La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/23

La bibliothèque libre.
La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 200-202).

La mort de Robitaille



DURANT l’été de 1863, on établit une grande pêche à la morue à la rivière Sainte-Marguerite, non loin du site actuel de la pulperie de Clark City. Jusqu’alors tous ces grands postes de pêche appartenaient à des maisons de la Côte Sud, celles des Robin, des LeBouthillier, etc.

Dans ce cas-ci, les promoteurs étaient des gens de Québec ; j’avais l’avantage d’être en connaissance avec deux d’entre eux, messieurs Wright et Montgomery. En passant, j’ai bien à dire que l’entreprise ne fut pas heureuse.

Un établissement comme celui-là demande beaucoup de bâtiments. Comme il n’y avait pas assez de monde dans le voisinage pour fournir la main-d’œuvre nécessaire, on fut obligé de faire appel à des travaillants de Québec. Parmi ceux qui furent ainsi engagés, se trouvait un jeune homme du nom de Robitaille. Il était âgé d’environ vingt-cinq ans et charpentier de son métier. Après avoir travaillé quelques semaines à la rivière Sainte-Marguerite, il partit à l’aventure le long de la côte, attrapant de l’ouvrage ici et là.

L’hiver le prit à la Pointe-des-Monts, où on avait fini par le décider à se fixer pour s’exercer à faire la chasse au loup-marin, avec chance possible d’avoir de l’emploi. Dans cette perspective, il fit deux voyages à Godbout et s’était arrangé pour construire la charpente d’une maison pour un pêcheur. On devait commencer à en couper le bois après les premières chasses.

Vers la fin de janvier, Savard, pour qui la maison devait être construite, envoya un mot à Robitaille pour lui dire de monter. Le voyage devait se faire à pied, dans une région très difficile, sur une distance de près de quatorze milles, dont un tiers à travers des lacs et le reste à travers une épaisse forêt. Il n’y existait pas de sente régulière, mais seulement quelques vieilles marques sur les arbres.

Le matin de son départ de la Pointe-des-Monts pour Godbout, le temps était nuageux et menaçant. Quelques chasseurs l’avertirent que le temps était à la tempête et qu’il vaudrait mieux pour lui d’attendre. On ne put le convaincre, il était certain que tout irait bien et qu’il n’aurait pas de difficultés à se rendre à Godbout, vu qu’il avait déjà fait quatre fois le trajet.

Environ une heure après son départ, un vent d’est, avec de la neige, se mit à souffler, augmentant en violence d’heure en heure, jusqu’à devenir un véritable ouragan, qui dura toute cette nuit-là et une partie du lendemain, alors que le temps s’éclaircissait et que le froid se faisait intense.

Quelques jours plus tard, des chasseurs montèrent de la Pointe-des-Monts à Godbout et s’informèrent de Robitaille. Comme on n’en avait pas eu de nouvelles, on en conclut immédiatement qu’il avait dû périr et l’on organisa un parti pour aller à sa recherche. J’en étais.

Nous n’eûmes pas de difficultés à retrouver sa piste. Il avait suivi la bonne direction pendant environ quatre milles, mais il avait ensuite dévié à droite, probablement lorsque le gros temps était survenu. Il avait alors graduellement décrit un cercle d’environ un demi-mille pour revenir à sa propre piste qu’il avait suivie, pensant peut-être que c’était celle de quelqu’autre. Chose étrange, il continua ainsi, tant qu’à la fin sa piste se trouva durcie et creuse. Il avait un fusil, une hache, des allumettes, et quelques tranches de pain et du porc frais roti. Il ne s’était pas arrêté pour faire du feu et manger, mais avait persisté à marcher jusqu’à ce qu’il fût presque épuisé. Nous vîmes il s’était appuyé sur les arbres pour se reposer.

Finalement il s’était accroupi au pied d’une épinette et s’y était accoté. Il s’était haussé les genoux, sa tête et ses bras reposaient dessus, dans la position de quelqu’un qui s’apprête à dormir.

C’est dans cette posture que nous le trouvions gelé raide, avec son fusil en bandoulière et le sac de provisions qui y était attaché.

Nous avions emporté avec nous une grande toboggan. Nous y étendîmes le corps, et nous le halâmes jusqu’à la Pointe-des-Monts.