La vie et la mort des fées/17

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Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 345-370).


CHAPITRE XVII

LA FÉERIE ROMANTIQUE EN FRANCE


Les fées, au dix-neuvième siècle, sont agonisantes. Le souffle de l’automne et du crépuscule a passé sur leurs cheveux blonds. Leur démarche s’est alanguie dans une fièvre d’érudition et de philosophie.

Sans doute, les contes de Grimm demeurent tout pleins de jeunesse et de spontanéité, bien qu’ils aient recueilli le trésor des vieux âges. Mais en général, les fées littéraires créées par le dix-neuvième siècle ont sur elles les signes précurseurs de la mort. Si dissemblables que soient les scènes où elles paraissent, un trait leur est commun : certaine note d’irréalité, même entre les créatures irréelles.

La Velléda de Chateaubriand, la dernière fée de l’Armorique, est une druidesse, et ses attributs de fée n’existent que dans son imagination ; Balkiss, la Fée aux Miettes de Nodier, n’existe que dans un cerveau halluciné ; la Viviane de Quinet est le symbole philosophique de la nature ; la fée de Pictordu, chez George Sand, n’est et ne veut être que rêve ; aucune n’ose plus prétendre à la vie, et c’est la preuve de leur aptitude à mourir. Velléda, Balkiss, la fée de Pictordu, sont des fées qui semblent fleurir un automne de féerie, comme la Viviane de Tennyson, attardée parmi nous avec un air de Belle au Bois dormant, comme les filles-fleurs de Parsifal, échappées d’un rêve d’Orient et de moyen âge, pour se jouer autour de l’incomparable Kundry.


I

LE DÉSESPOIR DE VELLÉDA


« Elle tenait à la main une de ces lampes romaines qui pendent au bout d’une chaîne d’or. Ses cheveux blonds, relevés à la grecque sur le sommet de sa tête, étaient ornés d’une couronne de verveine, plante sacrée parmi les druides. Elle portait pour tout vêtement une tunique blanche. Fille de roi a moins de grandeur, de noblesse et de beauté…

« — … Sais-tu, me dit alors la jeune barbare, que je suis fée ?

« Je lui demandai l’explication de ce mot :

« — Les fées gauloises, répondit-elle, ont le pouvoir d’exciter les tempêtes, de les conjurer, de se rendre invisibles, de prendre la forme de différents animaux.

« — Je ne reconnais pas ce pouvoir, répondis-je avec gravité ; comment pourriez-vous croire raisonnablement posséder une puissance que vous n’avez jamais exercée ? Ma religion s’offense de ces superstitions. Les orages n’obéissent qu’à Dieu.

« — Je ne parle pas de ton Dieu, reprit-elle avec impatience. Dis-moi, as-tu entendu, la dernière nuit, le gémissement d’une fontaine dans les bois, et la plainte de la brise dans l’herbe qui croît sur ta fenêtre ? Eh bien ! c’était moi qui soupirais dans cette fontaine et dans cette brise. Je me suis aperçue que tu aimais le murmure des eaux et du vent.

« J’eus pitié de cette insensée ; elle lut ce sentiment sur mon visage.

« — Je te fais pitié, me dit-elle, mais si tu me crois atteinte de folie, ne t’en prends qu’à toi… Pourquoi as-tu sauvé mon père avec tant de bonté ? Je suis vierge, vierge de l’île de Seyn… »

Chateaubriand s’est inspiré, dans l’épisode de Velléda, du passage de Pomponius Méla sur les druidesses de l’île de Sein, qui savaient, disait-on, apaiser ou soulever les tempêtes, et se métamorphoser en oiseaux. Une d’elles, on s’en souvient, est devenue la fameuse Morgane. Le moyen âge crée en elle le type de la fée, mais le siècle de Chateaubriand ne croit plus aux féeries, et Velléda, la dernière fée armoricaine, n’est qu’une illusionnée et une insensée.

Son prétendu pouvoir de régner sur les éléments souligne son impuissance à régner sur ses propres passions. La dernière fée gauloise est la muse du romantisme ; elle est la fille de celui qui s’écriait : Levez-vous, orages désirés… » Il avait épousé l’ambition de sa muse ou de sa fée, et prétendait aussi, lui, commander aux tempêtes des peuples, mais il ne se souciait guère de commander à son âme.

Il y a toujours plus ou moins de romantisme dans les fées ; la Table-Ronde est follement romantique ; les chansons de geste ne le sont pas, et Dante ne l’est pas non plus ; il appelle les magiciennes ou les fées « de tristes femmes », et rien de moins romantique que l’amour dont il aime Béatrice :

« Son image était de si noble vertu, qu’elle ne souffrit jamais que l’amour me gouvernât sans le fidèle conseil de la raison, dans les choses où il est utile d’entendre un tel conseil. »

Velléda ne gardera pas longtemps ses cheveux noués à la grecque. « Dans ce moment, un char paraît à l’extrémité de la plaine ; penchée sur les coursiers, une femme échevelée excite leur ardeur et semble vouloir leur donner des ailes… » La muse romantique est échevelée. Velléda est une sœur de Morgane, et Chateaubriand appartient à la race de Merlin, car il sait user comme lui des prestiges. Sa nature de Celte a dû l’attirer toujours vers les fées, et n’en était-ce point une que la sylphide des bois de Combourg, voisins de la forêt de Brocéliande ?

Ne pourrait-on dire, en somme, que si cette druidesse et cette sylphide furent les dernières fées de la Bretagne, Chateaubriand qui les évoqua compte parmi les derniers enchanteurs ? Il suit, pour Velléda, la tradition qui veut que les fées soient savantes, et nous la montre, ainsi que Viviane et Morgane, « mise aux lettres », même aux lettres grecques. Comme fond, il lui donne les âpres paysages que hantent les voix furieuses ou plaintives de la mer, les plaines où les dolmens alignés selon les rites druidiques dessinent toujours la forme des cortèges disparus, et l’on reconnaît à son accent qu’il vient de la terre de Velléda, que l’âme de cette terre palpite en lui.

Ce n’est point l’âme de la Grèce, mais celle de la Bretagne qui résonne dans cette phrase : « Né au pied du mont Taygète, me disais-je, le triste murmure de la mer est le premier son qui ait frappé mon oreille en venant à la vie. À combien de rivages n’ai-je pas vu se briser les mêmes flots que je contemple ici ?… Quel sera le terme de mes pèlerinages ?…

Les rôles sont intervertis. Au lieu du Grec Eudore pleurant son exil au bord des mers armoricaines, nous voyons le Breton Chateaubriand pleurant sa destinée au bord des mers hellènes. La note spéciale de Chateaubriand, c’est qu’il se complaît à pleurer. Telles de ses phrases ressemblent à d’admirables coquillages, et lors même qu’elles nous apparaissent un peu creuses, elles nous touchent parce que nous y sentons bruire — avec quel charme mélodieux ! — la plainte immense de la vie.

Cette Velléda échevelée — fée où Muse — qui sait parfois nouer à la grecque ses beaux cheveux blonds, aime comme les Morgane, les Viviane, les Alcine, les Armide.…

La première fois qu’Eudore l’aperçoit, elle porte une robe noire, parce qu’elle s’apprête à dévouer les Romains aux dieux de sa race, et elle a pour véhicule une petite barque où elle chante et d’où elle jette dans l’eau diverses offrandes. Plus tard, elle aime à parler de ses privilèges supposés de druidesse et de fée. « Je me glisserai chez toi sur les rayons de la lune ; je prendrai la forme d’un ramier, et je volerai sur le haut de la tour que tu habites. » Ainsi rêve Velléda, mais Eudore comprend qu’elle rêve. Il la rencontre à Karnac parmi les pierres druidiques du Champ mystérieux, et elle lui parle du séjour des souvenirs, de l’île des âmes et de leur dernier voyage : mythes qui hantent parfois encore les légendes et les chansons bretonnes, et dont Chateaubriand put surprendre quelques échos sur les lèvres des paysannes de sa région natale.

Mais le crime de Velléda, son amour pour Eudore, est découvert. Ses compatriotes veulent frapper l’étranger qu’ils accusent de l’avoir séduite. Elle confesse qu’elle-même a, volontairement et de propos délibéré, profané ses vœux, et elle se sert de sa faucille d’or pour mettre fin à ses jours.

Ainsi mourut, selon René qui porte ici le nom d’Eudore, la dernière fée de l’Armorique, coupable d’avoir préféré son amour à ses serments et à sa patrie.


II

BALKISS, LA FÉE AUX MIETTES


Tout le vague du romantisme apparaît dans la Fée aux Miettes, de Charles Nodier. Il mêle volontiers l’histoire et la légende, la vie et le rêve, la tradition sacrée et la fiction profane. La Fée aux Miettes n’a point le charme de son Trilby. Cependant elle est typique, surtout parce qu’elle est vieille, si vieille ! On l’a toujours vue, et personne ne sait d’où elle vient. Sa patrie est le romantisme, mais elle a des origines dans le dix-huitième siècle. On dirait qu’elle a frôlé le baquet de Mesmer, rencontré Cagliostro. Mais elle vient de plus loin, de beaucoup plus loin, d’après l’auteur, parce qu’elle fut peut-être la reine de Saba, et l’on dit que, veuve de Salomon, elle a gardé de lui la sagesse.

De si loin qu’elle vienne, elle rencontre, paraît-il, Michel le Charpentier, personnage également romantique ; il s’appelle Michel le Charpentier, parce que ce fut le caprice d’un oncle riche et sans doute lecteur de Rousseau, de lui donner un métier manuel ; il passe pour fou, si bien qu’il est enfermé dans un asile d’aliénés ; toute sa folie consiste à débiter des histoires incohérentes et merveilleuses sur la Fée aux Miettes, et à s’enquérir des mandragores chantantes. Qu’est donc cette Fée aux Miettes ? Une vieille mendiante aux allures bizarres, un peu folles… Une fée déguisée qui captive Michel, l’aime et l’épouse ; comme la fée Urgèle de Voltaire, elle tient son jeune mari sous le charme de son esprit et de sa sagesse ; mais, quand viennent la nuit et le sommeil, Michel ne voit plus la créature falote qui s’appelle la Fée aux Miettes ; il rêve d’une radieuse Balkiss, d’une éblouissante reine de Saba ; chose surprenante, cette reine de Saba semble être encore la Fée aux Miettes. Ce récit comporte des péripéties multiples, mais très médiocre en est la portée. Combien de sagesse profonde est susceptible de s’insinuer à travers la folie : tel est le troublant problème. Problème du roi Lear et d’Hamlet ! Problème dont Pascal nous donnerait peut-être une solution, avec quelques mots frémissants : et c’est être fou par un autre tour de folie, que de ne pas être fou. Mais une telle question dépasse l’horizon des contes de fées, et ne s’accommoderait guère de la fragile et brillante poésie qui s’attache à Trilby, et qui s’évapore dans la Fée aux Miettes.

Nodier voulut sans doute offrir aux enfants Trésor des Fèves et Fleur des Pois, mais ils préféreront toujours l’authentique Petit Poucet à ces êtres comme lui minuscules ; et le Génie Bonhomme, enseignant à deux étourdis la belle morale du travail, est moins aimable que la tante Colette du Nuage rose, à laquelle George Sand confie une semblable mission.


III

MERLIN, VIVIANE ET LA LÉGENDE DE L’ÂME HUMAINE,
D’APRÈS EDGAR QUINET


Edgar Quinet, empruntant à la féerie médiévale deux de ses personnages les plus fameux, Merlin et Viviane, pour leur faire incarner toute une philosophie, achève en 1860 un immense ouvrage, dont il déclare qu’en aucun autre il ne mettra jamais autant de lui. Le livre s’appelle Merlin l’Enchanteur. À l’époque où il parut, le délicat écrivain Montégut, qui faisait alors fonction de critique à la Revue des Deux-Mondes, jugea que, même s’il était mauvais, la tentative resterait belle et digne de toutes louanges. Ce jugement nous indique, semble-t-il, que le goût personnel de Montégut s’était senti troublé par la lecture de Merlin l’Enchanteur. Quinet y avait imprimé les défauts d’une génération littéraire, trop vivante alors pour qu’il fût possible au critique de se croire impartial en l’étudiant. L’auteur nous avertit qu’il voit en ce Merlin la légende de l’âme humaine jusqu’à la mort et au delà de la mort. C’est un essai d’histoire idéale, nous explique Montégut. Un essai d’histoire idéale ! Quel beau sous-titre, digne de nous faire rêver ! L’histoire idéale serait, paraît-il, l’intermédiaire entre l’idéal empirique de l’histoire, déterminé à posteriori par les faits, et son idéal philosophique, morne, immuable, éternel, qui ne considérerait que son point de départ et son point d’arrivée.

Il est clair que, pour Quinet, des personnages comme le prêtre Jean ou comme Jacques Bonhomme symbolisent une idée, une aspiration, présentes et agissantes à travers les mille aventures de la race humaine : sous la robe variée, changeante, chatoyante des faits, il prétend discerner l’âme de l’histoire. Edgar Quinet rend une sorte de culte à certaines idées, et se persuade de bonne foi qu’il les embrasse toutes. C’était un jeu pour lui d’interroger le sphinx sur les secrets de l’éternité, les obélisques sur les secrets du désert, les hiéroglyphes sur ceux des vieilles doctrines. Combien peut-il entrer de vérité humaine dans ces fictions sonores ? Une mince parcelle, et nous en recueillerions plus dans n’importe quel dialogue de paysans, sur la place d’un marché de petite ville, que dans les rêves magnifiques et surannés de tel cerveau fameux.

Par Merlin l’Enchanteur, Quinet veut nous exercer à vivre dans l’intimité familière de ses chères idées.


A. — Le symbolisme historique.


Le personnage de Merlin lui convenait à merveille. Au premier abord, il est vrai, ce choix a quelque chose d’étonnant, si l’on se rappelle que Merlin est, pour Quinet, non seulement le symbole de l’esprit humain, mais encore et surtout, celui du génie français. Merlin nous est venu de Bretagne, de la Grande et de la Petite-Bretagne, comme on disait au moyen âge, avec son roi Arthur et tout un cortège de fées et de chevaliers. Lorsqu’il conduisait Arthur blessé vers l’île heureuse de Morgane, il était le gardien suprême de l’espérance celtique, douloureusement blessée, elle aussi, comme le héros. Cet élément celtique, dont nous ne saurions méconnaître la beauté, fut, certes, introduit dans la combinaison merveilleuse, destinée à former notre génie national, mais nous nous souvenons que notre première épopée nationale, en sa pureté primitive, nous donna les graves et rudes Chansons de geste, les personnages virils de Charlemagne et de Roland, et que ce qui la caractérise, c’est le souci presque exclusif d’un ordre supérieur, d’une gloire chevaleresque et militaire, d’un idéal héroïque, conforme à ce que l’on jugeait alors raisonnable : la prépondérance de l’empire franc et la victoire des chrétiens sur les Sarrasins ; c’est une tension de la volonté vers ce que l’intelligence conçoit comme le plus sage, le meilleur et le plus beau, dont, seuls, peut-être, certains personnages de Corneille pourront nous fournir un autre exemple, tandis que l’épopée bretonne, avec Lancelot, avec Tristan, glorifie les surprises et les conquêtes de la passion.

Choisir Merlin comme l’emblème du génie français, n’est-ce point méconnaître déjà, à l’origine du livre, l’harmonieux équilibre de ce génie ?

Le Merlin de Quinet nous semble atteint de ce mal étrange que l’on nommait jadis la démesure, tandis que la France possède, selon la formule de son génie propre, le sentiment exquis de la mesure. Mais Quinet a pensé discerner, dans l’histoire de Merlin, au moins à l’état de pressentiment, l’histoire même de la race et du génie de la race. Ce qui le ravit, c’est la contradiction à laquelle Merlin doit sa naissance, et dont il porte les traces au fond de son âme : Merlin est fils d’une vierge et d’un diable, d’une sainte et du mauvais esprit. Par une série de devenirs, il réalisera l’harmonie de son être. Le vieux barde Taliesin ou Talgesin lui enseigne les triades. Sa mère qui représente l’Église lui fait connaître Virgile, les prophéties des sibylles et la doctrine des Pères. Il deviendra puissant lorsqu’il aimera Viviane, dont le moyen âge avait fait la jeune et radieuse fée des lacs et des forêts, et qui représente la nature aux yeux de Quinet. Viviane s’éveille ; elle apporte l’amour, père des enchantements, et Merlin sent naître en lui la puissance.

Merlin qui, pensif, interroge les secrets de l’avenir, et Viviane, rieuse, qui jase comme les sources, doivent donc s’aimer ; ils s’aiment, du moins Quinet nous l’affirme, bien que le moyen âge n’ait jamais cru trop volontiers à ce grand amour de Viviane pour Merlin. La fée est ambitieuse et coquette. Pourquoi déclare-t-elle un jour : « Merlin, il faut nous séparer ? » Pourquoi Merlin obéit-il à cet ordre qui lui déchire le cœur ? Ni le roman de Merlin, ni la philosophie de Quinet ne nous l’expliquent. Il voyageait jadis en compagnie de Viviane. Elle était près de lui quand ils passèrent en Avalon, par la baie des Trépassés, et qu’ils rencontrèrent Virgile au séjour des morts. Merlin voyage seul maintenant, après avoir quitté leur délicieux palais. Il correspond avec Viviane. Si nul liseron, comme à Chantecler, ne leur sert de téléphone, ils ont, au moins, une bergeronnette comme messagère, et les lettres de Viviane portent les dates étranges d’un paysage et d’un calendrier féeriques qui ne manquent point de grâce : Pierre des fées, mois des verveines, val de Maldéran, mois des roses des Alpes. Merlin poursuit la série de ses courses et de ses aventures. Chacun de ses voyages, chacune de ses rencontres, est, sous quelque symbole, comme une ressouvenance historique, et prend une portée philosophique.


B. — Le symbolisme philosophique.


Ce n’est point par hasard qu’il recherche son père, ni qu’il retrouve le primitif Eden. Cet Eden retrouvé lui paraît étroit. Quinet, en cet épisode, veut figurer la station de l’âme humaine, momentanée à son avis, dans la pensée hébraïque. Avec les personnages représentatifs de certains états d’âme, tels que le prêtre Jean, Turpin, Jacques Bonhomme, il y a les personnages imaginaires ou légendaires, tels que Arthur et Genièvre, le roi Marc, Tristan, Geneviève de Brabant, Ophélie, Roméo et Juliette, le Cid et Chimène. Quinet a reconnu que ces êtres irréels peuvent avoir une influence réelle sur les destinées de l’humanité.

Il consacre tout un chapitre aux dieux changés en nains. La mythologie confine à la féerie. Mais toutes ces formes, toutes ces apparitions, tous ces fantômes n’auront qu’un temps ; ils sont, d’avance, voués à la mort.

Titania meurt, et le cortège féerique suivra les funérailles de la petite fée inanimée. Obéron, désolé, furieux, expire à son tour. Viviane survit à Obéron et à Titania, et c’est Viviane que Merlin ira désormais rejoindre.

Comment se reverront-ils ? Puisque la vie a passé sur eux, espérons qu’ils ont, au moins, gagné la sereine indulgence. Ils ne se sépareront plus, mais leur demeure stable, si spacieuse et si magnifique qu’elle apparaisse, est un tombeau. Sans doute, l’âme de Merlin s’est enrichie de toutes les formes disparues, de tous les fantômes évoqués, de toutes les apparitions fugitives. Chacune de ces rencontres avait pour but de l’aider à atteindre le terme de son devenir. Qu’est ce terme, sinon la victoire définitive du bien sur le mal, la victoire de l’élément céleste, qui lutte dans l’âme de Merlin contre l’élément infernal. Ainsi doit être réalisée la pacification de cette âme où nous les avons vus tour à tour se combattre et se combiner.

Quinet va jusqu’à nous représenter comme à demi repentant, à demi converti, le père diabolique de Merlin, et ce père diabolique cherche à faire pénitence au fond d’un couvent, au chapitre intitulé la Conversion de l’Enfer.

La disparition du mal devant la victoire terrestre du bien, ce serait donc, pour Quinet, la fin de l’évolution humaine. C’est une idée simpliste, même quand elle n’est pas simplement exprimée. Merlin et Viviane ont un fils nommé Formose. Les peuples viennent interroger Merlin, qui, du tombeau où l’enchanteur conserve sa harpe et son jeu d’échecs, les ravit par ses réponses. Il les ravit, il les console, et c’est le propre du génie de donner aux mots une telle puissance, qu’ils demeurent vivants et brûlants, lorsque la mort a clos et glacé les lèvres sur lesquelles ils s’épanouirent.

Ce Merlin serait-il donc, comme le voulut son auteur, la légende de l’âme humaine ? On pourrait se demander, en fermant le double volume, quelle lumière nouvelle il nous apporte pour nous aider à déchiffrer notre âme.

Si ledit Merlin est un essai d’histoire idéale, c’est parce qu’il prétend nous montrer en les personnifiant, les idées qui furent à l’œuvre dans l’histoire de l’humanité. Suffit-il, pour constituer une histoire idéale, de regarder la marche du monde sous le rayonnement d’une grande idée : quel ouvrage, en ce cas, peut nous présenter un spectacle plus grandiose et plus majestueux que celui de l’Histoire Universelle, selon Bossuet ? S’agit-il de discerner à travers le monde tumultueux la note profonde de l’âme ; alors, n’avons-nous pas une sublime révélation, une étonnante apocalypse de l’âme humaine, dans la Divine Comédie ? Que pèserait le pauvre Merlin de Quinet, entre l’Histoire Universelle et la Divine Comédie ? Soit, dira-t-on, tous les auteurs ne peuvent pas être Dante ou Bossuet. Sans doute, et, cependant, si certains sujets ne font pas de celui qui les touche un Dante ou un Bossuet, ils nous le laisseront apparaître cruellement au-dessous de sa tâche, et comme artiste et comme penseur.

D’ailleurs, toute autobiographie sincère et profonde, nous vînt-elle d’un personnage obscur, nous donnerait une plus belle histoire idéale, une plus magnifique légende de l’âme humaine, que les mille pages en deux volumes, fournies par Edgar Quinet. Cette lutte du bien et du mal, dont l’âme humaine est le théâtre, se trouve intensément caractérisée par telle page de saint Augustin, par telle pensée de Pascal, mais j’imagine que tout pécheur agenouillé dans l’ombre du confessionnal, parce qu’il regarde humblement au fond de soi-même, en saurait sur ce point beaucoup plus long que Merlin l’Enchanteur, avec son immense appareil mythologique, féerique et symbolique.


IV

LES FÉES DE GEORGE SAND


Comme Quinet, George Sand a songé que la défroque féerique se prête merveilleusement à habiller une âme de philosophie, et, pour les lecteurs de la Revue des Deux Mondes, elle écrit, en 1862, le conte de la Coupe. Des femmes jeunes et vieilles, rieuses et pensives, ont redouté la destinée commune qui est de vieillir, de vieillir encore, de souffrir et de mourir, et, pour échapper à cette destinée, elles ont bu à la coupe d’immortalité. Ces femmes sont devenues des fées à la mode de George Sand. Il leur est interdit par Dieu de nuire à la vie humaine. Elles savent beaucoup de choses, et elles en ignorent plus encore. Cependant, l’auteur nous les représente comme des intellectuelles. Leur reine est belle, savante, grave et même un peu triste.

Comment le petit prince Herman tombe au pouvoir de la jeune fée Zilla qui l’élève, comment il est rejoint, chez les fées, par son précepteur Bonus, cela forme la matière d’un assez long récit. Devenu grand, il amènera dans leur royaume la jeune paysanne Bertha, qu’il aime et qu’il épouse ; ils auront des enfants.

Le spectacle de ce simple bonheur humain suffit à faire oublier aux fées tout l’orgueil de leur destin exceptionnel. Elles verront, sous une autre lumière, la vie humaine et la mort. Leur belle et triste reine boira, la première, le breuvage destiné à vaincre le pouvoir de la coupe d’immortalité. Zilla, voulant aussi redevenir mortelle, suivra son exemple ; les fées ont alors compris que la mort est une espérance.

Des fées apparaissent encore, dans les Contes d’une grand’mère.

George Sand était une authentique grand’mère lorsqu’elle les composa.

Elle avait connu toutes les exaltations et toutes les déceptions ; elle avait cru au bonheur s’épanouissant loin des contraintes et des disciplines ; elle avait divinisé la passion, rêvé la liberté de l’amour, prêché dans ses ouvrages de folles théories propres à égarer le cerveau de ses sœurs ; mais, penchée sur ses petites-filles, elle n’était plus qu’une grand’mère très douce et très tendre, et ce qu’il y avait de meilleur et de plus vrai dans sa vie, ce n’était point la part exceptionnelle : c’était, au contraire, la part commune à la majorité des femmes.

George Sand était donc une vieille dame aux magnifiques yeux noirs un peu éteints, qui aimait les arbres et les bêtes, et aussi les longues histoires que l’on raconte aux petits enfants. Elle avait toujours dû croire aux fées : n’y a-t-il point quelque trait d’elle dans cette petite Diane Flochardet qui est l’héroïne du Château de Pictordu ? Le jour vint où la future romancière douta que le bonhomme Noël descendît par les cheminées pour déposer des cadeaux dans les souliers des petits enfants… Hélas ! à travers son existence, beaucoup de doutes suivirent celui-ci, et de grandes vérités subirent, chez elle, le sort du bonhomme Noël.

Ses contes aux enfants ne retiennent aucun parfum de christianisme ; on supposerait qu’il n’est point de cloches projetant une ombre sur la douce terre berrichonne, ni de purs angélus égrenés sur la campagne. Les contes de George Sand, le Nuage rose ou les Ailes du courage, n’auraient pas trouvé place dans les Neiges d’antan de Mme Julie Lavergne ou dans quelque autre recueil de cette délicate et pensive conteuse, qui moissonne, au jardin du passé, des gerbes si pieuses et si touchantes.

Un souffle de paganisme se glisse dans le Château de Pictordu : un petit souffle très insinuant et presque imperceptible.

Pauvre George Sand ! Elle avait tant remué d’idées fausses, qu’il y en avait des bribes à chaque pli de sa robe, et que chacun de ses mouvements ne pouvait manquer d’en déplacer une ou deux qui voletaient autour d’elle et imprégnaient son atmosphère de leur influence. Elle s’était exaltée aux discours de Pierre Leroux ou de Michel de Bourges…

Son enthousiasme s’est démodé, comme leurs rêveries… Le suprême rayon de sa gloire lui viendra de ses amis les paysans, de la Petite Fadette ou de François le Champi ; mais toutes ces théories qu’elle croyait si belles, si justes, si neuves et si vivaces, sont aujourd’hui plus mortes que les feuilles de l’autre saison. Il est dangereux de vouloir être trop moderne : la pensée moderne est destinée à vieillir, et la jeunesse ne se renouvelle que pour les idées éternelles.

George Sand devait être une grand’mère délicieuse : il est un battement de cœur qui, lui, ne vieillit pas. Et son imagination parfois charmante ressemblait à ces beaux couchants qui ont des couleurs d’aurore attendrie.

Certes, elle avait dû croire aux fées : elle avait cru à tant d’autres choses aussi fictives, moins aimables et plus décevantes ! Et, lorsqu’elle avait imaginé de gagner péniblement sa vie, il semblait qu’une fée lui avait octroyé ce don extraordinaire et merveilleux. Le souvenir des fées hantait sa Petite Fadette, qui leur avait volé leur nom. Il y a de la féerie dans l’Homme de neige, ou dans les Dames vertes. Et George Sand, elle-même, pour les paysans ses voisins, devenait une sorte de bonne fée. Deux de ses contes, le Château de Pictordu et le Nuage rose, paraissent éclairer d’un jour singulier sa manière de concevoir la féerie.

Le château de Pictordu, c’est le château romantique. George Sand, avec une grâce vieillotte, nous charme par la sensibilité qui s’émeut en elle à l’aspect des ruines. Elle est de son temps et de son pays, malgré l’atavisme mêlé et les influences étrangères. Déjà, chez Perrault, se dessine le côté rationnel des fées françaises. Chez George Sand, elles veulent encore moins contrarier la raison — cette pauvre raison que le romantisme a cependant familiarisée avec des chimères plus redoutables, — et elles se réfugient dans l’imagination. Les féeries de cette aïeule sont des rêves, et les rêves sont plus merveilleux et plus incohérents que les féeries. La petite Diane du Château de Pictordu voit se détacher de la muraille une nymphe gracieuse au visage effacé. Celle-ci la promène dans le château, non plus en ruines, mais reconstruit en une seconde, avec son luxe, ses musiques, sa splendeur. Elle appelle cette nymphe sa fée. C’est à se demander si cette fée ne personnifie point l’imagination elle-même qui est une grande et puissante fée, et qui n’a qu’à toucher des ruines de sa baguette pour y ramener la vie.

Tout cela est un peu vague, un peu mystérieux. Diane Flochardet a perdu sa mère, et celle-ci se confond avec la fée bienfaisante. Il y a, autour de nous, des influences invisibles : George Sand aime à leur donner le nom de fées, qui ne correspond à rien de réel, et qui amuse toujours un peu les esprits enfantins.

Mais où la grand’mère permet à son expérience de dégager le meilleur de sa philosophie, c’est dans le Nuage rose. La petite Catherine est une enfant rêveuse ; elle aime son agnelle Bichette, et elle regarde planer les nuages. Les nuages sont une perpétuelle féerie qui plane sur le monde, Ils ont des robes vertes et roses, des traînes, des manteaux à franges d’or où d’argent ; ils construisent des palais de pourpre, devant lesquels des brasiers de rubis se consument dans des jardins de lilas. Et Catherine s’éprend d’un nuage rose qui chante divinement. Il se trouve, cependant, qu’il portait dans son sein la foudre et l’ondée : un pommier en fut brisé.

Mais la vraie fée du Nuage rose, c’est la tante Colette. Et rien ne m’ôtera de l’idée que George Sand se soit peinte elle-même sous les traits de cette tante Colette. La tante Colette est très vieille, très douce et très laborieuse. Elle habite, l’été, une belle et rustique maison haut située dans la montagne, près des nuages. Avec elle vivent une servante et un berger. Elle comprend les rêveries de l’enfant que la pratique Sylvaine, mère de la petite, ne comprenait pas. Et cependant Colette est pratique à sa façon, car elle a gagné une fortune par l’adresse avec laquelle elle sait exercer son métier de fileuse.

Catherine goûte délicieusement le séjour auprès de sa tante Colette. Comment est-elle devenue riche ? dans le pays, on l’appelle la grande fileuse de nuages. C’est un joli nom et qui convient à une fée… Catherine s’en étonne… un peu, mais pas beaucoup : « Je m’étais toujours doutée qu’on pouvait manier ces choses-là. »

Sylvaine, la mère, se moque, mais la tante Colette ne sourit point : Colette raconte que son beau nuage rose s’est changé en tonnerre. « Voilà, dit Madame Colette, ce que c’est que de ne point se méfier des ingrats. Il faut se méfier de tout ce qui change, et les nuages sont ce qu’il y a de plus changeant dans le monde… » Et la douce vieille femme montre à sa petite nièce une floche d’écheveaux si blancs et si fins que les fils semblent n’être épais que d’un dixième de cheveu. Catherine qui est une bonne petite fileuse sent naître une ambition nouvelle : celle de filer des nuages. Elle rêve d’apprendre le secret de la grand’tante. Elle savait tant de choses, cette grand’tante :

« Moi aussi, j’ai été enfant, et j’ai rêvé d’un nuage rose. Et puis j’ai été jeune fille, et je l’ai rencontré. Il avait de l’or sur son habit et un grand plumet blanc…

— Qu’est-ce donc que vous dites, ma tante ? Votre nuage était habillé ? Il avait un plumet ?

— C’est une manière de parler, mon enfant ; c’était un nuage brillant, mais ce n’est rien de plus. C’était l’inconstance, c’était le rêve. Il apportait l’orage, lui aussi, et il disait que ce n’était pas sa faute, parce qu’il avait la foudre dans le cœur. Et un beau jour, c’est-à-dire, un mauvais jour, j’ai failli être brisée comme ton pommier fleuri ; mais cela m’a corrigée de croire aux nuages et j’ai cessé d’en voir. Méfie-toi des nuages qui passent, Catherine, des nuages roses surtout. Ils promettent le beau temps et portent en eux la tempête. Allons ! reprends ta quenouille, et file un peu ou fais un somme, tu fileras mieux après. Il ne faut jamais se décourager. Les rêves s’envolent, le travail reste. » Que de charme dans cette sagesse automnale !

Tels étaient les conseils voilés de féerie que donnait à l’enfant la grand’mère. Et l’enfant qui l’écoutait, ravie, ne percevait pas l’écho d’une plainte ou d’une souffrance. Ce nuage en habit d’or et à plumet blanc était un peu bien romantique. Et, lorsqu’on était romantique, on voulait avoir la foudre dans le cœur, et l’on voulait aussi que ce fût la faute du destin. Il y a des foudres théâtrales qui feraient moins de mal que de bruit, si l’on ne prêtait foi à leur danger. Eugénie de Guérin regardait les nuages autrement que les regardait George Sand, et son tout petit livre durera plus sans doute que les nombreux volumes de la romancière, parce qu’il renferme plus d’idées éternelles. Mais je m’attendris sur quelques phrases de cette douce et laborieuse grand’mère : « Il faut se méfier de tout ce qui change, et les nuages sont ce qu’il y a de plus changeant dans le monde… » Après, toutefois, le cœur humain ; et la grand’mère le savait, si elle n’osait le dire à la petite-fille. Il faut avoir considéré longuement le spectacle du monde pour sentir la tristesse qu’exhalent dans leur parfum les rosiers de Paestum qui fleurissent deux fois l’an.

Après le rêve, après la joie, après la souffrance, la voix de la sagesse murmure : « Allons, reprends ta quenouille. » Comme s’il ne s’était rien passé… Oh ! non, pas comme s’il ne s’était rien passé ! L’âme, quand elle ne succombe pas, a la faculté de s’enrichir à mesure que la vie coule sur elle, et la main qui reprend la quenouille est parée d’invisibles joyaux. Quel sens profond recèlent ces mots : « Allons, reprends ta quenouille ! » N’est-ce point le sens même de la vie ? Ce n’est ni classique, ni romantique : c’est humain, chaudement, vaillamment et délicieusement humain.

La féerie de George Sand est très particulière en ce qu’elle s’encadre dans la réalité ; cette tante Colette n’est pas fée ; les nuages qu’elle file sont des écheveaux de lin auxquels le langage du pays donne ce surnom poétique, et Catherine apprendra son secret, l’humble et magnifique secret des travailleurs.

« Allons, reprends ta quenouille… » Quel que soit le contenu des parenthèses qui s’ouvrent et se ferment entre le moment où l’on dépose sa quenouille et celui où on la ressaisit, ces mots-là donnent un rythme à une existence. Et la grande laborieuse qu’était George Sand le savait. D’autres diraient : Reprends ta quenouille ou ta plume, ton ciseau ou ton marteau, et que toute la vie joyeuse ou douloureuse passe entre les fils de tes écheveaux, les mots de ton manuscrit, les coups de ton marteau, les trouvailles de ton ciseau… Démêle les fils de tes écheveaux à l’heure  où te viendra la tentation trop ardente de démêler ton âme, car tu risquerais de briser un fil autrement précieux. Que ton esprit se laisse gagner par la patiente résignation de ta main… La souffrance te découvre le secret de son trésor. Entre la page achevée et la page recommencée, sait-on ce qu’il a tenu de ta vie ? L’une, pourtant, ne fait que continuer l’autre, et les mots se suivent, mais si ceux d’aujourd’hui sont plus frémissants, plus gonflés de sucs, de rosée et de parfums que ceux d’hier, nul ne saura quelle source de ton âme leur infusa cette vie nouvelle… « Allons, reprends ta quenouille ! »

Et George Sand qui souffrit, qui fut prompte à s’illusionner ou à se désillusionner sur les hommes, aima les arbres, les bêtes. Entrez une minute dans la vie des arbres, des bêtes et des choses : vous serez en pleine féerie. Elle est fée, cette quenouille dont votre âme subit l’influence. Traduisez en langage humain, imagé, les rapports des choses avec votre âme, les mille jeux sur elle d’un rayon, d’une couleur d’une ligne ou d’un son, et vous évoquerez un monde plus riche infiniment, et plus varié, que tous les royaumes féeriques. Et les bêtes ? Pour une imagination de quelque vivacité, la moindre grenouille peut devenir une reine Coax.

C’est une véritable féerie que la Reine Coax. La dame Yolande de la Reine Coax ressemblait-elle à cette belle et exquise grand’mère de George Sand que nous dépeignent les conférences de M. Doumic ? C’était, nous dit la conteuse, une grande vieille dame… Elle avait près d’elle une de ses petites-filles nommée Marguerite, personne fine et avisée, qui, par mesure d’hygiène, fit dessécher les douves du château, après que l’eau vint à y manquer par l’excès de la chaleur. Cette absence d’eau causait une vive perturbation dans tout un petit monde aquatique de lézards, de salamandres et de grenouilles. George Sand sympathise avec ce touchant et misérable petit monde de bestioles, si désarmé devant le moindre fléau de la nature, comme devant la moindre attaque du génie humain ! Marguerite avait-elle donné trop vite l’ordre de dessécher les douves ? La grand’mère, qui ressemblait peut-être à Mme Dupin, ne s’en plaignit pas : il est vrai que leur emplacement était désormais occupé par des jardins et des vergers, pleins de fleurs, de fruits et d’oiseaux, où Marguerite élevait des paons et des cygnes. La grand’mère ne se plaignit pas, mais elle soupira. Elle regrettait les belles et claires eaux de sa jeunesse, tout en admirant l’agrément et l’utilité du présent. Marguerite se rappelait aussi la gracieuse sauvagerie des plantes aquatiques et des fantastiques bestioles. Une grenouille de taille plus imposante que celle de ses sœurs apparaît comme une fée sous ce nom, la reine Coax, et un cygne blanc, le beau Névé, se montre comme un génie tutélaire, veillant sur la destinée de Marguerite. Coax patronne un prétendant que Névé s’efforce de contrecarrer, et il se trouve que le cygne blanc a raison.

Il y a des scènes de féerie charmantes, mais en féerie, si ce n’est en autre chose, George Sand est toujours un peu timide, et quand le fantastique paraît triompher, elle nous laisse deviner que le héros ou l’héroïne ont peut-être rêvé.

Féerie des animaux et des pierres, George Sand prête volontiers de son âme aux phénomènes naturels, que ce soit le Géant Yéous, pseudonyme d’une roche, ou l’Orgue de Titan, mélange d’hallucination et de singularité acoustique… Le Chien et la Fleur sacrée nous rappelle, mises à la portée des enfants sous forme de conte, certaines idées d’évolution et de transmigration des âmes. Dans le Manteau rouge, une fée qui porte le nom significatif d’Hydrocharis symbolise la vivante beauté des ruisseaux, et le charme des fleurs qui croissent sur leurs bords ; elle lutte contre la fée des Glaciers, et la fée Poussière, humble et pourchassée, dont la robe pâle étincelle d’or et de rubis sous les feux du couchant, trouve une amie en George Sand.

Mais cette femme qui avait souffert goûtait la sagesse des arbres. On dit que ses dernières paroles furent : « Ne touchez pas à la verdure… » Elle croyait à la leçon des arbres, aux mots mystérieux que la brise leur arrache, quand ils s’inclinent sur nos têtes, en chuchotant nous ne savons quels impénétrables secrets…

Le petit Emmi est ainsi mystérieusement gardé et protégé par le Chêne parlant, alors que les hommes le menacent, le persécutent et cherchent à le corrompre, jusqu’au jour où, fuyant le repaire de la Catiche, il se lie avec le brave père Vincent.

Pour George Sand — elle l’avoue — la nature est la véritable reine des fées.

Sa féerie porte la marque de sa philosophie et de ses illusions… Assise au seuil de sa maison berrichonne, elle laissait monter ses rêves dans le silence de la campagne, toujours prompte à recueillir les enseignements de la terre, des bêtes et des fleurs. Quand le glas sonnait à quelque clocher voisin, planant sur ces cimetières de village où les morts semblent dormir plus doucement qu’ailleurs, enviait-elle pour son âme, souvent retombée du haut de ses espérances, le libre vol de quelque oiseau nomade, et souhaitait-elle d’adresser elle-même aux paysans, dont sa bonté la faisait aimer, ces mots qui terminent un de ses contes, les Ailes du courage : « Adieu, bonnes gens, ne soyez point en peine de moi : j’ai retrouvé mes ailes… »

Les fées de Nodier et de George Sand nous apparaissent très vieilles, et, cependant, par exception, il y eut au dix-neuvième siècle des fées jeunes et vivantes, sorties de l’imagination de la plus aimable des aïeules. Mais aussi rien ne fut jamais plus jeune ni plus vivant que l’imagination de Mme de Ségur. Ses fées sont de vraies fées qui ne prétendent point nous donner des leçons de philosophie, et qui ne voudront même pas avoir l’air de moraliser, bien qu’elles soient toutes prêtes à nous enseigner une belle, douce et généreuse morale. Bonne-Biche et Beau-Minon, Rosine, Ourson, Violette ont séduit notre enfance, comme la Belle au Bois dormant et l’Adroite Princesse. Ce fut encore un livre ami de l’enfance que les Contes Bleus de Laboulaye, et nous nous sommes intéressés aux étonnantes aventures de Pif-Paf.

Charles Marelle, dans son Petit Monde, où tant de jeunes Allemands ont appris à goûter notre langue, a trouvé, lui aussi, une façon bien personnelle de promener les enfants dans le domaine de la féerie.

Un grand-père, une grand’mère, un ami des enfants, avec la seule intention d’amuser les petits, savent donner une vie ingénue à leurs contes charmants. Et les petits se demandent si cette incomparable Mme de Ségur n’est point la meilleure fée de leurs rêves, elle qui semble avoir la clef du monde le plus délicieux. Ils ne savent pas encore qu’une lumière plus belle et plus pure que celle de la féerie illumine l’auréole de sagesse qui pare ses cheveux blancs d’aïeule.