser. Pour le reste, c’est Versailles ou Fontainebleau plongés dans le sommeil, mais parfaitement reconnaissables. Il y a même les violons si goûtés aux Médianoches ! Hélas ! Ceux-ci sont du siècle dernier, et ils ne savent jouer que les airs d’il y a cent ans. Seuls, ils expriment la dissonance imperceptible. Car elle est tragique, l’aventure de la princesse endormie, si tragique que l’on peut se demander si le don du réveil, octroyé par la bonne fée, ne semble pas pire que la malédiction de la fée mauvaise. Elle paraît avoir seize ans, mais un siècle pèse quand même sur ses cheveux blonds, et son âme est pleine de souvenirs secrets qu’elle ne peut confier à personne. Ah ! la triste chose que de se réveiller après cent ans de sommeil ! N’y a-t-il pas au fond du cœur humain des violons qui jouent encore des airs d’autrefois ? Comment les écouter, sans se sentir mourir ?

Toute cette poésie du passé, c’est Perrault qui la fait jaillir, comme d’une source vive, du vieux mythe de la princesse endormie. Les étranges et beaux fiancés s’agenouillent devant l’autel illuminé, pour être mariés par le Grand Aumônier, car leur profond amour ne transige avec aucune des lois de l’étiquette, et ils ne se contenteraient pas d’un aumônier de second ordre. Ainsi qu’il convient, la première dame d’honneur viendra leur tirer le rideau. Nul détail n’est omis. La Belle au Bois dormant et son époux sont de vrais princes qui n’ignorent rien de ce qu’ils doivent à leur grandeur, et qui connaissaient leur métier, avec tous les usages du dix-septième siècle. O Basile, cachez-vous ! Notre princesse oserait-elle entendre l’histoire de sa devancière ? Et vous gnomes de Blanche-Neige, comment vous glisseriez-vous parmi tant d’habits brodés et chamarrés ?

Perrault a la tête pleine de ces usages et de ces spectacles. La méthode de séduction que Barbe-Bleu emploie vis-à-vis de sa future ne diffère pas tant — toutes proportions gardées — de celle par laquelle Louis XIV faisait sa cour à La Vallière, et même à la jolie Madame, à cette heure indécise du cœur dont Madame de La Fayette parle avec un si joli accent ! Tout y est, jusqu’aux plaisanteries qui ne furent pas absolument dédaignées par le grand Roi. Barbe-Bleue ne pouvait mieux flatter la belle qu’en lui donnant l’illusion de vivre comme les dames de la cour. « Toutes ces personnes passaient les après-dînées chez Madame. Elles avaient l’honneur de la suivre au cours ; au retour de la promenade, on soupait chez Monsieur ; après le souper, tous les hommes de la cour s’y rendaient, et on passait le soir parmi les plaisirs de la comédie, du jeu et des violons. Madame disposait de toutes les parties du divertissement, elles se faisaient toutes pour elle ; après souper, on montait dans des calèches, et, au bruit des violons, on s’allait promener la nuit autour du canal. » Telle était l’autre féerie qui se passait à Fontainebleau, à l’époque où Perrault commençait à travailler avec Colbert pour la splendeur du poème architectural qui devait illustrer le règne de Louis XIV. Quoi d’étonnant à ce qu’il entendit résonner ces violons jusque dans son rêve de la Belle au Bois dormant, au fond de sa maison bourgeoise sise faubourg Saint-Jacques ? À cette époque, Madame était morte, La Vallière au Carmel, Colbert avait disparu, Perrault était en disgrâce. Si les échos du canal avaient redit les airs d’autrefois, pour les cœurs oublieux des hommes, ces airs, comme ceux que jouaient les violons des contes, eussent été du siècle passé. Perrault fait penser à Mme de La Fayette quand il écrit dans Barbe-Bleue : « Ce n’étaient que promenades, parties de chasse et de pêche, que danses et festins, et que collations ; on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres. »

Peu importe à Cendrillon d’avoir pour aïeule, dans la vieille Égypte, la belle courtisane Rhodopis. Elle est, chez nous, très authentiquement naturalisée, et nous devinons que, stylée par sa marraine, elle doit esquisser la révérence avec autant de grâce et de bonheur qu’une élève de Saint-Cyr, patronnée par Mme de Maintenon et présentée à Louis XIV. Les fées elles-mêmes sont françaises, très purement et très agréablement. Elles sont des fées de France, avisées, prudentes, sociables, point fantaisistes à l’excès, modérées comme la plupart de nos paysages. Cartésiennes, a-t-on dit, comme la belle et savante Mme de Grignan ; il y a, paraît-il, toute une philosophie dans la méthode selon laquelle la fée marraine de Cendrillon opère ses métamorphoses, transformant la citrouille en un carrosse qui en conserve la rondeur, le rat en gros cocher qui garde les moustaches de son premier état. Nous savons que les savants donnent l’Égypte comme lieu de naissance aux contes où les chats jouent un rôle ; mais nous songeons que le Chat Botté a peut-être appris quelque chose de tel ingénieux fripon qui sert de valet chez Molière. Des siècles ont travaillé au perfectionnement des marionnettes de Perrault, mais elles ne sont si humaines et si vivantes que parce qu’il a affiné chez elles la ressemblance avec les contemporains qu’il voyait vivre et se mouvoir sous ses yeux.

Dans ce décor et sous ces formules, d’où viennent les personnages mis en jeu ? De très loin, s’il faut en croire les savants et les commentateurs. S’ils ont adopté perruque et fontanges, ils ont aussi, paraît-il, conservé certains accessoires qui rendent leur origine vénérable et lointaine. Ce chaperon rouge, cette pantoufle de vair, cette barbe bleue, cette peau d’âne nous arriveraient de je ne sais quel vestiaire mythologique. Le chaperon rouge ne serait ni plus ni moins que la coiffure de l’aurore. Et la pantoufle de vair chausserait la même aurore, alors qu’elle court dans la rosée du matin, étincelante aux pointes des herbes. La peau d’âne, comme la brume, déguise la splendeur de l’aurore. Les sauveurs de Mme Barbe-Bleue sont les deux crépuscules, les Açwins védiques. Les aurores se multiplient, il y en a de tous les âges. La grand’mère du petit Chaperon rouge est une vieille aurore. Les femmes mortes de Barbe-Bleue sont aussi de vieilles aurores. On dirait que nos ancêtres n’ont jamais eu d’autre sentiment que l’émoi du jour nouveau. Le loup figurerait bien pour nous la nuit dévorant la tiare de rubis que le soleil met au front des montagnes, mais il représente, paraît-il, en réalité, le soleil, le soleil meurtrier, le grand soleil dévorant des pays brûlés et desséchés. Il avale, d’une bouchée, la douce aurore. Vraiment Perrault s’en doutait-il ? Le soleil modéré de notre France, qu’il connaissait bien, n’avait jamais pris à ses yeux ces allures de loup dévorant. Venu de si loin qu’on le suppose, ce conte était populaire dans la vieille Île de France peuplée de loups qui n’avaient rien de commun avec le soleil de l’Inde, mais qui étaient bel et bien les frères de ceux que chante Villon. Aussi le conte du Chaperon rouge fut-il très répandu dans la campagne de Paris. Il y avait aussi des loups-garous, et ce personnage mal famé du moyen âge, maître Guillou, en qui se fondaient les deux types du diable et du loup.

Le loup soleil des pays lointains s’est combiné avec ces loups imaginaires ou réels de la vieille France. Et, pour les petits, il s’est mis à symboliser tous les dangers de l’ombre et de l’inconnu, la terreur vague qui hante déjà leur sensibilité.

Perrault ne nous montre pas qu’il se soit souvenu du lointain Orient ; pour faire évoluer le petit Chaperon rouge, il lui plaît d’esquisser un bout de paysage français : la forêt où travaillent les bûcherons, la route claire sur laquelle l’ombre des noisetiers jette sa dentelle blanche et transparente, les fleurs des champs — bluets et coquelicots — qui bordent le chemin, les silhouettes de moulins à vent. Tout cela est intime et familier, et l’intérieur de la mère-grand est brossé avec la même exquise intelligence des détails : la porte à bobinette et à chevillette, la huche où l’on serre le pain, le grand lit perdu dans l’obscurité de l’alcôve profonde. Pauvre petit Chaperon rouge à la coiffure d’aurore !

Aussi nous oublions l’origine vagabonde, exotique de ces récits et des personnages qu’ils nous font connaître. L’air de la vieille France leur a donné son souffle et ils sont des nôtres. Perrault les a marqués à l’estampille de son génie qui nous appartient. Et maintenant, pour nous, à tout jamais, ces vieux contes, issus de mythes encore plus anciens qu’eux-mêmes, s’appellent et s’appelleront, à juste titre, les contes de Perrault.


VI

LES FÉES DANS LES SALONS


Si Perrault conserve quelque chose d’inimitable, rien n’empêcha qu’il ne fût souvent imité. Ces délicieux contes, profonds comme la vieillesse et ingénus comme l’enfance, naquirent à une époque où les fées devenaient à la mode, et où elles ne tardèrent pas à faire fureur. Les beaux esprits s’y mettent, et c’est une véritable frénésie. Dans les salons les plus renommés, les conversations se transforment en perpétuels contes de fées. Chacun a le devoir d’y aller du sien. L’imagination se laisse aller sans trop savoir où elle aboutira, selon le caprice des rêves. On s’y prend comme pour la tapisserie, en alignant des petits mots où d’autres aligneraient de petits points ; et les histoires improvisées s’enchevêtrent en étourdissantes arabesques. En relisant ces contes, nous leur trouvons un aspect pâle et lointain de tapisseries fanées.

Leurs admirateurs leur attribuaient ou feignaient de leur attribuer de sérieuses vertus éducatrices. Ces récits étaient censés prêcher toujours la morale et devoir former le cœur des rois. Au fait, les éducateurs ne les dédaignaient point. Mme de Maintenon elle-même y prenait plaisir, et contait en filant comme la reine Berthe ou comme une simple Mère l’Oye.

Son élève la duchesse de Bourgogne acceptait la dédicace de la Tyrannie des Fées détruite par Mme d’Auneuil, qui tenait un salon littéraire. Les salons littéraires étaient enragés pour ce genre qui ne leur demandait pas un trop fatigant effort de pensée. La Pensée est une solitaire, et les salons ne s’engouent qu’exceptionnellement des solitaires.

Les femmes adoptent ces féeries avec enthousiasme. La préface du Cabinet des fées nous donne un tableau complaisant de la société qui s’en délecta.

Les femmes de qualité ne couraient pas. Elles causaient et conversaient essentiellement. Les plus galantes ne se prenaient qu’à la conversation, elles étaient généralement instruites (plusieurs aimables et jolies). Il y avait un fond de dignité qui n’était pas si déplacé qu’on le pense. Les coteries étaient réellement des coteries. On se bornait. Le nombre des amis n’augmentait ni ne décroissait. On vieillissait ensemble. Chaque cercle offrait presque une famille. On y gagnait plus de franchise, plus d’agrément. On savait se quereller et oublier les querelles. Les mœurs n’avaient pas fait ce dernier pas de déclinaison. Une femme offrait un appartement à un savant, à un ami : on n’en glosait point. La science, l’amitié, paraissaient des prétextes ou, plutôt, des titres plausibles. Les Mercures se remplissaient de questions sur les manières d’aimer ; d’un autre côté on traçait des caractères, ici des maximes. Comme on connaissait ceux avec qui l’on vivait et qu’on vivait longtemps, on connaissait le cœur humain. Les hommes ne s’éloignaient point des femmes : un duc de Saint-Aignan, un duc de La Rochefoucauld avaient donné de trop bons exemples. Les visites de l’amitié ou de l’esprit étaient aussi réglées que les pendules. On voulait s’amuser, on se donnait un canevas, et le petit conte était fait. On se peignait l’un et l’autre, et l’on riait ensuite… L’esprit français amis tant d’amabilité, tant de légèreté dans ce travail, qu’on doit convenir que la féerie est une des plus délicates et des plus ingénieuses branches de notre littérature.


Voilà comment, environ à quatre-vingt-dix ans de distance, le dix-huitième siècle jugeait ce délassement du grave et fin dix-septième siècle.

Ces petites sociétés, d’ailleurs, survécurent au grand siècle. Elles se formaient de préférence autour d’une femme âgée, ou, du moins, à l’automne de l’âge, et qui savait user avec un sourire du privilège conféré par les premiers cheveux blancs. Il ne messied nullement d’être une jolie aïeule dont le fin profil s’adoucit à l’ombre de dentelles parfumées. L’heure des visites est régulière comme celle des horloges et la place des gens comme celle des meubles. Ceux qui viennent sont les amis des jours de pluie ou de soleil, et, quand leur pensée est distraite, leurs pieds accomplissent tout seuls le trajet accoutumé, vieux de tant d’années ! Aux longs crépuscules de la saison douce, ils voient les mômes reflets de soleil mourir aux mômes angles et dans les mêmes cuivres ; quand les jours sombres de l’hiver meurent dans la nuit, ils regardent la même lampe s’allumer, éclairer leur causerie. On a traversé ensemble les mêmes périodes de l’existence ; chaque inflexion de voix, chaque jeu de physionomie, chaque coup d’œil sont appréciés à leur juste valeur, et selon leur signification. Rien n’est caché des goûts, des manies, des petites faiblesses de chacun. Il est très facile de concevoir que l’on pénètre ainsi le cœur humain à une profondeur que n’atteint pas notre observation distraite, précipitée, aussi vaste que superficielle. Voyez, par exemple, quelle attention les héros de Racine prêtent aux moindres signes du visage. Dans un de ces petits cercles, très affinés, La Rochefoucauld a ciselé ses Maximes, La Bruyère a gravé ses Caractères. Peut-être est-ce d’une telle société qu’est sorti cet admirable Discours sur les passions de l’amour, dont l’attribution, parfois contestée, peut être donnée à Pascal. Cette connaissance précise du cœur humain n’abandonne pas Hamilton ni Mme d’Aulnoy, même quand ils laissent aller leur imagination, la bride sur le cou. Plus tard, Mlle de Lespinasse raffolera des contes de fées.

Vous représentez-vous ces auditeurs ? Ils arrivent portant, comme un invisible fardeau, un tas de petites misères inhérentes à la vie quotidienne. Le brouillard, le froid, l’humidité, l’obscurité du dehors ; une ambition déçue, une visite manquée, une vanité froissée ; tout cela réveille, dans leur corps et dans leur âme, l’écho assourdi des vieilles douleurs ; il y a dans l’une des rouages qui grincent et dans l’autre des articulations qui résistent. Quelque part on trouve un feu, une lampe, une réunion de causeurs qui vous accueillent. Déjà les titres éclatants du Rameau d’or et de l’Oiseau bleu sourient comme des rayons de soleil ou des trouées d’azur. C’est le moment d’ouvrir les jardins féeriques.


VII

MADAME D’AULNOY


Parmi les plus beaux de ces jardins féeriques sont ceux dont la baronne d’Aulnoy possède la clef de diamant ! Quel chagrin nous impose l’obligation d’avouer, en commençant à parler d’elle, que cette amie de l’enfance est peu recommandable !

Marie-Catherine Le Jumel de Barneville avait épousé, vers l’âge de quinze ou seize ans, un nommé François de la Motte, de trente ans plus âgé qu’elle. Inutile de dire qu’en faisant ce mariage la famille avait, sans le moindre scrupule, cédé à des considérations d’intérêt. François de la Motte était, d’ailleurs, un médiocre sire. Il avait été employé au service du duc de Vendôme, puis il avait acheté la baronnie d’Aulnoy en Brie et avait été élevé au grade de chevalier de Saint-Michel. Lui et sa femme s’entendirent pour manger la plupart de leurs biens. Ils ne s’entendaient pour rien d’autre, semble-t-il. Le baron mourut à quatre-vingts ans, « accablé, selon d’Hozier, de ses infortunes et des infamies de ses deux filles dont il y en a deux qui imitent leur mère ». Voilà un triste compliment à l’adresse de notre conteuse. C’est qu’il ne lui avait pas suffi d’avoir une conduite légère ; avec l’aide de sa mère, Mme de Guadagne, elle avait tenté de se débarrasser de son mari en l’accusant de lèse-majesté, crime capital. François de la Motte prouva son innocence, et ce fut l’aimable baronne qui faillit y perdre la tête, mais, faute de preuves suffisantes, elle échappa au sort que lui eût réservé la justice de ce temps. Ah ! Comme nous sommes loin du Rameau d’Or et de l’Oiseau bleu, et de toutes les délicieuses fantaisies qui nous semblaient avoir fleuri dans une imagination idyllique !

Certes, ce n’était pas l’imagination qui manquait à Mme d’Aulnoy, elle en avait même de plusieurs sortes, de bon et de mauvais aloi, gardant le bon pour ses œuvres littéraires, et employant parfois le mauvais dans la vie réelle. Ses mémoires intitulés la Cour et la Ville de Madrid nous révèlent en elle l’épanouissement de ce don brillant et parfois dangereux. Je crains beaucoup que notre baronne ne soit rien de mieux qu’une coquine, mais il faut lui reconnaître de l’esprit, de la vie, une jolie facilité de plume. Il se peut qu’elle invente jusque dans ses mémoires. Elle aime les aventures pittoresques, les beaux jardins comme ceux de Don Augustin Pacheco, et les belles toilettes comme celle que porte, au lit, la jeune femme du même Don Augustin ; ni bonnet, ni cornette, cheveux noués d’un ruban et serrés dans un morceau de taffetas incarnat ; chemise large et fine à manches larges et à fleurs brodées de soie bleue et chair ; manchettes de taffetas blanc et boutons de diamant. Son lit est de cuivre doré à pommes d’ivoire et d’ébène, elle s’appuie contre plusieurs oreillers lacés de rubans, garnis de dentelles hautes et fines ; son couvre-pieds est de point d’Espagne agrémenté d’or et de soie. C’est déjà presque une toilette et un ameublement de conte de fées ; de la même plume, Mme d’Aulnoy décrira la parure des féeriques princesses, et l’on se demande si ses souvenirs maîtrisent son imagination, ou si son imagination ajoute à ses souvenirs. La camerera-mayor de la cour d’Espagne est pareille à une mauvaise fée. La pauvre petite reine, emprisonnée dans l’étiquette, fait songer aux princesses captives. Pourtant elle était jeune, et le roi amoureux d’elle. Cela n’empêcha point la fameuse camerera-mayor la duchesse de Terranova, de tordre le cou au perroquet qui récréait la reine en lui débitant des mots français. La pauvre petite souveraine dévora son chagrin, s’il en faut croire Mme d’Aulnoy. Mais quand vint l’heure du baise-main, la terrible duchesse s’approcha d’elle pour s’acquitter de son devoir, et la jeune femme, devant toute la cour, lui appliqua sur la joue le plus magistral soufflet qu’ait jamais donné la main d’une reine, un soufflet dont l’écho nous réjouit encore après deux siècles. La duchesse de Terranova se releva furieuse, et se mit à rassembler des centaines de cousins et d’arrière-cousins, pour venir demander au roi réparation. Certes, la situation ne manquait point de périls pour une petite reine étrangère. Celle-ci s’en tira avec une irrévérencieuse et spirituelle gaminerie de petite Française. Elle connaissait la coutume espagnole qui veut qu’une femme enceinte puisse se passer toutes ses fantaisies les plus saugrenues. « C’est un antojo’ », dit-on. Le ministre et le roi ne comptent plus. « C’était un antojo, » murmura la petite reine quand le roi fit mine de se plaindre. Il n’y avait plus rien à dire. Le roi embrassa la reine en déclarant : « Tu as bien fait. »

Ne sommes-nous pas au milieu d’un conte de fées ? Le perroquet ne parle point d’amour comme l’oiseau bleu, mais il prononce les mots du pays que personne ne dit plus autour de la petite reine étrangère ; la camerera-mayor est le type de toutes les geôlières des contes, de Truitonne ; ou de sa mère, et le fameux Antojo possède toutes les vertus d’un irrésistible talisman.

La délicieuse imagination de l’inquiétante Mme d’Aulnoy trouve dans le monde féerique un sujet qui la ravit. Où donc a-t-elle ramassé ses histoires ? Les contes de chats, nous enseignent les savants, sont originaires d’Égypte, mais la Chatte-Blanche de notre autoresse, si elle a quelque aïeule égyptienne, ne fait guère mine de s’en souvenir. Elle montre toutes les délicatesses et toutes les sensibilités d’une petite princesse élevée à Versailles ou d’une jeune marquise adulée dans les salons de Paris. Elle porte à la patte un bracelet avec le portrait d’un amoureux qui perdit la vie pour elle. Elle marche voilée de deuil, et sait, quand il le faut, soupirer ou lever les yeux au ciel. Elle tient à l’étiquette et n’omet pas un détail de politesse raffinée. La description de son château mérite qu’on s’y arrête. Ces escarboucles lumineuses qui l’éclairent au dehors ressemblent assez à des ampoules électriques. Mais l’électricité n’était pas utilisée aux jours de Mme d’Aulnoy. On pénètre d’abord dans un vestibule incrusté de porphyre et de lapis où l’on est servi, guidé, poussé par des mains appartenant à des êtres invisibles. Mme d’Aulnoy a-t-elle voulu figurer ici les mains multiples et mystérieuses dont se sert la destinée pour conduire quelqu’un au but assigné par elle ? Le prince va de splendeur en splendeur : porte de corail, salon de nacre, chambres ornées de peintures et de pierreries, resplendissantes de mille lumières. Toutes les distractions du palais de la Chatte-Blanche sont pleines d’ingénieuse fantaisie. Plus tard Mme de Ségur donnera un joli pendant à la Chatte-Blanche dans le conte de Bonne-Biche et Beau-Minon qu’elle a peut-être, elle aussi, été chercher en Égypte, mais je serais portée à croire qu’elle l’a scrupuleusement trouvé dans un petit coin de son inépuisable imagination de grand-mère. Et, si j’avais un conte à choisir pour des petits enfants, j’aimerais mieux leur confier Bonne-Biche que la Chatte-Blanche, car il n’y a qu’innocence, douceur, tendresse, chez Mme de Ségur ; et chez Mme d’Aulnoy, qu’il s’agisse de la Chatte-Blanche ou de Gracieuse et Percinet, on surprend toujours je ne sais quelle veine de cruauté absente aussi chez Perrault, et qui nous inquiète un peu, lorsque nous nous rappelons l’histoire de la dame, peut-être même parce que nous nous la rappelons. Parfois, Mme d’Aulnoy pressent les inventions et les découvertes modernes. Dans la Biche au Bois, le portrait parlant n’est-il pas muni d’un phonographe ? Elle donnerait ainsi raison à cette hypothèse, qui veut que nos vieux contes reproduisent naïvement les souvenirs perdus de quelque civilisation antérieure à l’histoire et très avancée, celle, sans doute, dont allait nous entretenir l’Atlantide de Platon, cette œuvre interrompue et qui allait peut-être se développer en conte de fées.

Quel fut donc le prestige de ces folles et charmantes histoires, capricieuses et dépourvues de sens commun comme des arabesques ? Les faveurs et les disgrâces, les péripéties de santé, se trouvaient négligées dès que, sous le ciel gris de Paris, on écoutait bruire les feuilles du rameau d’or où palpiter les ailes de l’oiseau bleu. C’est que, plus l’existence est grise et terne, plus on aurait besoin de se reposer dans le mirage d’un rêve éclatant. Les âmes sont toujours un peu des reines captives, et combien d’entre elles passent doucement une vie obscure, tout simplement parce qu’elles chérissent un petit oiseau bleu de rêve et d’idéal !

La jolie idylle du Prince Lutin pourrait avoir inspiré la Princesse de Tennyson. Un royaume virginal où règne une belle princesse, que défendent des amazones, et dont nul homme ne peut approcher, c’est l’Île des Plaisirs tranquilles. L’amour en est exilé. Il y a là de charmants tableaux et de jolies réflexions assaisonnées d’un grain d’esprit du meilleur goût. « Puisque n’ayant jamais vu que cinq hommes, déclare la suivante Abricotine, sauvée de ses persécuteurs par le prince Lutin, j’en ai trouvé quatre si méchants, je conclus que le nombre des mauvais est supérieur à celui des bons, et qu’il vaut mieux les bannir tous. »

Ce prince Lutin a le don de se rendre invisible tout comme le héros de Wells ; seulement le personnage créé par Mme d’Aulnoy tient ce don de la munificence d’une fée, tandis que le héros de Wells bénéficie d’une prétendue invention scientifique. Le prince Lutin et l’Homme invisible auront chacun leurs partisans. Et comme il est plus simple d’imaginer le don d’une fée que d’entrer dans le mystère des applications scientifiques que prétend réaliser le héros moderne ! Toutes les gymnastiques du cerveau sont bonnes lorsqu’il s’agit de comprendre une invention réelle, mais, pour s’amuser — chacun s’amuse comme il l’entend — certains rêveurs aux goûts surannés préfèrent les vieilles fées à la science imaginaire des romans d’aujourd’hui. La princesse qui règne sur l’île des Plaisirs Tranquilles est beaucoup plus douce, beaucoup plus civilisée, beaucoup plus facile à conquérir que celle de Tennyson. Le prince Lutin est un charmant cavalier, et l’Homme invisible est grossier et brutal. C’est que, malgré la petite veine de cruauté dont nous parlions tout à l’heure, malgré les aventures personnelles de l’auteur, la douceur de la vieille France a pénétré dans ces jolis contes, et Mme d’Aulnoy nous révèle un trait digne de l’incomparable Mme de La Fayette quand elle fait écrire par Lutin sous le portrait de la bien-aimée : « Elle est mieux dans mon cœur. »

Il y a aussi l’étoffe d’un gracieux roman ou d’une amusante comédie dans le Chevalier Fortuné. La preuve en est que, pour le fond de l’histoire, la conteuse s’est rencontrée avec Shakespeare dont je doute fort qu’elle ait lu la Douzième Nuit. Dans la France du dix-septième siècle, on ne lisait guère Shakespeare. Voyez les lectures de Mme de La Fayette et de Mme de Sévigné dirigées par Ménage ; vous y trouverez des auteurs latins, italiens, espagnols. Les belles dames s’exercent dans ces trois littératures et dans ces trois langues, mais qui donc, avant Voltaire, s’aviserait d’aller chercher Shakespeare dans son île ? Belle-Belle, comme la Viola de Shakespeare, s’habille en homme. Elle prend le nom de Chevalier Fortuné. Toujours comme Viola, sous le déguisement, elle plaît à une femme, et devient elle-même, en secret, amoureuse d’un roi. Il ne faut pas demander à Mme d’Aulnoy une scène analogue à celle où Viola, questionnée par le roi, lui raconte délicieusement toute la tendresse et toute la tristesse de son pur amour, sans lui avouer toutefois qu’il en est l’objet. Certaines notes n’appartiennent qu’à Shakespeare. Mais le Chevalier Fortuné ne manque point de péripéties et d’aventures. On y voit intervenir un cheval qui se trouve merveilleux conseiller, et des hommes doués par les fées de qualités étranges, comme de manger tous les pains d’une ville, de boire toutes les eaux d’un étang, et qu’on appelle tout simplement des Doués. Le plus intéressant de ces « doués » me paraît être Fine-Oreille, celui qui entend l’herbe croître sous la terre, et reconnaît au son la nature de celle qui va paraître. Le chevalier Fortuné l’emploie à des desseins utilitaires. « Il écoutait sortir de la terre les truffes, les morilles, les champignons, les salades, les herbes fines. » Mais ne serait-ce pas une jolie chose d’entendre le chant de la rose qui va fleurir, ou le murmure de la violette qui va poindre ? Une chose parfois terrible et parfois exquise, d’entendre la mélodie secrète des pensées au fond des âmes ?

Enfin Mme d’Aulnoy, qui est femme de goût au point d’en devenir artiste, nous raconte, toujours dans le Chevalier Fortuné, la toilette d’une jeune princesse qui se dispose à courir sur ses pieds légers comme les jeunes filles spartiates de l’antiquité pour gagner un prix : « Elle avait une robe légère de taffetas couleur de rose, semée de petites étoiles brodées d’or ou d’argent ; ses beaux cheveux étaient rattachés d’un ruban par derrière et tombaient négligemment sur ses épaules ; elle portait de petits souliers sans talons, extrêmement jolis, et une ceinture de pierreries qui marquait assez sa taille pour laisser voir qu’il n’y en avait jamais eu une plus belle ; la jeune Atalante n’aurait rien osé lui disputer. »

Nous sommes à la veille du dix-huitième siècle, et ne s’annonce-t-il pas déjà par cette figurine de Saxe ? En effet, c’est un petit monde artificiel et charmant, comme de tendre porcelaine, qui se joue dans les récits de Mme d’Aulnoy. On y trouve des bergers, des bergères, des marquis, des marquises, minaudants et parés, qui expriment une pantomime amoureuse sous la vitrine, dans les salons. Personne ne prend au sérieux leurs sourires ou leurs larmes, mais ils amusent quand même l’œil qui les examine. Sans doute il ne faut point les regarder de trop près ou les manier trop brusquement, un courant d’air les renverse, la flamme d’une lampe les ferait éclater, mais dans la pénombre d’un demi-rêve, d’un peu loin, ils imitent gentiment les attitudes de la vie. Il n’en faut pas demander plus aux personnages de Mme d’Aulnoy. Au fond de tout cela il y a sans doute un scepticisme incurable. Dans la féerie vénitienne de Gozzi, les coupables se repentent quelquefois ; chez Mme d’Aulnoy, ils meurent à peu près de rage. Et, peut-être, avait-elle rapporté de ses démêlés avec la justice humaine cette irrévérence qu’elle exprime dans le conte du Chevalier Fortuné : « Le roi ne pouvant plus éviter de lui donner des juges, nomma ceux qu’il crut les plus doux et les plus susceptibles de tendresse, afin qu’ils fussent plus disposés à tolérer cette faute ; mais il se trompa dans ses conjectures ; les juges voulurent rétablir leur réputation aux dépens de ce pauvre malheureux, et, comme c’était une affaire de grand éclat, ils s’armèrent de la dernière rigueur… » Voyez-vous cette conteuse souriante qui s’amuse à donner, d’un coup d’éventail, une chiquenaude à la justice… Ces petites lignes jetées là comme par inadvertance soulèvent toute une série de problèmes philosophiques. Déjà vous vous rappelez la scène du jugement dans Résurrection de Tolstoï. Mme d’Aulnoy dit ces choses d’un ton léger et sautillant, avec un sourire moqueur et sans éclat d’indignation, et ceux qu’effarouchent les sévérités du romancier russe n’hésitent pas à mettre le cruel petit livre de l’intrigante baronne dans les mains de leurs jeunes enfants. Mais, sous ces insouciantes et terribles petites phrases, nous apparaissent une sombre psychologie et tout ce qu’il entre d’inattendu, d’imprévu, d’impossible à prévoir dans les actions humaines. C’était, décidément, une étrange femme que la baronne d’Aulnoy.


VIII

LES MILLE ET UN CONTES


Les turquoises pâlissent quelquefois lorsque leur propriétaire n’est plus aimé. Je suppose qu’une dame de la société porte un bijou de turquoise : la conversation s’égare, avec une pointe de sentiment, sur la vertu censée prophétique de ces pierres. Voilà un beau sujet de conte. Une Mme de Murat déroule les aventures du Prince des Feuilles, d’un coloris gracieux et un peu fade : on croirait qu’elle l’écrivit sur une feuille de rose avec du miel et de la rosée. Cela se passe au pays des fées. L’une d’entre elles veut unir son fils Ariston à la princesse Ravissante. Mais Ravissante aime le prince des Feuilles, fils du Printemps et d’une nymphe de la mer, et elle en est aimée. Le prince des Feuilles est puissant. Il dit : « Mon empire s’étend jusque sur les eaux, il est dans tous les lieux de la terre qui reconnaissent le printemps ». Et, comme Ravissante souffre et s’inquiète, il lui donne le papillon pour confident. Or, le prince des Papillons est l’ami du prince des Feuilles et vient à son aide. Il est, lui, fils du soleil et de la rose aux cent feuilles, souverain de l’île des Papillons où s’aimèrent Flore et Zéphyre. C’est lui qui délivre Ravissante comme le prince des Feuilles avait auparavant délivré sa propre bien-aimée. Ariston désespéré se précipite dans la mer ; et le rocher de turquoise qui, en verdissant, apprend au malheureux qu’il n’est pas aimé, se brise pour former les petites turquoises si sensibles aux influences du cœur, et dont les modifications feront le tourment des amoureux.

Quand la conteuse a-t-elle imaginé ce conte ? Est-il vrai qu’elle l’improvisa un soir d’hiver, au coin du feu, pour distraire ses auditeurs du vent qui souffle dans la cheminée ou de la pluie qui ruisselle sur les toits ? Ou bien est-ce le rêve d’une matinée de printemps, et le titre lui conviendrait assez : Rêve d’une matinée de printemps, où une jeune femme paresseuse et rêveuse, voyant le ciel bleu sourire à l’eau bleue, les roses s’épanouir et les papillons danser leur éternel menuet, n’aurait eu qu’à mettre un peu d’amour dans tout le paysage pour composer le Prince des Feuilles. Car il y a dans ce petit conte une sorte d’ivresse de la nature, qui nous frappe sous le voile transparent de la fiction. Et nous serions tentés d’aimer Mme de Murat d’avoir elle-même tant aimé le printemps, le soleil, les feuilles, les roses, les papillons, qu’elle prit sans doute aussi pour confidents de légers chagrins.

Elle en eut sans doute, des petits et des grands, et ne s’y attarda guère, car ce fut une folle créature. Le dix-septième siècle finit assez mal, et de spirituelles écervelées comme cette comtesse de Murat, digne amie de la comtesse d’Aulnoy, foraient présager ce qu’il adviendra de son successeur. L’hypocrisie n’est pas le vice de ces belles conteuses ; et le peu de cas qu’elles font de la morale, elles trouvent parfois le moyen de l’insinuer dans leurs menus contes.

Perrault n’aurait rien imaginé de pareil aux aventures d’Anguillette ou, plutôt, de la protégée d’Anguillette, Hébé. Anguillette est une fée contrainte à se cacher parfois sous la forme d’une anguille ; ainsi métamorphosée, elle est pêchée, jetée dans un bassin, et repêchée pour la table du roi, quand une jeune princesse, apitoyée, lui sauve la vie en la rejetant à l’eau. Par reconnaissance elle dote cette jeune princesse de tout l’esprit et de toute la beauté que peut souhaiter une mortelle, mais ni cet esprit, ni cette beauté ne seront des gages de bonheur. La jeune fille, qui s’appelle désormais Hébé, s’éprendra du volage Atimir. Atimir étant infidèle, Anguillette marie sa protégée au prince de l’île Paisible, et lui interdit de chercher à revoir celui qui l’a désespérée. Mais Hébé ne tient pas compte de cette défense ; elle se lasse sans doute du séjour heureux de cette île Paisible, et elle entraîne son mari à voyager. Elle retrouve Atimir, également marié ; mais chez lui comme chez elle, l’ancien amour se réveille, et lorsque les deux princes vont se mesurer dans un tournoi, le prince de l’île Paisible n’est pas seul à porter les couleurs d’Hébé. Elle éprouve une joie cachée, « dont ne put la défendre toute sa raison », dit Mme de Murat, dont la raison n’était pas le fort.

Toute cette histoire finit par un combat funeste. Atimir meurt, le prince est grièvement blessé, Hébé succombe à son chagrin, et la fée Anguillette, qui rend vie et santé au prince de l’île Paisible, le ramène en ce pays où le souvenir d’Hébé perdra sa tristesse. Hébé et Atimir sont métamorphosés en deux arbres jumeaux et voisins que l’on appelle des charmes. Mme de Clèves n’aurait pas goûté la secrète indulgence de ce dénouement. Et nos belles cornéliennes auraient méprisé cette île Paisible, où le cœur trouvait un refuge contre de romanesques douleurs.

Cependant, si l’on se penche attentivement sur ces petits contes un peu vides et factices, il n’est pas impossible de discerner çà et là quelque trace des âmes féminines qui s’y sont dépeintes. Par exemple, Mme de Murat nous énumère les péripéties que traverse l’amour de Jeune-et-Belle pour un berger charmant. Jeune-et-Belle est fée, fille d’une fée, et sa mère, qui expérimenta le chagrin de voir le déclin de sa beauté se refléter dans les yeux de celui qu’elle aimait, lui a donné le prestige d’une jeunesse perpétuelle et d’une inaltérable beauté. Mme de Murat, à qui vieillir fut cruel, par la mauvaise orientation qu’elle imprima à sa vie, nous fait, à son insu peut-être, dans Jeune-et-Belle, la confidence d’un chagrin précoce ou d’un vague pressentiment. Mais Jeune-et-Belle conquerra sans peine le cœur de son beau berger. L’influence d’une mauvaise fée traversera cet amour, et finira par être vaincue. Jeune-et-Belle sera heureuse, avec son bien-aimé, mais la petite révoltée aux dispositions anarchistes, qu’est cette plus séduisante que recommandable comtesse de Murat, conclura par cette moralité fort amorale : « L’hymen ne se mêla point de finir une passion qui faisait la félicité de leur vie. » Ce livre est dédié à la princesse de Conti, fille de Louis XIV et de La Vallière, la belle princesse de Conti, dont les allures scandalisaient fort Mme de Maintenon.

Ce qui caractérise cette étrange et folle Murat, c’est le luxe de son imagination. Elle excelle dans l’art des descriptions féeriques, elle sait user du coloris de circonstance. Elle donnerait des leçons à tous nos metteurs en scène de féeries actuelles. Voyez, par exemple, dans le conte qui porte le titre d’une sentimentalité subtile et quelque peu maniérée, l’Heureuse Peine, comment l’auteur nous représente le palais de la fée Formidable et la tour de la fée Lumineuse. Mme de Murat pourrait inspirer des peintres. Et, dans l’histoire de Jeune-et-Belle, son imagination, qui a le style de son temps, voit s’animer des tritons et des sirènes capables de figurer dans la décoration de Versailles.

Mme de Murat nous semble, au dix-septième siècle, une avant-courrière du dix-huitième. Tout autre est cette petite Mlle Lhéritier, qui eut comme amies Mme de Longueville, Mme de Murat, Mlle de Scudéry, Mme Deshoulières, et qui édita les Mémoires de Mme de Longueville. Elle unissait le goût de la morale à celui de l’esprit, et le conte de Finette ou l’Adroite Princesse, tiré d’un vieux fabliau, et redit par les gouvernantes aux enfants du dix-septième siècle, est, dès 1696, retracé par sa plume de si jolie façon, que notre esprit ne le sépare guère de ceux de Perrault. Quant à Mme d’Auneuil qui, en 1702, dédie son œuvre : la Tyrannie des fées détruite, à la duchesse de Bourgogne, je ne sais si elle prétendait porter le coup de mort aux fées, mais elle se plut à énumérer tous leurs crimes. Celles qu’évoque son récit s’appellent Rancune, Cruelle, Ennuyeuse, Impérieuse, Violente. Il n’y a que la bonne Serpente, qui trouve grâce à ses yeux : Serpente, condamnée, par la méchanceté de ses sœurs, à revêtir trois fois par an la forme du serpent — est-ce un souvenir de Mélusine ? — ne se console de cette épreuve qu’en adoucissant autant que possible le sort de leurs victimes. Jamais, dans aucun livre, on ne vit tant de couples amoureux que dans celui-là, mais jamais ils ne furent en butte à des circonstances si bizarres et si invraisemblables ! Cette d’Auneuil qui se montre ainsi une contemporaine précoce du dix-huitième siècle, déguise une fée en nymphe, dans son récit de l’Inconstance punie, ce qui n’empêche nullement l’Inconstance punie d’être un véritable conte de fées. Si elle punit l’inconstance, son humeur n’a rien de farouche, et elle réserve ses traits pour les femmes vertueuses qui font honneur à leur vertu de la correction de leur conduite, quand elles devraient, en réalité, l’attribuer à la seule horreur qu’elles inspirent…

Ces conteuses légères et un peu folles, à l’imagination débridée, eussent scandalisé leurs mères, leurs tantes et leurs aïeules. Parmi les femmes de la génération précédente, âmes fines, élégantes, pensives et un peu sévères, on aurait moins goûté ces fantaisies, étincelantes et légères, comme des mousselines pailletées ! Les femmes de cette génération-là avaient écrit pour leur cœur, leur pensée, leur âme, telles Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, les sœurs et la nièce de Pascal, ou la pénitente La Vallière. Et la vraie beauté les favorisait d’un de ses rayons. De ces deux littératures, l’une diffère autant de l’autre qu’un madrigal coquet diffère d’une poignante tragédie. Car il y a des mots profonds, même sous la verve éclatante de l’épistolière marquise ; et l’on serait fort embarrassé d’en chercher parmi les œuvres de ces sœurs jumelles de la féerie (leurs deux volumes parurent la même année, en 1698, comme les Contes des Contes, de Mlle de la Force), les très libres et très légères dames de Murat et d’Aulnoy.

Mme d’Auneuil eut beau dénigrer les fées, elle n’arriva pas à les déposséder du prestige qu’elles exerçaient dans les salons à la mode. Après les Nouveaux Contes de Fées de la comtesse de Murat, les Contes de Fées et les Fées à la Mode, puis les Chevaliers Errants et le Génie familier, de la baronne d’Aulnoy, s’échelonnèrent une foule de contes, aux titres fantaisistes, imprévus, suggestifs, charmants, tels que la Tour ténébreuse et les Jours lumineux, publiés en 1705 par Mlle L’Héritier, ou bien encore, plus tard, le Prince des Aigues marines et le Prince invisible, par lesquels s’illustra en 1722 Mlle Lévêque. On recherchait l’exotique et l’invraisemblable. Qu’étaient tous ces ouvrages ? Une tapisserie de belles dames oisives et de gentilshommes désœuvrés. Il y a sur Paris un déluge de publications aux titres chatoyants.

Ces années 1697, 1698, 1699, et quelques années du dix-huitième siècle, durent être inouïes. Les cervelles ne se reposaient pas, et c’était à qui fuirait le mieux la réalité ou même la simple vraisemblance. Si les fées ne causèrent point de cas de folie à cette époque, elles peuvent vraiment passer pour d’inoffensives créatures. Les personnes sérieuses fronçaient les sourcils : on les laissait dire. On laissait grommeler cet abbé de Villiers qui dès 1699 avait publié un opuscule intitulé : Entretien sur les Contes de Fées et autres Ouvrages du temps.

Car il ne goûtait, cet abbé, ni les longueurs ni les invraisemblances. Il imagine, dans son livre, des observations échangées entre un Parisien et un Provincial. Le Provincial, bonne pâte, ne demande qu’à

s’émerveiller :

À Paris tout m’a paru au-dessus de ce que j’en avais ouï dire ; quelle quantité de belles maisons, de marchands, de carrosses, enfin de toutes sortes de richesses ! J’admire surtout cette prodigieuse quantité d’ouvrages de l’esprit. Les fenêtres de mon auberge donnent sous le portail d’une église, où, tous les matins, en me levant, je vois quatre ou cinq affiches de livres nouveaux.

Ah ! monsieur l’abbé, que vous êtes aimable de nous avoir, d’un trait léger, esquissé ce joli coin du vieux Paris : de nos jours, on ne voit guère que dans les décors de l’Opéra-Comique ces auberges à auvent dont une fenêtre fait saillie sous un portail gothique ; mais ce que nous n’imaginons plus, c’est cet affichage de titres frivoles, précieux comme des rubans, s’offrant aux yeux des passants au sortir d’un office. Grâce à vous ce spectacle revit tout entier, jusqu’à la silhouette du bon Provincial que nous devinons caché derrière ses vitres, en robe de chambre et en bonnet de nuit. Le Parisien connaît son monde. Il a vite fait de jeter une douche sur l’enthousiasme de son admiratif interlocuteur, lui montrant comment il importe de ne se point laisser éblouir :

Les gens qui savent faire des livres sont en réalité peu nombreux, ils travaillent lentement et publient rarement. Mais il y a les gens qui manquent de pain, les femmes que l’on flatte d’avoir de l’esprit, et celles qui sont coquettes et galantes, puis les affolées de gloriole, tout ce monde-là veut faire des livres. En somme, il n’y a que le titre à découvrir ; un éditeur achète votre livre sur la foi du titre. Cela seul importe. Ensuite bâclez, si vous le voulez, votre ouvrage en trois semaines, et mettez-y ce que vous y voudrez, quand même cela n’aurait aucun rapport avec le titre choisi. Les femmes souhaitent d’écrire en prose et en vers ; elles signent des livres que les libraires se disputent, et cependant on ne les voit manquer ni une fête ni une assemblée.

Le peu charitable abbé insinue qu’elles pourraient bien confier leur besogne à leurs soupirants : Quelqu’un se chargerait des vers, quelque autre de la prose. Malgré les critiques plus ou moins justifiées de l’abbé de Villiers, les contes imaginés par des femmes prirent leur vol à travers le monde…

Hamilton, par condescendance ou par moquerie, cédait à l’entraînement général et composait aussi des féeries absurdes et charmantes, pleines de péripéties et d’intrigues, dépourvues de suite, et même de sens. Il préférait ce genre au Télémaque de Fénelon, qu’il critiquait en vers malicieux.

La vogue qu’il eut dura peu,
Et las de ne pouvoir comprendre
Les mystères qu’il met en jeu,
On courut au palais les rendre,
Et l’on s’empressa d’y reprendre
Le Rameau d’Or et l’Oiseau Bleu.

Hamilton, l’auteur du Chevalier de Gramont, écrit négligemment une prose exquise et achevée : il la met sur la trame légère de ses folles histoires, comme d’autres mettront une musique délicieuse sur des paroles futiles. Puis il jette sur tout cela de l’amour, en veux-tu, en voilà, et c’est toute une fusée de princesses, de sorcières, d’enchanteurs, de fées, d’animaux merveilleux : « Mes bons amis, puisque vous aimez l’invraisemblable, je vous en donne sans compter. » On veut inventer des légendes. Mme de Gramont, sœur d’Hamilton, trouve peu de poésie au nom que porte sa terre des Moulineaux ; qu’à cela ne tienne : son frère improvise le conte du Bélier où l’on voit un vieux druide, une princesse incomparable, un géant terrible, aussi bête que méchant, un jeune prince amoureux transformé en bélier. Il dote les Moulineaux d’un nom et d’une légende. Ces récits embrouilleraient tout fil d’Ariane.


IX

FÉERIES À POUDRE ET À MOUCHES


Le dix-huitième siècle s’ouvrit donc en pleine féerie. Des contes succédaient à des contes. Il fallait du fantastique, de l’exotique ou du soi-disant exotique, en un mot de l’extraordinaire et de l’extravagant. Quelques littérateurs de profession ne dédaignaient pas le merveilleux. L’Orient, qui semblait en être la patrie, acquérait tout à coup une vogue inattendue. Parce que Galland traduisait les Mille et Une Nuits, des Mille et Un Jours, des Mille et Un Quart d’heure devaient fleurir. Lesage travaillait aux Mille et Un Jours, contes persans ou prétendus tels. Les Contes et Fables indiens, les Contes mogols, les Contes chinois ne pouvaient rester en arrière.

Et la féerie, ne se bornant pas au conte, gagne le théâtre. Des Contes de fées du sieur de Preschac, auteur de la célèbre Petite Grenouille Verte, on extrait Kadour, qui devient une comédie et se joue sur le Théâtre-Italien. Marivaux effleure la féerie dans l’Île de la Raison et dans Félicie ; il y triomphe dans Arlequin poli par l’Amour.

Arlequin poli par l’amour : voilà un joli titre qui fleure son dix-huitième siècle. Tous les personnages de cette pièce pourraient être représentés en porcelaine de Saxe. La fée serait une marquise frivole et licencieuse. Arlequin est beau, niais et rustre, mais il se civilise assez rapidement sous un regard de Silvie. Silvie n’est qu’une fade et jolie bergère, comme il y en a trop dans la bergerie de l’époque, une bergère à jupes roses et fleuries, à houlette enguirlandée, faite pour conduire des agneaux enrubannés. Le sujet est l’éternelle féerie humaine, la grande métamorphose de l’amour.

Pour garder un peu de couleur locale, la fée est aimée de l’enchanteur Merlin, qui doit l’épouser. Mais elle se soucie bien de Merlin et de son pouvoir ! Arlequin, tout rustaud qu’il apparaisse, est son favori.

Comme Riquet à la Houppe devient beau quand il aime la princesse, et comme la princesse devient spirituelle quand elle a rencontré Riquet à la Houppe, Arlequin se déniaise lorsqu’il a aperçu Silvie. Il aime Silvie, mais Silvie n’est qu’une bergère ; que pourrait une bergère contre une fée ? D’elle-même peu de chose, mais Trivelin, serviteur de la fée, est dévoué à l’enchanteur et propice aux amoureux. Arlequin et Silvie l’ont pour allié ; la fée, sans le savoir, l’a pour adversaire. L’amour d’ailleurs est, comme Trivelin, du côté des jeunes enfants. Grâce à toutes ces influences, le rustre Arlequin fait sa dupe de la belle et peu recommandable fée. En se jouant, sous quelque amoureux prétexte, il s’empare de la baguette dépositaire de la puissance féerique et l’offre en hommage à Silvie. Voilà donc cette baguette déjà connue d’Homère, et si redoutable entre les mains cruelles de Circé, devenue l’apanage d’une inoffensive fillette.

La fée est trompée, vaincue, réduite à l’impuissance. Il est vrai qu’elle n’inspire aucune pitié. Arlequin ajoute la raillerie à sa victoire ; il n’est pas né pour rien dans le siècle du rire méchant.

Quelle est cette fée que nous ne pouvons imaginer que poudrée, fardée, parfumée, agrémentée de mouches coquettes ? Elle ignore l’ombre mystérieuse et redoutable des forêts celtiques où s’enfonçait la Morgane de la Table Ronde, et les bords humides du lac où se cachait Viviane. Ses petits pieds chaussés de satin ne marchent que dans les allées soignées d’un parc, ou plutôt, même, sur les tapis d’un salon au seuil duquel l’attendent laquais et chaise à porteurs. Le nom de Merlin frappe ici comme un anachronisme. Il est bon que l’enchanteur n’y paraisse point. C’est en vain que l’on cherche les forêts augustes et les mers brumeuses où se perd l’île d’Avalon. La scène de la féerie médiévale qui allait des monts neigeux aux océans infinis s’est rapetissée au point de tenir entre deux paravents, ou même sur une console, dans une vitrine : petit monde de biscuit, de pâte tendre et rosée, sans cervelle et sans cœur, et que le premier choc d’un cataclysme va briser.

Petite fée de Marivaux, poudrée, fardée, mouchetée, je vous la dirais bien, moi, la morale de votre histoire si peu morale ! Vous êtes encore jolie, ma chère, et Merlin qui vous a connue dans votre éclat n’a point vu la fêlure discrète qui met en péril votre beauté. Mais les larmes de dépit précipitent votre ruine, et la baguette que, malgré vous, vous cédez à la bergère Silvie, c’est le sceptre de la jeunesse. Allez, vous aurez beau faire : la jeunesse commande à l’amour tel que vous le comprenez. Ah ! petite fée, si vous étiez un peu sage, vous trouveriez la force d’essuyer vos yeux et de sourire à l’heureuse Silvie. Bientôt vous seriez une triste amoureuse : ne pleurez pas trop, afin de paraître encore une jolie duègne sous le soleil d’automne.

La féerie littéraire peut enregistrer parmi ses adeptes le comte de Caylus, auteur de la Féerie nouvelle et d’une étude sur la Féerie chez les anciens et chez les modernes, le fameux Duclos et le licencieux Voisenon. Duclos et Voisenon se trouvèrent en concurrence l’un avec l’autre pour illustrer d’une légende féerique des estampes de Boucher, appartenant au comte de Tessin.

Le succès favorisa Duclos. Après les incohérences de sa Jaunillante où se lisait le roman d’un prince Percebourse et d’une princesse Pensive, il prit le temps et nous fit l’honneur de ciseler une œuvre plus achevée : il se plut à nous conter les fantastiques aventures d’Acajou et Zirphile, et, de même que Perrault nous avait représenté, dans la Belle au Bois dormant, le cérémonial de Versailles, il nous peint le salon de la fée Ninette, comme il pourrait nous peindre le salon d’une contemporaine.

L’histoire d’une race de génies malfaisants, qui désolaient les frontières du royaume des Acajous et de celui de Minutie, entre lesquels ils habitaient, se mêle de fines remarques sur la médisance. Les génies sont détruits, sauf un, mais la médisance subsiste et n’a pas de plus ardents propagateurs que le géant Podagrambo, dernier survivant de leur race, et son affreuse alliée, la fée Harpagine. Cette Harpagine confisque le beau petit prince Acajou, fils du roi des Acajous, et la fée Ninette se charge d’élever la ravissante petite princesse Zirphile, fille de la reine de Minutie.

Toutes les fées ont doué cette princesse de grâce et de beauté ; mais, irréfléchies et frivoles plus que de simples femmes, elles ont oublié de lui donner de l’esprit, et la fée Harpagine en profite pour la doter d’une formidable sottise. La fée Ninette, sa protectrice, compte beaucoup sur ses talents d’éducatrice et sur son brillant salon littéraire, pour éveiller l’intelligence de Zirphile. Car cette mignonne fée Ninette, que l’on dirait portraiturée d’après nature, attribue la plus haute importance à l’aimable compagnie de gens lettrés et spirituels qu’elle reçoit. Elle est toute petite et toute gracieuse. Duclos nous la montre comme une délicieuse figurine. Elle a tant d’esprit qu’elle voit toujours au delà des objets présents, ce qui l’empêche de les distinguer parfaitement ; elle est si vive, si remuante, si empressée, que l’on ne sait comment modérer son agitation. Ses sœurs les fées s’emploient à corriger ces qualités excessives, — excessives jusqu’à devenir des défauts, et lui font deux présents : une paire de lunettes pour accommoder sa vue à la réalité, une béquille pour régler sa marche ; ce furent les premières lunettes et la première béquille.

Les deux fées s’occupent de leurs élèves respectifs. Il importe à Harpagine qui veut, dans l’avenir, rendre Acajou amoureux de sa repoussante personne, qu’il ne soit pas intelligent, et, comme il annonce de brillantes dispositions intellectuelles, elle veut lui faire avaler des dragées de présomption et des dragées de mauvais goût ou de jugement faux. L’avisé petit s’y refuse, et un voyageur, acceptant de transporter ces malencontreuses dragées, se charge de les répandre par le monde.

D’autre part, Zirphile reste simple au milieu du salon littéraire de la fée Ninette. Les habitués de ce salon parlent le langage outré de la mode, sont furieux du changement de temps, et distinguent des mondes de différence entre deux nuances d’une même couleur.

Mais Zirphile et Acajou se rencontrent, s’aiment. Zirphile, selon la prédiction des fées, devient spirituelle et intelligente en aimant. Cela n’empêche pas qu’ils subissent encore beaucoup de traverses et de mésaventures, pour déjouer la ligue que forment contre eux le génie Podagrambo, les fées Harpagine et Envieuse, d’autant que ce pauvre Acajou perd le sens commun en gagnant trop d’esprit à se promener dans le monde des idées, dont il mange les fruits périlleux. Il se trouve, çà et là, des détails bizarres ; ainsi la tête de Zirphile est momentanément séparée de son corps, sans qu’elle doive pour cela mourir ; les mains de Nonchalante, également séparées de leur propriétaire, parce que celle-ci négligeait de s’en servir, doivent aider Acajou à délivrer sa princesse. Il y parvient ; la tête de Zirphile rejoint le corps de Zirphile et retrouve sa place. Les mains de Nonchalante sont restituées à leur propriétaire, et, voulant s’occuper, elles passent leur temps à faire des nœuds. Les noces de Zirphile et d’Acajou sont magnifiquement célébrées, et, comme dans beaucoup d’autres contes, les héros ont de nombreux enfants. Que de malignes remarques devaient faire sourire les initiés ! Qui donc était-elle, cette jolie fée Ninette à lunettes et à béquille, si fort éprise de son salon littéraire ? Et quelle critique des menus passe-temps féminins dans ce travail des mains de Nonchalante occupées à faire des nœuds ! Et quel frisson de terreur si l’on se dit que, un demi-siècle environ après l’apparition d’Acajou, tant de têtes furent promenées comme celle de la princesse Zirphile… Parmi les enfants curieux qui, par une entre-bâillure de porte, cherchaient à surprendre quelques mots de la passionnante histoire, combien étaient destinés à la guillotine révolutionnaire ! Et les mains de toutes les fées Nonchalantes occupées à fabriquer des nœuds ne frémissaient pas, quand la jolie fée Ninette, arborant ses lunettes et frappant le parquet de sa béquille, réclamait encore une fois, pour égayer son fameux salon, le récit des aventures d’Acajou.

Avec ce ton badin que nous lui connaissons, Voltaire à son tour célébra les vieilles fées ; il les célébra sans émotion ni conviction, mais non sans une pointe de grâce :

Oh ! l’heureux temps que celui de ces fables !
Des bons démons, des esprits familiers,
Des farfadets aux mortels secourables.
On écoutait tous ces faits admirables
Dans un château, près d’un large foyer.
Le père et l’oncle et la mère et la fille,
Et les voisins et toute la famille,
Ouvraient l’oreille à Monsieur l’Aumônier
Qui leur faisait des contes de sorcier…
Le raisonner, tristement, s’accrédite…

Et mis en goût, il imagine un conte de fées. Un jeune et beau chevalier est accusé d’avoir manqué de respect à une jolie bergère, et passe devant un tribunal de dames, présidé par la reine. Il est condamné à mourir s’il ne vient dire au tribunal « ce qui plaît aux dames ». Une horrible vieille se présente, et offre de le renseigner, à condition qu’il l’épouse quand il aura la vie sauve. Le pauvre chevalier, délivré de la mort, doit tenir sa promesse, mais l’horrible vieille se transforme en jeune et resplendissante fée qui n’est autre que la fée Urgèle.

Ce conte frivole fut arrangé en comédie et en musique par Favart, et représenté en 1765 à Fontainebleau, devant Leurs Majestés. Mais l’heure n’était plus guère à la féerie.


X

LA FÉERIE PÉDAGOGIQUE : Mme LEPRINCE DE BEAUMONT


Mme Leprince de Beaumont fut, au déclin du dix-huitième siècle, la dernière des conteuses ; elle n’a rien des aimables écervelées qui cultivèrent avant elle ce genre de fictions. Elle serait plutôt une disciple de Fénelon que de Mme d’Aulnoy ou de Mme de Murat. Le souci de la pédagogie et de la moralité la hante. Il lui plaît aussi de donner aux princes de sages maximes pour le gouvernement des peuples, comme le prouve sa Fée aux Nèfles, mais, tandis que, chez Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, cette préoccupation est absolument nécessaire et professionnelle, elle témoigne, chez Mme de Beaumont, des problèmes qui se posaient dès lors jusque dans les causeries des contemporains. Cette femme était à la fois sensible et sensée, et, si le monde des fées l’attirait, c’est peut-être parce qu’elle avait eu de cruels déboires dans le monde réel. « Elle eut pour mari le pire des drôles », dit M. Edmond Pilon, dans le charmant volume intitulé Bonnes Fées d’antan. Mme de Beaumont ne s’installait pas dans un fauteuil pour caqueter comme les belles oisives de jadis ; elle ne faisait pas ses contes comme du parfilage ; elle s’asseyait sans doute devant une table à écrire, et elle travaillait posément, consciencieusement, pour le Magasin des Enfants ou pour celui des Jeunes Dames et des Adolescents. À Londres, en 1780, elle fonda le Nouveau Magasin français. Cela seul témoignerait de préoccupations auxquelles, pour la plupart, les conteuses des salons d’autrefois demeuraient étrangères.

Mme de Beaumont comme Mme de Maintenon était née institutrice, mais elle n’avait pas les moyens de fonder quelque pensionnat analogue à Saint-Cyr. Pour s’en dédommager, elle composa de charmants récits : la Belle et la Bête, par exemple, qui demeure un chef-d’œuvre du genre, ou le Prince Désir et la Princesse Mignonne, d’une moralité fine et judicieuse.

Il ne faut pas demander à ses jolies phrases sur les devoirs des princes envers leurs sujets (lisez la Fée aux Nèfles) ou sur l’esprit de sacrifice (lisez la Belle et la Bête) une palpitation de vie qui nuirait à la mesure de ces agréables récits : les phrases sensibles du dix-huitième siècle ressemblent à ces urnes décoratives de la même époque, qui n’ont jamais eu mission de contenir quoi que ce soit ; ou à ces panetières enrubannées, autres motifs de panneaux, lesquelles n’ont jamais nourri personne.

Malgré cela Mme de Beaumont sut, dit-on, mettre dans sa vie ce qui rehausse la dignité d’une existence humaine, et ceux mêmes qui l’ont oubliée, quand ils apprennent qu’elle écrivit la Belle et la Bête, s’attendrissent en évoquant les premières joies de leur enfance : une lanterne magique au fond d’une chambre de province, ou la voix chantante d’une vieille conteuse, redisant pour la centième fois l’amour filial de l’héroïne, les prévenances touchantes de la Bête, et sa métamorphose finale en un prince jeune et beau.

La mode des fées passa comme toutes les modes. Cependant elles étaient aimées de Mlle  de Lespinasse, connues de Marie-Antoinette et de ses souriantes amies qui appelaient la petite Madame, future duchesse d’Angoulême, Mousseline la Sérieuse, du nom porté par une héroïne des contes d’Hamilton. Le monde s’engouait d’un autre merveilleux à prétentions étrangement scientifiques et beaucoup moins inoffensif que celui des contes. Le baquet de Mesmer, le fantastique de Cagliostro, faisaient fureur autour des cheminées, dans les salons parisiens ; on chuchotait, au lieu des aventures de la Chatte-Blanche, de Gracieuse et Percinet, des récits bizarres sur un collier tragique. Et la pauvre belle reine ne devinait pas encore quelles métamorphoses plus terribles que les métamorphoses attribuées à la baguette des fées, lui réservait l’effroyable secret de l’avenir.