La vie et la mort des fées/18

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Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 371-401).


CHAPITRE XVIII

LA FÉERIE DANS UN CERVEAU DU NORD : ANDERSEN


À Naples, à Venise, en France, en Allemagne, nous avons vu Basile, Gozzi, Perrault, les frères Grimm, recueillir de cent bouches populaires et anonymes la féerie éparse dans l’atmosphère d’un pays. Avec le conteur danois Andersen, le cas n’est plus tout à fait le même. Sans doute, dès son enfance, il écouta les fileuses le soir à la veillée ; il y a quelques réminiscences à travers son œuvre, mais son propre cerveau constitue à lui seul un monde de féerie. Les éléments recueillis, il les absorbe, les transforme, les refond à son image. Et il en suscite d’autres qu’il découvre, qu’il invente, qu’il met en jeu lui-même. Partout ailleurs la féerie semble résulter de la collaboration des peuples et des siècles ; ici, elle a ce caractère stupéfiant de paraître l’émanation d’un unique cerveau humain.

À quel homme étrange appartenait ce cerveau ? Quelles images s’y gravèrent dès le début ? C’est toute une histoire, qui ressemble elle-même à un mélancolique conte de fée.


I


Andersen naquit à Odensée dans l’île de Fionie en 1805 — la même année que notre Eugénie de Guérin, qui aima, elle aussi, l’enfance et le rêve.

Nous avons, de la main du conteur, la description de cette nature humble, dénudée, d’aspect ingrat : plaines sablonneuses, côtes basses et, pour ainsi dire, noyées ; mer grise et plate, éternellement cachée dans la brume ; de ces sites dont les voyageurs se détournent, mais que leurs habitants, après y avoir séjourné, portent on ne sait pourquoi toujours dans leur âme. Son père était cordonnier. Pendant que la main du cordonnier Hans Andersen clouait le cuir, son cerveau rêvait un rêve interrompu, pareil à la mer brumeuse où se perdait le regard. L’existence était dure ; il avait connu des revers de fortune, et la femme qu’il épousa avait été mendiante. Avant son mariage, elle avait eu une fille, et Hans-Christian Andersen naquit deux mois après que ses parents eurent légitimé leur union. Le cordonnier Andersen n’avait que de faibles ressources pour acquérir un mobilier ; en guise de lit, il acheta, dit-on, un vieux catafalque. C’est là que notre conteur fît son entrée dans une vie où plus d’une fois le pauvre apporta de magnifiques trésors. Le cordonnier Andersen semble s’être lassé de son métier, de son ménage et de son rêve. Sa misérable chambre était ornée d’une gravure de Napoléon qui lui conseillait peut-être la vie active. Il voulut en essayer, quitta sa maison, se fît soldat, et cependant revint mourir auprès des siens.

« La vierge des glaces l’a emporté », dit-on au petit Hans. C’était une façon populaire de nommer la mort. Si jeune qu’il fût, l’enfant devait conserver le souvenir de ce père étrange, qui lui avait construit un théâtre et lu les Mille et une Nuits. Du reste, la vieille petite ville était pleine de légendes. Le futur conteur s’en allait aux veillées où filaient les vieilles femmes, pour écouter leurs fantastiques récits. Il avait lui-même une aïeule aux yeux très doux qui vivait de peu et contribuait à cultiver le jardin de l’hospice où étaient internés les fous, jardin contigu au logis des Andersen. Parfois le petit Hans y accompagnait sa grand’mère. Il la voyait courbée sur les mauvaises herbes qu’elle arrachait. Hélas ! Aucune main humaine était-elle assez puissante pour arracher les mauvaises herbes de folie qui croissent par le monde ?

La veuve Andersen, mère de notre héros, ne connaissait pas les lois morales. Elle vécut avec un homme qui la faisait durement travailler et ne pouvait souffrir le petit Hans. Elle était laborieuse à la façon d’une bête de somme. Ne sachant pas se révolter, et l’alibi du rêve lui manquant, elle se mit à boire sous les yeux de l’enfant qui l’aimait. Étrange chose que l’âme humaine ! Toutes les affections froissées, tous les sentiments meurtris du pauvre petit ne servirent qu’à lui donner ce je ne sais quoi d’ineffable qui demeure toujours au fond des âmes de vaincus. Mais son imagination resta pure comme le ciel d’une de ces belles nuits d’hiver qu’il aimait à contempler.

Cette enfance danoise est aussi différente de l’enfance napolitaine de Basile, de l’enfance vénitienne de Gozzi, de l’enfance parisienne de Perrault, que les contes d’Andersen ressemblent peu aux autres contes. À Naples, Basile vivait au bord d’une mer azurée, parmi ses sœurs belles, rieuses et musiciennes, et le souci du lendemain était allégé par la douceur du jour présent. À Paris, le petit Perrault, que choyait une famille aisée, honorée, s’exilait de la classe et allait achever ses études sous les ombrages du Luxembourg. À Venise, le jeune Gozzi pouvait se distraire du palais délabré qui l’avait vu naître, en flânant sur le quai des Esclavons, au milieu de la foule chatoyante et bigarrée de tous les reflets d’Orient. Mais Andersen n’a connu que des rivages monotones sous l’immense ciel gris, des villes proprettes et mélancoliques, et le fond des rêves qui, chez lui, ont pris la forme de contes, est triste parfois comme la plainte du vent à travers les espaces, ou comme la plainte de l’âme aux heures où le divin lui cache ses rayons.

Où ce petit paria prit-il le goût de la célébrité ? Dans le rêve, sans doute, qu’il tenait de l’héritage de son père. Fût-ce le souhait d’une revanche sur sa vie obscure, méprisée, humiliée, qui le lui inspira ? Après sa confirmation, il alla à Copenhague et s’engagea dans un théâtre pour y chanter. Hélas ! Il perdit la voix. Alors il se fit danseur, et vécut comme il pouvait, si cela s’appelle vivre que de mourir de faim et de froid dans un sordide quartier de Copenhague.

Je ne sais s’il invoqua parfois la vierge des glaces ou s’il conserva le vif espoir d’un lendemain meilleur. Des personnes s’intéressèrent à lui, le firent admettre à l’école latine. Il connut les œuvres de Walter Scott, d’Hoffmann, de Heine, de Jean-Paul, et s’imprégna de leur influence, surtout de celle de Jean-Paul. Impressionnable, sensible à l’excès, et — il faut l’avouer — puérilement vaniteux, il souffrait au contact des hommes. D’autres eussent été endurcis par sa rude enfance, il n’en fut pas de même pour lui. Son cœur était aimant. Cette enfantine vanité fut peut-être la seule tare que lui laissèrent les humiliations subies. Il recherchait la solitude, puis il s’en fatiguait, il en souffrait. Il composa le roman de l’Improvisateur qui lui procura quelques succès. Par le Briquet, le Grand et le petit Claus, il inaugura la série des contes. Mais il ne fut pas compris du premier coup. Les critiques refusaient de le prendre au sérieux. Ce n’était pas leur faute : ils avaient probablement leur système, et Andersen échappait à tout système défini et classé. Aussi disaient-ils qu’Andersen travaillait par « instinct ». Les systèmes sont le fruit de l’intelligence, le talent aussi. Mais Andersen avait grand tort de se peiner pour ce mot instinct qui lui paraissait inférieur : le génie est, en quelque sorte, l’instinct de l’âme, et il y avait une lueur de génie sur le front du conteur danois. Il écrivait aussi des romans, des récits de voyage, de courts poèmes : les Mélodies du cœur, que Grieg a mis en musique.

Il fut donc poète, acteur, auteur dramatique et surtout conteur, conteur délicieux et incomparable, inimitable ; tout ce qu’il avait appris de la vie dans son existence rêveuse et tourmentée, il le mit dans ses contes.

Aussi ses contes apparaissent-ils comme la somme d’une vie humaine. Il faut reconnaître Andersen lui-même dans la petite marchande d’allumettes à qui personne ne fait l’aumône, et qui, la veille du nouvel an, erre, pieds nus, parmi les rues bruyantes et les gens affairés, devant les maisons aux fenêtres lumineuses et d’où sort une délicieuse odeur d’oie rôtie pour le festin du soir. La pauvre petite fait flamber ses inutiles allumettes, une à une, et chacune lui procure un beau songe : poêle ronflant, table mise, oie rôtie entourée de compote de pommes, brillant arbre de Noël aux milles bougies et aux branches lourdes de joujoux dorés ; tous les bonheurs entrevus par des vitres éclairées ou des fentes de portes. Puis la mort se présente sous la figure de la bonne vieille grand’mère qui lui tend les bras. Et la petite âme s’envole, suivant son rêve. Personne n’a mieux parlé qu’Andersen de l’enfance misérable, il l’a vécue, et, comme la petite marchande d’allumettes, il a toujours eu la faculté de se consoler de la vie par le rêve. Il se fût laissé entraîné à dire comme Shakespeare : « Nous sommes de la même étoffe que nos rêves. »

Sa vie s’identifiait si bien avec le songe que le songe suffisait à sa vie. Aussi son unique aventure d’amour ne fut-elle qu’un rêve mélancolique.

« Je viens de voir deux yeux noirs, écrit-il en l’un de ses poèmes ; ils étaient pour moi le foyer et le monde tout entier, en eux brillaient le génie et la paix de l’enfance. Je ne les oublierai de toute l’éternité. » Ces deux yeux étaient ceux d’une jeune fille qu’il avait rencontrée en Fionie, Riborg Voigt. Il la vit un jour d’été, à l’époque où il fut étudiant. Mais il apprit qu’elle était fiancée à un autre. Que pensa Riborg Voigt de son original amoureux ? Nul ne le sait ; mais elle lui écrivit une lettre — lettre unique — qu’il porta quarante-cinq ans sur son cœur où elle fut trouvée après sa mort. On la brûla sans la lire. Andersen en emporta le secret.

Beaucoup souriront de cette innocente histoire, et ils n’auront peut-être pas tort de sourire, s’ils comprennent qu’à côté du sourire, il y a place pour une larme. Dans ce climat du Nord, où l’homme a peine à s’évader de lui-même, il recueille silencieusement les émotions de sa vie. Le soleil se refusant à ses yeux, il s’incline sur son propre cœur pour y découvrir le moindre rayon.

Les grands passionnés plaident d’une façon moins touchante la cause de l’amour humain que ce vieillard qui n’eut pour alimenter la vie totale de son cœur que le parfum très vague d’un autre cœur à tout jamais perdu.

Mais Andersen aima d’amitié certaines personnes, entre autres la cantatrice Jenny Lind. Alors l’Angleterre et l’Allemagne l’avaient déjà fêté. Certaines demeures princières s’ouvraient devant le pauvre conteur danois. Un soir de Noël, Andersen se trouvant à Berlin se réjouissait d’aller passer la soirée chez sa grande amie Jenny Lind. Elle le crut engagé ailleurs et négligea de l’inviter. Andersen resta seul à regarder les étoiles : « Elles furent, dit-il, mon arbre de Noël. » Un glorieux arbre, certes, composé de l’espace et des mondes, au lieu des misérables petites bougies et des fragiles lanternes de papier qui s’illuminaient alors dans la ville, derrière les vitres roses de lumière, pour les familles groupées, serrées, joyeuses. Qui sait ? L’âme humaine est peut-être assez riche pour faire surgir un trésor de chaque renoncement ; ou, plutôt, Dieu donne la clarté des étoiles à ceux qui se privent de la lueur des chandelles.

Le pays d’Andersen ne l’adopta réellement qu’après que l’Allemagne et l’Angleterre lui eurent décerné la célébrité. Maintenant tous les enfants d’Europe lisent ses contes. Mais au Danemark seulement, par un beau soir du bref et pénétrant été, quelque paysan se met en mesure d’entonner une des Mélodies du cœur. C’est donc là que son souvenir, selon le beau vers de Shakespeare, vit le plus, « où le souffle est le plus vivant, sur les lèvres même des hommes ».


II


Tels furent le personnage et son existence. Comment apparaissent-ils à la lumière de cette œuvre, d’une indéfinissable étrangeté ?

La note en est entièrement donnée dans la suite d’impressions qu’il intitule Livres d’images. Est-ce une féerie ? Non pas, à proprement parler. C’est une fantaisie qui transforme la lune en conteuse, et fait du jeune poète son confident. Comme on s’amuse à peu de frais lorsqu’on a de semblables facultés de rêve et d’imagination ! Ce qui inquiète Andersen, c’est toujours la vie profonde et silencieuse des êtres, et cependant « je ne fais, dit-il, qu’indiquer de légers contours ». Il évoque de gentilles scènes d’enfance, ou la superstition touchante d’une jeune amoureuse au bord du Gange, les solitudes de l’Océan, les vastes horizons, la vision d’une Venise spectrale, et les contrastes de cette vie de théâtre qu’il a connue, le Polichinelle désolé pleurant sur la tombe de Colombine.

La légende qu’il intitule les Galoches du Bonheur éveille dans l’esprit à peu près les mêmes résonances que le livre d’images, mais elle se rapproche davantage, de nos contes de fées, en ce sens que les galoches du bonheur remplissent le rôle d’un talisman. Et cela nous achemine vers la féerie d’Andersen qui, si spéciale qu’elle soit, présente tous les caractères d’une féerie. Mais c’est une féerie philosophique. Dans le vestibule du chambellan de Sa Majesté, se tiennent deux femmes mystérieuses, l’une jeune, l’autre vieille. La première est fille de chambre chez une suivante de la Fortune, et la seconde est en personne la fée du Souci. « Elle ne réclame jamais le secours d’un subalterne. » Comme cela, elle sait que les chagrins parviennent bien à l’adresse de ceux auxquels ils sont destinés, et elle ne se trompe pas comme cela arrive à la Fortune.

La soubrette-fée est une accorte et pimpante personne ; on ne la charge point de transporter les joies trop magnifiques et les aubaines par trop merveilleuses ; ce sont les menues faveurs qu’elle est appelée à distribuer. Elle a préservé de la pluie le chapeau neuf d’une bourgeoise, et procuré à un pauvre homme de mérite le salut d’un imbécile de haute naissance. Menues faveurs en effet, mais celui qui regarde vivre les hommes ne peut s’empêcher de sympathiser avec cette modeste fée qui met un peu de soleil sur des heures sombres, et un peu de baume sur d’amères blessures. Le cœur humain n’est pas si vaste qu’il ne puisse être parfois rempli par de très petites joies…

Et même, il ne faut pas toujours regarder de trop près la qualité de ces joies, d’après ce que nous suggère Andersen. Au fond, le pauvre homme de mérite nous semble quelque peu méprisable de mettre son mérite à si bon marché, qu’il puisse se réjouir du salut d’un sot. Mais si l’on y songeait bien, qui donc oserait lui jeter la première pierre ? Malgré tout cela, cette suivante d’une suivante est une douce petite fée. Une bonne part de la sagesse humaine consisterait sans doute à ne point dédaigner les menues joies de la vie quotidienne, pour d’impossibles ou d’exceptionnels bonheurs. Il faudrait être heureux parce qu’un rayon a brillé, parce qu’une rose a fleuri. L’humilité est toujours une vertu, même dans l’intime satisfaction qu’elle nous permet d’apprécier ; et quelquefois, pour une petite joie, l’humble oublie un moment sa grande peine. La dernière tache de l’aimable messagère consiste à chausser quelqu’un des galoches du bonheur. Ce quelqu’un verra se réaliser son vœu le plus cher, jusqu’à l’instant où il perdra sa précieuse chaussure. La fée du Souci hoche la tête. Elle est plus âgée que sa compagne. Elle a l’expérience des êtres humains, et elle sait que ces pauvres fous ne sauront faire qu’un médiocre usage des galoches du bonheur.

Monsieur le Conseiller rêve et parle du « bon vieux temps ». Il a dit ce soir au salon de fort éloquentes choses sur l’époque du roi Jean. Absorbé par ses réflexions, il chausse, au lieu de ses galoches, les galoches du bonheur. Aussitôt, par leur vertu magique, il est transporté rétrospectivement sous le règne qu’il exalte. Nous n’avons pas à le suivre à travers ses mésaventures, mais il nous suffit de rappeler qu’il perd ses galoches dans une rixe aux jours bienheureux du roi Jean, et qu’il n’est pas fâché de revoir la belle ville moderne, propre, soigneusement éclairée, où il a vécu jusqu’à l’heure des galoches, au lieu des terrains boueux, des misérables taudis, et des êtres trop différents de lui-même, que l’enchantement lui a fait connaître en le transportant aux jours passés. Le veilleur de nuit envie le sort du sous-lieutenant, mais lorsque son souhait s’est accompli par la vertu des galoches, il est trop heureux de se trouver veilleur de nuit comme devant. Ensuite sa fantaisie le mène visiter la lune. Un jeune garçon a l’idée de connaître les secrets du cœur de ceux qui l’entourent dans une salle de spectacle. Il y découvre d’étranges choses et n’a point le désir de tenter une nouvelle expérience. Un commis épris de poésie devient poète par la vertu des galoches. Rien n’est changé dans son extérieur. Il ne compose pas même des vers pour cela. « Les poètes, dit Andersen, sont faits comme les autres hommes, parmi lesquels on trouve parfois des natures bien plus poétiques que celles des faiseurs de vers attitrés. » En effet, la poésie exprimée est à la poésie profonde de la vie ce qu’est la légère et brillante écume des vagues, aux profondeurs de l’océan. Le commis poursuit la série de ses métamorphoses, et les souhaits accomplis se transforment en cauchemars. Un étudiant qui chausse les galoches est transporté, par leur vertu, de Suisse en Italie. Il souhaite d’être délivré de son corps, et son corps, au même instant, repose dans un cercueil. Sur ce cercueil se penchent la fée du Souci et l’envoyée du Bonheur. « Eh bien ! dit la première, quelle félicité tes galoches ont-elles apportée aux hommes ? — À celui qui dort là, répond l’autre, elles ont procuré un bien durable, une mort douce au printemps de la vie… — Tu te trompes, riposte la fée du Souci ; il a quitté ce monde avant que son âme fût mûrie, et qu’elle eût accompli sa destinée. Aussi ne jouirait-il pas de tout le bonheur auquel il aura droit après avoir traversé de plus dures épreuves. » Elle lui enlève les galoches. L’étudiant se ranime. Les deux fées ont disparu. On prétend que la messagère du bonheur ne réclama point les galoches, et que la fée du Souci les recueillit, estimant qu’elles lui revenaient. « En effet, ajoute l’auteur, lorsqu’on laisse les hommes libres d’accomplir leurs souhaits, il est bien rare qu’ils y trouvent le bonheur. »

Si sombre qu’elle nous semble, la fée du Souci est foncièrement miséricordieuse. Il n’en est pas de même pour la fée du Marais, une fée bien connue d’Andersen, et populaire, peut-être, dans les pays du Nord. Celle-ci a des allures de sorcière. On lui attribue la buée qui s’élève des tourbières, le brouillard qui monte des marais. C’est elle alors, dit la légende, qui brasse ses funestes poisons. Elle conserve dans des locaux les miasmes de la malaria. Andersen voit en elle une cousine des elfes. On la croirait plutôt parente de Locuste. Elle vit au milieu des reptiles. Nous la voyons apparaître dans la Petite fille qui marchait sur le pain et dans les Feux follets. C’est elle qui brasse la bière pour le festin du roi des Aunes, où les princesses dansent de si jolis ballets, avec leurs châles tissés de brouillard et de clair de lune. Nous avons tous vu de pareilles écharpes flotter dans la nuit. La même fée expose les lois qui régissent le destin des feux follets. Ces feux follets naissent dans son royaume. Ils sont maléfiques. Ils cherchent à s’introduire dans les êtres humains pour les faire mouvoir à leur guise. Et s’ils échouent, ils seront châtiés.


III


Voilà le point particulier de la féerie d’Andersen. Elle met en scène quelques fées, beaucoup de magiciens, des talismans et des génies, mais, le plus souvent, elle consiste à prêter une âme aux phénomènes naturels ou aux objets inanimés. C’est le vent qui raconte des histoires plaintives, ou le rayon de lune qui jase, ou le sommeil transformé en génie, sous le nom de Ferme-l’Œil, qui raconte de belles histoires aux petits en plaçant sous leurs paupières closes la lanterne magique des rêves.

Les phénomènes les plus naturels, un peu déformés ou considérés de certaine façon, deviennent féeriques. Ce génie du sommeil est un gnome. La féerie du Nord est pleine de gnomes. Et le début du conte est charmant.

« Il n’y a personne dans le monde entier qui sache autant d’histoires que le vieux Ferme-l’Œil. Et comme il raconte bien ! C’est vers le soir, lorsque les enfants sont encore à table ou sur leurs petits bancs, qu’il apparaît. Il monte l’escalier tout doucement, chaussé de babouches qui amortissent le bruit de ses pas, il ouvre la porte avec précaution, et housch ! avec sa petite seringue, il lance aux enfants du lait sucré dans les yeux, un filet tout mince, mais il y en a assez pour qu’ils ne puissent tenir les yeux ouverts… »

Il est vêtu de soie, et ouvre pour les enfants sages son parapluie, dans l’étoffe duquel sont imprimées toutes sortes de belles images.

Andersen est un philosophe qui met sa philosophie dans ses contes, et il serait étrange que le vieux Ferme-l’Œil échappât à la loi commune, et ne se distinguât par, au moins, deux grains de philosophie. Dès que Hjalmar, le petit ami du vieux Ferme-l’Œil, a posé la tête sur un oreiller, toutes les notions du monde extérieur se brouillent dans sa petite cervelle ; les plantes qui fleurissent à sa fenêtre deviennent des arbres riches de fleurs et de fruits ; les meubles, dont le silence a parfois un air de mystère, se mettent à causer entre eux, en faisant valoir chacun ses propres mérites, comme de simples humains ; les cahiers enfermés dans les tiroirs laissent échapper des lamentations pour toutes les négligences dont Hjalmar se rend coupable à leur égard ; les gouttes de pluie que l’on entend rebondir sur les vitres forment un fleuve qui passe sous les fenêtres, amenant un bateau. Hjalmar s’y embarque, avec le vieux Ferme-l’Œil, pour des pays lointains, d’où il sera revenu à l’heure où surgit la tendre aurore. Que la chambre devienne une serre et la rue un cours d’eau, cela n’a rien pour nous surprendre. Ces métamorphoses, qu’un autre conteur demanderait à la baguette d’une fée, Andersen, pour nous faire sentir tout ce qu’a de fantastique la vie réelle, ne les demande qu’au rêve et au sommeil. Qu’une fougère devienne une forêt ; une goutte d’eau, un océan ; il n’y a là rien d’impossible pour ce monde où l’esprit n’a plus ni contrôle ni mesure, où toutes les proportions connues s’évanouissent. L’impression qui, dans l’état de veille, effleure à peine cet esprit devient par le sommeil une sorte de drame ; c’est le mendiant qui sonne, furtif, à votre porte dans le crépuscule et qui vous apparaît au cœur de la nuit sous les traits d’un brigand venu pour dévaliser votre demeure, et, peut-être, vous assassiner. C’est une pensée mélancolique qui vous arrache un soupir et qui, dans le sommeil, reparaît pour vous faire verser d’inépuisables larmes. Vous ne communiquez plus avec le monde extérieur actuel, et tous les messages envoyés par lui, qui remplissaient les antichambres de votre âme, se sont peu à peu retirés. Il s’est fait, aussi, de grands, d’immenses vides dans votre mémoire. Or, la visiteuse — impression ou pensée — qui s’était perdue dans la foule des autres impressions et des autres pensées, se pressant, se coudoyant, se bousculant, est demeurée seule, comme une rôdeuse nocturne, et son pas, imperceptible le jour, se prolonge, se répercute en échos formidables dans la mémoire déserte et le cerveau inoccupé. Hjalmar est ainsi poursuivi par les jambages tordus de son informe écriture.

Mais Andersen se rattache toujours par quelque fil à la féerie, ou même à la mythologie. Son vieux gnome Ferme-l’Œil a un frère, un homonyme : la mort. Cet autre Ferme-l’Œil ne vient qu’une fois et ne sait que deux histoires : l’une délicieuse, qu’il raconte aux gens de bien ; l’autre terrible pour ceux qui n’ont à produire qu’un mauvais certificat. La Grèce a connu ces deux frères : ils étaient beaux, mystérieux, et de couleur opposée : l’un noir, l’autre blanc. Elle les appelait Hypnos et Thanatos. Mais Andersen s’est familiarisé avec eux, comme il sied à l’enfant né dans un catafalque. Au pays du Nord, les deux beaux génies grecs sont devenus des gnomes, et le Ferme-l’Œil du sommeil joue avec les petits enfants ; celui de la mort galope sur un coursier rapide. Andersen aime la mort comme il aime le rêve ; elle lui dicte de hautes leçons sur la sagesse de la Providence. Ici, il échappe au monde de la féerie, mais il y reviendra, car son imagination est fée, et, comme toutes les fées, elle n’a qu’à faire un signe pour qu’Andersen, sous sa lampe, à son foyer, dans sa chambre, assiste aux plus étranges spectacles et nous y fasse assister.


IV


Andersen est en quelque sorte le Shakespeare des enfants. Son œuvre aux aspects ingénus révèle tout à coup des profondeurs inouïes. Son imagination charme les petits ; sa philosophie console les grands. Il y a toujours une larme au coin de son sourire. Je ne sais pas si c’est lui que j’ai lu, je ne sais pas si j’ai lu un peu de mon âme en croyant le lire lui-même ; chacun de ses contes est une sorte de mélodie assez vague pour moduler nos propres sentiments, et, comme dans certaine musique, une douleur latente s’y exprime avec des dissonances.

Ce n’est pas qu’il ne mérite jamais un blâme. Je lui reprocherais de mettre parfois des anges dans le voisinage de ses fées, et il est déplaisant de voir confondre le merveilleux avec le surnaturel. Mais ce qu’il y a de plus merveilleux en lui, c’est sa douce, humble et charmante conception de la vie ; c’est la sympathie qui lui fait répandre son âme délicieuse sur des objets inanimés ; c’est qu’il soit tout ensemble si amusant et si triste, si désabusé et si résigné !

Le paysage du Nord, avec toute sa magie, est enfermé dans ses contes, comme les trésors de l’Orient dans ceux des Mille et Une Nuits. Voyez les ciels pâles et les sombres lacs effleurés du vol des cygnes ; la silhouette éplorée des saules ; le passage des cigognes aventureuses, la splendeur des aurores boréales, la neige éblouissante, les diamants du givre ; les vieux manoirs de briques rouges, les petites villes propres et paisibles ; les chambres closes où la vie de l’homme, ne pouvant s’épancher au dehors par des jours trop incléments, se concentre jusqu’à verser, par le rêve, de son trop-plein sur les meubles, sur les bibelots, qui forment son cadre éternel et restreint. Voyez cette description : « Le pays autour de la petite ville de Kjoegé en Seeland est très nu. Elle est au bord de la mer ; la mer est toujours une belle chose, mais le rivage de Kjoegé pourrait être plus beau qu’il n’est. Partout vous ne voyez autour de la ville qu’une plaine tout unie, rien que des champs, pas d’arbres, et la route est longue jusqu’au bois le plus prochain. Cependant, quand on est né dans un pays et qu’on y est bien attaché, on y découvre toujours quelque chose de ravissant et que plus tard on désire revoir, même lorsqu’on habite les plus délicieuses contrées. » Rien de plus humain. Cette plaine infinie, ce paysage nu, cette mer grise, seront peut-être aimés plus profondément que les sites de soleil, d’azur et de roses qui de leur premier sourire enivrent les voyageurs. On les aimera pour leur disgrâce et leur mélancolie : quand ils sont aimés, les vaincus de l’existence le sont parfois plus que les victorieux. Leurs amis doivent être rares, et fidèles : ceux des autres sont innombrables et inconstants. Même après la mort, aucune gloire, si bruyante soit-elle, ne vaut un souvenir ému, silencieusement gardé par deux ou trois cœurs profonds.

Le regard que ces gens du Nord fixent sur les âmes a des ingénuités redoutables. Ce naïf et doux Andersen pénètre toutes les petites ruses des hommes. Il n’a pas d’illusions sur eux, personne n’en eut jamais moins. À quoi bon se révolter, dirait-il ? Ne se considère-t-il pas comme suffisamment riche et pourvu par cette immense faculté de rêve qui le suit partout, qu’il ne perd jamais ? Le conte Sous le saule en est une preuve, comme celui de la Marchande d’allumettes. Il s’agit de deux enfants qui se sont aimés, en jouant sous un saule et un sureau. On leur avait conté l’histoire de deux personnages en pain d’épice. « Ceux-ci n’avaient de figure humaine que d’un côté, il ne fallait pas les considérer de l’autre. Du reste, les hommes sont de même. Il n’est pas bon de regarder leur envers. » Andersen constate cela sans se fâcher, sans déclamer. Elle est tragique, l’histoire des amoureux de pain d’épice. Jamais ils n’ont osé se déclarer. La jeune personne a fini par se fendre. Les petits se sont apitoyés sur elle, mais un grand garçon l’a dévorée en cachette par pure méchanceté. Les enfants pleurent à chaudes larmes, puis se résignent à manger le jeune homme. Peut-être est-ce pour ne pas le laisser seul au monde : du moins le conteur nous le suggère. Mais ne serait-ce pas plutôt parce qu’ils ont cédé au mauvais exemple ? D’abord on se révolte : cri du cœur, soubresaut de la conscience… Puis on juge tout simple de faire ce à quoi les autres ont trouvé avantage et plaisir… C’est l’histoire d’un certain nombre d’humains. La vie sépare les deux enfants qui avaient joué sous le saule et sous le sureau. Le petit garçon devient un modeste apprenti, la fillette une célèbre cantatrice. Knoud, c’est le nom du premier, se met à parcourir le monde. Pauvre, ignoré, il assiste au triomphe de son ancienne amie qui ne le reconnaît pas ; et il s’en va par des routes interminables et glacées, cherchant à retrouver le saule et le sureau de son enfance, qui le reconnaîtront peut-être, eux. Mais il tombe au bord d’une de ces routes, sous un saule étranger. Il s’endort. La neige le recouvre. Il revoit en rêve le pays natal, les amoureux de pain d’épice au comble de leurs vœux, et la belle cantatrice, son ancienne amie, devenue sa fiancée. « Cette heure-ci, dit-il, a été la plus belle heure de ma vie, et c’était un rêve… » Il se rendormit, rêva encore. Le lendemain matin il était mort de froid sous le saule. La mort, toujours la mort, facile et douce, se présente. Est-ce une secrète influence du catafalque natal ? Ah ! combien de ceux qui s’attachent trop aux promesses et aux sourires de la terre pourraient dire comme le pauvre compagnon : « Cette heure-ci a été la plus belle de ma vie, et c’était un rêve ! »

Il y a certain optimisme dans le Schelling d’argent, ce schelling dont l’histoire nous est si joliment contée ! Il est méconnu ; dans les pays étrangers, on le prend pour une pièce fausse, et cela l’humilie, lui qui se sent un vrai et bon petit schelling, d’être rejeté comme une fausse monnaie, tandis qu’il voit passer devant lui tant de pièces fausses que l’on croit bonnes ! S’il était homme, il se blaserait peut-être sur ce genre de souffrance. L’homme le plus sincère voit parfois contrefaire ses sentiments les plus spontanés et les plus profonds ; Cordelia reste muette lorsque ses sœurs feignent, par des discours hyperboliques, d’éprouver l’amour dont son cœur déborde. Et la merveille de la contrefaçon, c’est qu’elle a l’air plus vraie que la réalité même. Après avoir subi toutes les tortures et tous les outrages, le bon petit schelling se retrouve dans son propre pays où sa valeur est reconnue, et il poursuit son honnête carrière. « Cela prouve, déclare le schelling, qu’avec la patience et le temps, on finit toujours par être apprécié à sa juste valeur. » Je le voudrais bien, mais… Je ne suis pas sûre qu’il en soit toujours ainsi dans le monde où nous vivons actuellement. Et Andersen, non plus, n’en est pas trop sûr. Il y a, pour nous édifier sur ce point, le gentil conte : Chacun et chaque chose à sa place. C’est une flûte qui doit remettre chacun et chaque chose à sa place ; les gens du salon à la basse-cour et ceux de la basse-cour au salon ; les piétons à la place de ceux qui se prélassaient en voiture, et ceux qui se prélassaient en voiture, à pied, dans la boue, comme de simples piétons… Les beaux cavaliers et les brillants causeurs qui cherchaient à se gausser des braves gens se trouvent emportés au milieu des oies. Ah ! la brave petite flûte ! Elle ne ménage personne. Qu’on juge de l’effet, au milieu d’un concert qui devait se passer normalement, à la grande satisfaction des exécutants et aux bâillements étouffés des auditeurs. « On entendait, explique Andersen, des amateurs chanter des morceaux qui plaisent surtout à ceux qui les exécutent. » La perturbation fut telle que l’excellent garçon qui s’était avisé de jouer une fois de cette flûte se garda bien de recommencer. Andersen n’est pas un révolutionnaire : il lui est à peu près égal de supporter ce dont il n’est pas dupe. À quelques hommes le plaisir secret de n’être pas dupes tient lieu de beaucoup de choses, et ils n’ont cure de troubler la comédie. Les délices de la pensée leur donnent toutes les compensations. Ce serait fort bien s’ils n’avaient pas un « prochain » souffrant, palpitant, frémissant, et si chacun dans la mesure de ses forces ne devait travailler au règne de la justice. Andersen, au moins, travaillait pour le prochain, en écrivant de si jolis et si tendres contes ! Mais veut-il nous prémunir contre des ambitions trop immédiates de justice absolue, de certaine justice tranchante comme le couperet de la guillotine ? Il faut prêter un cœur humain à la justice. Songez donc que notre cher pays de France, pour s’être affolé de cette histoire romaine où l’on voit des pères condamner leurs fils, des sœurs exécutées par leurs frères, a subi des mois et des mois de Terreur ! Pour arriver aux plus invraisemblables conséquences, il suffit qu’une mode de pensée s’empare des pauvres et légères cervelles humaines. Andersen n’ignore rien de cela.

Quelles fines critiques il y a dans les Habits neufs de l’empereur et dans le Rossignol ! Le premier de ces récits nous montre deux aventuriers persuadant à un souverain qu’ils vont tisser pour lui la plus belle étoffe du monde, mais que les sots et les personnes incapables de tenir leur emploi ne pourront l’apercevoir. Ils font mine de se livrer à leur besogne ; mais de fil, ni d’étoffe, il n’est pas seulement question, et chacun, redoutant de passer pour sot, s’extasie à qui mieux mieux sur la beauté de l’étoffe, et surenchérit d’admiration. Or, les coquins se font livrer des provisions de soie et d’or qu’ils dissimulent dans une cachette, et continuent la comédie. Le jour arrive où l’empereur est censé revêtir ses habits neufs, et les courtisans s’émerveillent de leur splendeur, et les chambellans portent avec dignité la traîne imaginaire, et tout le monde écarquille les yeux, mais, afin de ne point passer pour sot et de ne pas s’exposer à perdre sa place, on mourrait plutôt que d’avouer que l’empereur semble marcher dans le plus simple appareil : « Il est tout nu ! » s’écrie un petit enfant. Et le bruit s’en répand à travers le peuple qui n’a rien à perdre, qui ne bénéficie d’aucune charge bonne à garder, et qui ne s’attache pas au moindre souci de renommée… Comme un sentiment juste éveille presque toujours des échos dans le cœur humain, l’empereur songe mélancoliquement que c’est assez vraisemblable, mais il ne le dit pas, et il continue à marcher dans sa solennité, suivi des chambellans qui se redressent plus que jamais en feignant de porter la traîne inexistante. Il est à présumer que les deux coquins furent maintenus dans leur charge. Ah ! la vieille, la bonne, la délicieuse histoire !

Pas plus que les fées, les princes et princesses de ces légendes ne ressemblent aux personnages des autres conteurs.

Que de « plus belles étoffes du monde » ne conservent leur prestige que par un procédé analogue ! Et de braves gens qui risqueraient fort bien leur vie à la guerre n’auront jamais le courage de formuler la réflexion du petit enfant. Mais vous devinez que l’âme d’Andersen, tout entière, sympathise avec celle du petit enfant et celle du menu peuple. Il n’a pas de goût pour les gens à prétentions intellectuelles ou nobiliaires. Il montre assez d’irrévérence aux personnages de cour : « Ils avaient, du reste, de superbes habits, et, comme ils ne servaient que pour la décoration de la salle, c’était bien tout ce qu’il fallait, d’autant que les courtisans en chair et en os n’ont souvent pas plus de cœur et de cervelle que ces mannequins. Le héros s’apercevait que ces gens à belles manières n’étaient que des manches à balai, surmontés de têtes de chat, auxquels le magicien avait prêté une apparence de vie… »

Andersen déteste l’artificiel et le convenu. Le jeune et gentil prince qui veut épouser la fille d’un puissant empereur lui envoie, pour la conquérir, une rose qui a fleuri sur le tombeau de son père, une précieuse rose, mais la princesse n’est digne que de s’intéresser aux imitations factices. « Comme elle est bien imitée ! » s’écrie-t-elle avec ravissement. Mais elle la regarde de près : « Fi donc ! dit-elle en pleurant de dépit, elle n’est pas artificielle ; c’est une rose naturelle, comme toutes les roses. — Une rose naturelle, pas davantage ! » s’exclament les demoiselles d’honneur.

La scène recommence pour le rossignol : « L’oiseau est-il vraiment un automate ? » demande la princesse. Mais non, c’est un rossignol en vie, et la princesse ne veut plus entendre parler ni du prince ni de ses présents. Ce prince ne manque pas d’audace ; il se déguise en paysan, se présente à la cour de l’empereur, y obtient l’emploi de porcher. Il fabrique une marmite fantastique et une crécelle bruyante ; pour la marmite et la crécelle, la princesse qui avait dédaigné la rose et le rossignol, et repoussé le prince, promet des baisers au porcher. L’empereur chasse sa fille, ainsi que le porcher inconnu, et ceux-ci vont à travers les chemins. La princesse pleure ; le prince lui apparaît dans sa beauté et ses riches atours. Mais il lui déclare qu’il ne l’aime plus, qu’il la méprise…

Cette petite princesse, si capricieuse, si volontaire, qui veut bien se compromettre, pourvu que l’on n’en sache rien, et qui ne sait pas résister à la plus folle de ses fantaisies, Andersen l’opposerait volontiers à la petite marmitonne qui, seule, de tous les habitants du palais impérial de Chine, connaît le chant du rossignol. Cette marmitonne est encore une favorite d’Andersen. Elle vit humblement de naturel et de vérité. Et, après sa journée de labeur, la petite marmitonne entend la délicieuse cantilène du rossignol. Mais nul, parmi les courtisans, ne connaît cette mélodie. Il est de pures joies qui sont réservées aux simples. Or, l’empereur de Chine, ayant lu, dans un livre savant offert à Sa Majesté par l’empereur du Japon, un éloge du rossignol, s’informe de ce merveilleux chanteur, ordonne qu’on le découvre et qu’on le lui apporte. Et c’est la petite marmitonne qui révèle l’endroit où niche l’oiseau princier. Il chante, ravit l’empereur et la cour, jusqu’au moment où l’empereur du Japon offre à son illustre frère un rossignol artificiel qui chante comme une boîte à musique.

Aussitôt les courtisans de préférer l’artificiel au naturel, selon leur métier de courtisans, et le maître de chapelle est de leur avis. « Il garde très bien la mesure : on dirait qu’il est mon élève. » Ce maître de chapelle est de l’école de tous les pédants, et Andersen n’a point de vénération pour l’art artificiel et patenté. La mesure est une bonne chose, mais le génie vivant a le droit de la modifier. Aussi la fin du conte nous montrera-t-elle la victoire du naturel sur l’artificiel, du vrai rossignol sur le faux.

Certaines gens ne s’émeuvent que pour des paysages de décor en carton peint, savamment éclairés par un jeu de lampes électriques ; ils n’aiment que les visages et les esprits maquillés. Il leur faut des scènes dramatiques arrangées par les auteurs, et ils ignorent tout du drame dans lequel ils vivent leur vie réelle ; ils ne voient pas ce qu’a de tragique la première rose qui fleurit, la dernière étape d’un demi-deuil, et comment la fêlure imperceptible d’un cœur altère la résonance d’une voix qui se veut glacée. « Il est indigne des grands cœurs de répandre le trouble qu’ils ressentent. » Une phrase comme celle de Mme Clotilde de Vaux renferme, pour la pensée humaine, autant de substance qu’une longue tragédie. Pour un minuit lointain qui vibre dans le silence de la campagne, à quelque clocher de village ou à quelque beffroi de petite ville, beaucoup ne sacrifieraient pas une soirée à l’Opéra. Mais Andersen préférerait le tintement de minuit aux combinaisons de la savante musique, et il n’a pas besoin de lire Nietzsche pour que lui soit signalée la poésie de minuit au cœur du silence. Il traiterait de naïfs ceux qui croient que la tragédie et le drame sont circonscrits dans la salle de spectacle, comme si, en ce qui concerne auteurs, acteurs, spectateurs, la vraie tragédie, le vrai drame n’étaient pas justement demeurés au seuil de cette salle, prêts à les ressaisir dès la sortie.


V


Ces contes, que nous abandonnons aux enfants, nous mènent à explorer tous les fonds de la vie. Que de leçons il y a dans la jolie fable de l’Ombre ! Et comme la princesse du conte est humaine de préférer l’ombre à la réalité ! Y a-t-il une signification philosophique à ce récit ? Il est trop vague et trop mystérieux pour que nous aimions à l’en croire dénué, et, telle que je l’entrevois, elle paraît ressembler à celle que je crois deviner dans l’étrange Hélène d’Euripide. C’est une fausse Hélène, un simulacre de la Tyndaride, qui court les aventures scandaleuses d’où naîtra la guerre de Troie, et, pendant qu’elle remplit le monde d’alors, le lumineux petit monde méditerranéen, du bruit de ses coupables et funestes aventures, la véritable Hélène demeure cachée en Égypte. Est-ce à dire que l’être factice qui court le monde sous notre nom dans les pensées et les causeries des hommes n’a rien à voir avec l’être véritable que nous sommes, et dont nous vivons la vie secrète ? « Qu’importe la célébrité d’un nom ? disait Newman. Ce n’est jamais nous qui sommes célèbres, c’est notre nom. » Quel rapport a ce nom avec le vrai moi dans lequel nous nous reconnaissons nous-mêmes ! Ce nom est quelque chose comme notre image, notre ombre. Il se mêle loin de nous à des suppositions, à des commentaires que nous sommes bien loin de soupçonner, étrangers à notre vie réelle, à notre être authentique. Et l’ombre du savant, chez Andersen, se sépare totalement de son maître. Ils se retrouvent. L’ombre a acquis de la fortune et de la notoriété. Son maître est pauvre et méconnu. L’ombre fait un pacte avec le savant. C’est elle qui passera pour réelle ; et lui, il jouera le rôle de l’ombre. Ah ! ce pacte, combien d’hommes le font ! Ils donnent toute la réalité de leur vie à ce qui n’est que leur ombre ! Et leur vrai moi languit, se morfond dans le secret. L’être est négligé pour le paraître. La vie factice que nous vivons chez les autres, et dans l’esprit des autres, est l’objet de tous nos soins, de tout notre effort. C’est une histoire quotidienne, et, malgré cela, tragique. Le paraître finit par tuer l’être ; l’ombre fait mourir la réalité. Andersen nous raconte l’histoire de cette condamnation à mort que certains d’entre nous, sans trop y songer, prononcent tous les jours. Et comme il est concevable qu’avec de telles pensées il lance certains de ses héros à la recherche du Livre de vérité !

Le Livre de vérité a des exemplaires répandus par le monde, mais il n’est pas donné à tous les hommes de le lire entièrement. Un sage parvient à le lire presque tout entier. « Pour les passages difficiles, il réunissait la lumière du soleil, celle des astres, celle des forces cachées de la nature et les éclairs de l’esprit ; soumis à ces reflets, les caractères devenaient lisibles. » Nous avons connu de graves philosophies qui nous disaient à peu près cela en fort beaux termes. Ce sage avait quatre fils très instruits et une fille belle, douce, intelligente, mais aveugle. Les garçons désirèrent aller prendre part aux hauts faits de l’humanité. Leur père leur expliquait qu’il existe une pierre philosophale ; que le beau, le vrai, le bien en constituent l’essence, mais qu’ils sont cachés, mêlés, écrasés sous le poids des erreurs humaines. Tour à tour les quatre frères entreprirent la poursuite de cette pierre philosophale. Ils avaient les cinq sens extrêmement exercés, mais, chez chacun d’eux, l’un était développé de façon toute spéciale : le premier excellait par l’ouïe ; le second par la vue, comme certains héros de Grimm et de Mme d’Aulnoy. Enfin la jeune fille se mit à la recherche de ses frères. Et l’idée fondamentale, l’idée maîtresse des contes d’Andersen reparaît ici. La jeune fille marche au milieu des humains, tenant toujours le fil conducteur qui la relie à sa patrie d’origine, et, partout où elle passe, les âmes fleurissent, les cœurs exultent ; il y a de la lumière, de la musique et des parfums. Mais l’esprit du mal s’en va puiser une eau nauséabonde à la mare où pourrissent toutes les fausses vertus, il y mêle les oraisons funèbres mensongères, les cantates payées, et autres ingrédients de même sorte ; de tout cela il fait une pâte à laquelle il ajoute le fard des vices, les larmes versées par envie, et il en forme une jeune fille qui ressemble de tout point à la première, de sorte que les hommes ne savent pas distinguer laquelle des deux jeunes filles ils doivent écouter. Ce n’est pas que ce conte soit des meilleurs, il affecte des allures mystiques que je ne puis m’empêcher de trouver ici un peu déplacées, mais si je m’y arrête, c’est parce qu’il illustre encore une fois cette conviction d’Andersen que rien ne ressemble plus au vrai que le faux ; que les hommes s’y perdent ; que les usages, les mœurs, les préjugés ont ouvré un filet inextricable, d’où il sera malaisé de s’échapper.

Dans la Petite Fille qui marchait sur le pain, la fée du marais et la grand’mère du diable causent comme de méchantes commères, et la grand’mère. du diable emporte toujours quelque ouvrage à la main : elle brode des tissus de mensonges, elle fait au crochet des filets de paroles inconsidérées pour perdre les familles. Que d’activés ménagères ont sur ce point une saisissante analogie avec la grand’mère du diable ! Leurs doigts travaillent et le mouvement de leurs langues suit celui de leurs doigts. Toute la différence consiste en ce que leur unique ouvrage : tissu de mensonges ou filet de paroles inconsidérées, est l’œuvre, non de leurs doigts, mais de leur langue. Et cet ouvrage laisse bien loin derrière lui le fil innocent et la laine inoffensive où s’occupent leurs mains !

Tant de contes délicieux ont une morale ; et une philosophie propres à satisfaire les muettes mélancolies et les secrètes rancœurs des âmes désabusées. Qu’il y a de désenchantements sous la trame brillante et légère de ces récits ! Mais rassurez-vous, la jeune aveugle saura recueillir des grains de vérité épars à travers les existences humaines. Andersen croit que les grandes victoires sont réservées aux êtres humbles et patients. C’est pourquoi il reprend avec bonheur l’exquise légende de Grimm sur les beaux princes changés en cygnes, et sur le dévouement persévérant de leur sœur qui, sans parler, continue à tisser leurs chemises et ne s’interrompt même pas en allant au supplice ! Elle sera délivrée et délivrera ses frères.


VI


Les souvenirs des contes étrangers sont assez rares chez Andersen. Cependant la méchante princesse du Camarade de Voyage nous rappelle les anciennes légendes médiévales de l’Inconnu bel à voir.

Mais elle vient peut-être de plus loin encore. Elle descend du sphinx prêt à dévorer ceux auxquels demeurait caché le mot de l’énigme. Il y a, dans les plis de son voile, de la poussière des routes thébaines. Elle a dû recevoir quelques leçons de séduction de la Circé d’Homère, de la Dragontine de Bojardo, de l’Alcine de l’Arioste. Elle doit mettre à mort les prétendants qui ne savent deviner l’objet de sa pensée. Elle est, pour cela, d’accord avec un magicien cruel, qu’elle va rejoindre la nuit après s’être enveloppée d’un manteau blanc à grandes ailes noires. Comme le sphinx d’Œdipe, elle sera vaincue ; mais l’amour la délivrera du charme magique qui faisait la cruauté de son âme. La petite sirène a quelque chose du cœur de Mélusine : elle veut aimer et devenir mortelle.

Morgane est nommée une ou deux fois par Andersen : son palais fantastique se dresse parmi les nuages dans le conte des Cygnes sauvages. Sont-ce des réminiscences fortuites ? Ou bien l’humanité ne s’est-elle réellement intéressée qu’à deux ou trois grandes aventures humaines qui ont couru le monde, sous des masques étrangers, et en revêtant tour à tour les costumes de chaque pays ?

Étrange et décevant conteur ! Il pleurait quand nous croyions le voir sourire ; il souriait quand nous nous attendions à le voir pleurer. Sa naïveté nous avait ravis, et voilà qu’il laisse échapper une parole plus amère que tous les propos des philosophes pessimistes. Qui sait où nous mène toute sa douceur ? Il rêve de la Chine lointaine, des bords du Gange, de la cité fantastique de Morgane édifiée par les nuages. Il chante les villes mortes, Pompéï et Venise, ou plutôt le fantôme de Venise, à l’heure où la fantasmagorie de la lumière a disparu, où la réalité se montre humide, délabrée, penchante, pareille au royaume du silence et de l’abandon. À l’âge où nous lisons Andersen, nous sommes trop jeunes pour l’analyser, et, plus tard, nous aimons trop souvent Andersen sans le relire, de sorte que personne ne songe guère à cette Venise d’Andersen, à cette vision d’homme du Nord. Or il reste toujours un peu de soleil dans une âme méridionale pour regarder les choses du dehors, mais Andersen, laissant toute la tristesse du Nord s’amasser dans son âme, la verse sur le délabrement et la ruine de Venise. Là-bas dans son pays natal, le reflet du poêle, le luisant des cuivres, mettent une joie intime au cœur de la brume glacée. Son art ressemble à une chambre close dont la fenêtre ouvre sur l’infini. La mer grise s’étend à perte de vue, et les grands navires passent, les voiles gonflées des souffles du large. Les nuages construisent une ville d’or pour les fées. À l’intérieur de la chambre, les livres de la sagesse humaine attendent le souffle d’une âme pour résonner comme des cordes de harpe ; Andersen les touche pieusement, mais il interroge avec une égale tendresse la vieille théière, la vieille tirelire, la vieille lanterne, qui ont été ses humbles héroïnes, comme la vieille cloche dont les sons atténués lui parviennent de loin, comme le vieux portrait d’une belle dame inconnue… Évitez le mensonge, semble-t-il nous dire, recherchez avec amour les moindres parcelles de vérité. Cette double tâche sera très ardue, mais il importe de la mener à bien avant de mourir. Quand la vie vous sera trop amère, consolez-vous-en par le rêve ; quand les hommes vous seront trop hostiles, inclinez votre cœur sur les choses, elles sont douces, humbles, patientes, familières, comme l’eau chantée par saint François d’Assise. Ne mentez pas ; acceptez la volonté de Dieu ; et quand la vie vous semblera trop étroite, les hommes trop hypocrites, les choses trop monotones, regardez les nuages — Dieu ne le défend pas — regardez les nuages…