La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/26

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La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 219-231).

À travers le Saint-Laurent



IL y a eu tellement de versions, toutes plus ou moins exactes, de cette odyssée, que j’ai décidé d’en donner à mes lecteurs, un récit plus simple et plus réel.

Je suis grand amateur de la chasse au loup-marin et, en dehors de ce qu’elle peut rapporter pécuniairement, je la regarde comme un véritable sport. Pour faire cette chasse, j’étais descendu à la Pointe-des-Monts à bonne heure en janvier 1886. Mon frère aîné Isaïe et moi, avions été chancheux ; ayant tué quatorze loups-marins en une semaine, et nous attendions un jour favorable pour retourner à Godbout.

Le 18 et le 19, nous avions un fort vent d’est et une grosse bordée de neige ; le temps s’éclaircit légèrement dans la soirée du 19. Les vents de nord-est se font sentir assez près du rivage, le long des falaises, entre la Pointe-des-Monts et Godbout, et poussent les glaces loin de terre.

Nous avions donc l’espoir de pouvoir arriver à Godbout à bonne heure le 20. Je télégraphiai alors à ma femme de nous attendre pour le déjeuner, si le temps se tenait au beau.

Nous quittâmes la Pointe-des-Monts à 3 heures du matin, tel que convenu. Il faisait calme et doux pour un jour d’hiver. Mon idée, en partant aussi à bonne heure, était d’essayer d’arriver à Godbout avant que le vent d’ouest s’élevât, car je m’attendais à une forte bourrasque, vu que le baromètre avait constamment baissé.

Nous naviguions en eau assez claire, le long de la côte ; ici et là nous rencontrions un glaçon. Nous fîmes ainsi cinq milles, lorsque nous donnâmes sur une barrière de frasil, bouillie de neige et d’eau, qui s’étendait aussi loin que l’œil pouvait porter à travers l’obscurité.

Nous nous tînmes pendant quelque temps près de ce frasil, en attendant le jour, au cas où nous pourrions trouver dans ce mastic quelqu’ouverture où nous pourrions nous aventurer.

Quand il fit assez clair, nous constatâmes qu’il nous était impossible de nous rendre à Godbout. La marée baissait et cette pâte de glace se faisait de plus en plus épaisse ; de sorte que la meilleure et la chose la plus facile à faire, était de retourner à la Pointe-des-Monts, car dans cette direction, l’eau était libre.

Les courants sont très forts ici, presque toujours en descendant le fleuve, et leur rapidité varie suivant les vents, depuis un mille et demi jusqu’à deux milles et demi à l’heure. La terre les fait défléchir à l’ouest, puis ils tournent dans une direction sud-est, en formant ainsi à l’est de la Pointe-des-Monts un énorme ressac. Ainsi, à l’est de la Pointe, le flux de la marée se fait très violent avec à l’ouest un retour correspondant des vagues à la mer. À l’est de la Pointe, le frasil s’était accumulé jusqu’au rivage et se dirigeait vers l’ouest.

Dans l’espace d’eau libre en dehors de la Pointe-des-Monts, il y avait un canot monté par deux frères, François et Alfred Labrie, qui étaient à la chasse au loup-marin. Ils avaient tiré sur un loup-marin, l’avait blessé et s’étaient mis à sa poursuite, alors que nous approchions de la Pointe, à notre retour. Ils se trouvaient à environ un mille et demi au large du rivage dans une baie formée par des bancs de glaces hérissées de dentelures, qui descendaient en se bousculant les unes et les autres et en se heurtant à l’occasion à celles qui venaient de l’est.

Je vis d’un seul coup d’œil que ce chenal d’eau libre s’obstruait rapidement, et avec mon aviron je leur signalai le danger. Ils étaient tellement occupés à la poursuite du loup-marin blessé qu’ils ne virent pas mes signaux. Pendant ce temps-là, la glace se rapprochait graduellement de l’espace libre et allait se refermer sur eux. Pour empirer la situation, le vent augmentait rapidement et faisait présager une tourmente. Un canot seul, emprisonné dans cette bouillie, c’était assurément la mort ; avec deux canots, il y avait chance d’en sortir.

Me tournant du côté de mon frère, je lui dis :

— Qu’est-ce que tu dirais, si nous allions leur aider ?

— Fais pour le mieux, me répondit-il.

Nous poussâmes une pointe de leur côté ; une minute après la glace se refermait derrière nous.

Les Labrie avaient finalement compris le danger où ils se trouvaient, et faisaient force de rames dans notre direction. Et la glace descendait toujours, élargissant le grand barrage derrière nous, pendant que le vent et le courant nous poussaient loin de la rive. Quand le canot nous rejoignit, l’espace d’eau libre était réduit à quelques cents verges, et, devant nous, s’était formé un barrage de frasil d’un quart de mille d’étendue. Quelques minutes plus tard, nous étions absolument cernés.

Ramer ou pagayer dans pareille bouette est une chose impossible. Lui canot s’y trouve collé et ne bouge plus, et, quoique, cette bouillie puisse varier de six ou sept pouces à plusieurs pieds en épaisseur, il n’y a pas moyen de s’y aventurer à pied. La seule façon d’avancer en pareils cas, est de faire mouvoir le canot à la manière que les chasseurs de loups-marins appellent ladder work, par échelonnements, ce qui s’opère comme suit : les quatre hommes se mettent dans un seul canot. On tire le canot vide et léger le long de l’autre et on le pousse en avant de toute sa longueur. Les hommes alors s’y embarquent, amènent le canot qu’ils ont quitté, et recommencent la même chose au fur et à mesure qu’ils avancent pour gagner ainsi douze pieds chaque fois.

C’est un travail lent et pénible, mais qui a été le salut de bien des canotiers. Dans notre cas, le procédé n’eut pas de succès à cause du courant et de la tempête qui soufflait. Pendant trois heures, nous travaillâmes ferme à essayer de progresser au moyen de cette chaîne, en perdant tout le temps du terrain, jusqu’au moment où, réalisant que nous nous dépensions en d’inutiles efforts, nous abandonnions la partie.

Un canot monté par un autre de mes frères, Pierre, et un jeune chasseur du nom de M. Boucher, firent un effort désespéré pour venir à nous, mais la tempête devint si furieuse qu’ils durent retourner à terre. Quand nous lâchâmes notre manœuvre, nous nous trouvions à plus de quatre milles au large.

Dans les canots, nous étions très exposés au grand vent froid, et en bien mauvaise posture, en outre, j’étais tout trempé. Ça et là, dans le frasil, il y avait des morceaux de glace solide. Nous décidâmes en conséquence de nous remettre à l’œuvre pour en rattrapper un et nous y montâmes nos canots. Cette glace avait au moins cinquante pieds de long sur à peu près vingt de large, et était suffisamment épaisse pour nous porter. Nous mîmes l’un des canots sur sa quille par le travers du vent, en lui donnant comme étais contre la tempête, nos harpons enfoncés dans la glace. Le deuxième canot fut renversé derrière l’autre sur le côté et assujeti à chaque bout avec des monceaux de glaces et de neige que nous entassâmes avec nos avirons.

Nous eûmes alors une sorte de mince abri contre une bise glaciale et un froid de plus en plus mordant.

Notre travail dans la glace nous avait quelque peu réchauffés. J’en profitai pour enlever mes pantalons et mes bas, afin de les tordre, car, en halant un des canots sur la glace, j’avais passé au travers de celle-ci, et je m’étais trouvé à l’eau jusqu’à la ceinture. Tout ce que j’avais à faire alors était de marcher, de me battre les mains et les pieds pour entretenir la chaleur.

Je me sentis bientôt réchauffé de cette façon et j’engageai les autres à en faire autant. La glace, chassée du rivage par l’ouragan, nous ouvrit une grande mare d’eau libre au nord de nous. Ceci ranima l’espoir chez tous. Si le vent se calmait, nous avions encore une chance de sortie de ce côté-là.

Nous n’avions rien à nous mettre sous la dent, et, toute la journée je tins mon fusil et ma carabine prêts, au cas où quelque loup-marin se montrerait à portée. Nous en vîmes quelques-uns, mais ils étaient trop loin ; cependant, j’eus la récompense de ma patience en ce qu’il m’arriva de pouvoir tirer sur une bande de Kakawis, canard à longue queue, vieilles squaws. J’en fis tomber trois que nous pûmes recueillir. C’était une providence. Mon frère souffrait du froid aux pieds et aux mains. Je plumai les oiseaux et bourrai de plumes chaudes et sèches ses mitaines et ses souliers ; les Labrie en firent autant avec ce qui en restait. Quant aux oiseaux eux-mêmes, je les mis en réserves dans mon sac.

Toute cette journée-là, nous la passâmes sur notre bloc de glace. Le vent avait encore augmenté de violence ; le temps s’était éclairci, mais le froid était devenu intense. On enregistra ce soir-là à la Pointe-des-Monts 15° Fahrenheit au dessous de zéro.

Au coucher du soleil, nous étions à quatorze milles au sud-est de la Pointe-des-Monts. M. Fafard, gardien du phare, eut la prévoyance d’allumer le phare pour nous, au cas où nous en aurions besoin, pour nous diriger à terre. Pendant quelque temps il nous indiqua notre position, mais, sur les huit heures, nous perdions la lumière de vue.

Le chenal d’eau claire au nord-ouest de nous allait s’élargissant et était assez long pour donner libre jeu à la houle. Nous commençâmes à sentir le roulis jusqu’à ce que sur les 10 heures du soir, la mer devint tellement agitée qu’elle passa par dessus notre bloc de glace. L’espace d’eau libre était maintenant tout près de nous.

Je calculai que nous devions être alors à dix-huit milles de la Pointe-des-Monts. Notre seule sécurité était maintenant de nous enfoncer encore plus loin dans la glace vers la côte sud. Nous appareillâmes les canots et nous filâmes vers le sud. Pendant quelque temps nous recommençâmes la poussée de nos canots. À mesure que nous gagnions le sud, la glace se faisait plus épaisse avec le froid ; elle finit par nous porter et nous y traînâmes les canots.

Une heure plus tard, nous arrivions à une étendue d’eau claire, faisant à peu près sud-ouest par rapport à nous, et longue de près de quatre milles.

Nous jouâmes de l’aviron avec toute la vigueur possible afin de nous réchauffer.

La nappe d’eau finalement se réduisit à rien, et nous eûmes à redescendre sur la glace et à y tirer nos canots. C’était une besogne terriblement dure, et nous avancions bien lentement ; d’aussi près que j’en pouvais juger, nous faisions environ un mille à l’heure.

Les glaces étaient aussi de formation différente ; elles étaient beaucoup plus épaisses ; leurs entrechoquements et craquements étaient quelque chose d’épouvantable. Il s’en formait des amas en quelques secondes, et nous aidaient à nous mettre bien en garde contre ces amoncellements pour ne pas exposer nos canots à être broyés.

Elles avaient dû forcément être refoulées de quelque part, car quelque temps après elles suspendaient leurs mouvements, et nous pouvions franchir deux ou trois petites mares d’eau claire, pour recommencer à pousser nos canots sur la glace.

Nous donnions aussi des escousses de dix minutes, avec des arrêts de cinq minutes.

Au début de cette manœuvre nous avions jeté par dessus bord tous les effets qui ne nous étaient pas absolument nécessaires les ancres, un harpon, des genouillères qui, une fois imbibées d’eau, n’étaient plus de service, un croc, toutes les planches de fond et environ cent cinquante cartouches, en gardant seulement vingt-cinq au cas de besoin.

Le vent ne s’était pas ralenti, mais comme à mesure que nous allions au sud il soufflait plus de l’ouest, il nous poussa sensiblement plus vite du côté de l’est. Il fallut en tenir compte et nous maintenir dans une direction plus ouest. Ceci nous fit dériver encore infiniment plus loin, mais c’était le plus sûr moyen d’éviter d’être emporté plus bas au dessous de Cap Chat ou du Cap Sainte-Anne, où le fleuve s’élargit notablement.

Vers 5 heures du matin, nous fîmes la rencontre d’un gros hummock (banquise moutonnée, en mamelons). Nous nous y mîmes à l’abri pour nous reposer. Mon frère et moi, nous n’avions rien eu à manger ni à boire depuis trente-six heures, de même que les Labrie depuis vingt heures ; ils avaient déjeuné avant de partir. Je ne sentais pas beaucoup la faim, mais j’avais grandement soif, comme tous les autres, du reste, et parfois ils avalaient un peu de neige, mais à la dérobée, parce que je ne l’aurais pas permis, attendu que la neige produit un très mauvais effet et affaiblit.

Ici, nous nous partageâmes deux de mes canards gelés, « harelda glacialis », au naturel. Nous les trouvâmes excellents, mais il me sembla que notre cuisinier aurait pu se dispenser du glacialis. Tout, de même, nous pûmes parer à la difficulté en mettant chacun notre portion en dessous du bras, en dedans de nos habits. Nous nous sentîmes réconfortés par ce mince repas, et nous nous remîmes à la poussée des canots.

Au lever du jour, je distinguai Cap Chat à environ douze milles de distance et au sud-est de nous ; ce qui me rassénéra, car j’avais là la preuve que nous avions résisté au courant. Aussi loin que je pouvais voir, les glaces, toutes cassées qu’elles fussent, se tenaient solidement serrées. C’était aussi de la glace de formation plus ancienne, car elle était couverte de neige, ce qui gênait grandement la poussée des canots. Nous prîmes plus de temps à avancer et mes compagnons parurent être rendus à bout.

Au lever du soleil, le vent avait augmenté de violence et le froid nous pénétrait. Mon frère et François Labrie souffraient énormément du froid ; le visage et les mains leur gelaient, et, à chaque instant il fallait les frotter pour rétablir la circulation. Quand je donnais le signal d’un repos, ils se laissaient choir dans le canot et voulaient dormir. C’était avec beaucoup de misère qu’on les tenait éveillés.

Jusque-là, nous avions traîné nos deux canots au cas où nous rencontrions de la glace trop faible, mais par suite de l’état d’épuisement de nos deux compagnons d’aventure, il fut impossible de continuer cette manœuvre ; de sorte que mon canot fut abandonné, parce qu’il était un peu plus lourd que l’autre. Nous y laissâmes aussi nos deux paires de rames, ne gardant qu’un seul aviron pour chacun. Avec la corde du crampon d’acier attachée de chaque côté du canot qui nous restait, mon frère et François pouvaient aider au halage de l’embarcation. Alfred qui résistait mieux que son frère, m’assistait à l’avant.

Toute cette journée-là, ce fut la même fatigante manœuvre, avec de temps à autre une mare d’eau libre, et peu à peu le rivage se dessina. J’eus bien de la difficulté à tenir mon frère éveillé et à l’empêcher de se geler les mains. Alfred aussi donna des signes d’épuisement, et les mains lui gelaient.

À 2.30 de l’après-midi, nous passâmes à la dérive à environ deux milles de distance de Cap Chat. Vers la terre, le long de la rive, je pouvais voir une nappe d’eau claire. J’encourageai tout le monde à faire un effort durant une heure pour y arriver. Je crois que ce fut l’heure la plus longue de toutes, mais nous tînmes bon, et, une fois de plus, notre canot fut à l’eau. À l’exception d’une glace fine de surface, le passage se trouvait maintenant libre jusqu’au rivage, à la pointe Sainte-Anne ; c’était l’endroit le plus accessible qu’il y eut sur la côte ; il se trouvait à un mille et quart de distance. Nous étions tellement rendus qu’il nous fallut prendre une heure pour franchir en canot cette petite distance, et lorsque nous mîmes pied à terre, la nuit tombait.

Pour attirer l’attention des gens sur la grève, j’avais tiré dix ou douze coups de fusil, au moment où nous approchions. On les avait entendus, mais malgré cela, on ne s’en était pas occupé ; on supposa que c’étaient des gens de la grève qui avaient tiré.

Ce que nous trouvâmes bon de fouler encore une fois le sol. Mon frère était tout gelé, grelottant de tous ses membres après être resté assis dans le canot ; je n’avais pu lui donner beaucoup de soins, occupé que j’étais à pagayer et à conduire le canot. Il avait les mains, la figure et les pieds gelés, et les frères Labrie avaient aussi la figure et les mains gelées.

Nous étions débarqués en face d’une maison de ferme occupée par madame G. Tanguay et ses trois enfants, deux fillettes et un petit garçon, qui était l’aîné de la famille et était âgé de douze ans. Le petit bonhomme était à jouer dans le chemin, lorsqu’il nous vit débarquer. Je l’aperçus se sauvant en toute hâte. Fonçant dans la maison, il dit à sa mère que quatre sauvages en boisson s’en venaient du côté de la maison. Il m’avait vu avec ma tunique de peau de caribou tout frangée, aider à mon frère à se mouvoir et les deux Labrie qui marchaient clopin-clopant derrière nous. Il n’y avait pas lieu de s’étonner, s’il nous avait crus ivres. Arrivé à la porte, je frappai. Pas de réponse. On avait éteint la lumière et la porte était barricadée. J’appelai à haute voix en français, et j’entendis une des fillettes qui nous avait reluqués, dire :

— C’est pas des Sauvages.

Madame Tanguay alors vint à la porte. Après avoir demandé qui nous étions, elle ouvrit la porte. La pauvre femme, en voyant l’état où nous étions, se montra excessivement chagrine de nous avoir fait attendre et essaya de se reprendre en s’empressant de nous dépouiller de nos habits couverts de glace. Elle envoya chercher un voisin pour aider à frotter ceux qui avaient des engelures. Pendant ce temps-là, notre hôtesse s’apprêtait à faire des crêpes pour notre souper. Je lui dis qu’elle n’avait pas besoin de se donner pareil trouble pour le moment. Il n’y avait pas de thé, alors nous prîmes du lait chaud et de l’eau chaude, un morceau de pain rôti et du beurre. Nous enveloppâmes mon frère dans une bonne couverture chaude, car il n’en pouvait plus. Le petit garçon et le voisin halèrent notre canot à terre et apportèrent mon fusil, celui de mon frère, et nos raquettes ; les Labrie n’en avaient pas.

Après toutes ces obligeantes attentions, je demandai s’il y avait un bureau de télégraphe dans l’endroit. On me dit qu’il y en avait un à deux milles plus loin à l’ouest, mais qu’après la dernière tempête les chemins étaient très mauvais, et qu’en outre, Madame Tanguay n’avait pas de cheval. J’étais désireux d’envoyer des nouvelles à mon monde, et ne voulant pas tarder davantage, je décidai de me rendre à la raquette au dit bureau. Je fus bien cordialement reçu par l’agent, Monsieur T.-J. Lamontagne, et l’expédition des dépêches se fit de suite. Il insista à venir me reconduire en cariole chez Madame Tanguay ; ce que j’acceptai avec beaucoup de reconnaissance, sans compter l’offre qu’il eut la générosité de me faire, de me passer les fonds nécessaires à mon retour à Québec, ainsi qu’une course en cariole le lendemain à Cap Chat où je voulais m’arranger pour avoir des chevaux et des sleighs pour nous monter. Les Labrie y avaient aussi un oncle qui y était domicilié et qu’ils voulaient voir.

Quand je fus de retour, mon frère et les Labrie dormaient, et je trouvai un lit tout prêt pour moi, mais, au lieu de l’utiliser, je m’assis dans une chaise près du poêle et je m’endormis. Je ne me mis pas du tout au lit cette nuit-là ; je restai, assis dans ma chaise ; je me réveillais de temps à autre, je marchais un peu d’ici de là, puis je reprenais ma chaise et me rendormais.

Le lendemain matin, je ne me ressentais aucunement du voyage et j’avais eu la chance de m’en tirer sans aucune engelure.

La nouvelle de notre arrivée sur la côte sud se répandit comme un feu de forêt, et, sur les neuf heures du matin, Monsieur Antoine Labrie venait voir ses neveux. Suivant sa promesse, M. Lamontagne vint me chercher pour aller à Cap Chat et m’avança cent piastres pour mes dépenses. À Cap Chat, je louai trois sleighs, dans l’une desquels nous préparâmes un siège rembourré, sur lequel nous installâmes mon frère confortablement et solidement enveloppé pour le voyage. Il avait les mains et les pieds tellement enflés qu’il ne pouvait faire un pas ou se servir lui-même.

À Cap Chat nous fûmes reçus de la façon la plus hospitalière par M. Antoine Labrie. Il insista à ce que nous restions deux jours pour nous remettre et permettre aux chemins de s’améliorer ; c’était vraiment un acte de sage prévoyance de sa part. Lui et Messieurs Blanchet, Fournier et Gagné nous conduisirent jusqu’à Métis, sans nous demander plus que leurs dépenses et celles de leurs chevaux, et je ne pus réussir à leur faire accepter la moindre rémunération. C’était assurément bien généreux de leur part, car ce voyage leur faisait perdre plus qu’une semaine de temps.

Vers 8.30 heures, le premier soir que je me trouvai à Cap Chat, un messager vint me dire qu’on me demandait au bureau de télégraphe. En y arrivant, j’appris que le fait que nous avions gagné la côte sud par un pareil temps paraissait si extraordinaire que l’on suspectait l’authenticité de la dépêche que l’on avait envoyée, que l’on croyait qu’elle avait été télégraphiée simplement pour préparer la voie à de mauvaises nouvelles. Voyant cela, M. Edwin Pope, gérant de la compagnie télégraphique Great North Western, à Québec, avait fait relier les différentes lignes du réseau et installer un répétiteur à Québec, pour nous mettre en rapport direct avec Godbout ; de sorte que je pus communiquer avec ma femme qui est aussi une opératrice.

N’était-ce pas un acte de toute généreuse prévoyance de la part de M. Pope et de tous ceux qui y contribuèrent ? Je laisse à mes lecteurs d’en juger. Ce raccordement fut opéré sur une étendue de près de mille milles de ligne télégraphique. Je pus causer avec ma femme et lui raconter en raccourci notre voyage, notre situation et nos intentions. La ligne fut laissée une heure à notre disposition.