La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/29

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La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 250-256).

Chasse au canard



MALGRÉ que nous ayions sur notre côte plusieurs espèces de canards, immigrants, résidants ou nomades[1], ceux qui offrent le meilleur coup de fusil ou qui sont les plus recherchés comme comestibles, ce sont les macreuses, dont il existe trois variétés : la macreuse veloutée, aux ailes blanches, la plus grosse, Œdemia fusca, communément appelée basque ; la macreuse noire, Œdemia americana, canard macreuse d’Amérique ; et l’Œdemia perspicillata ou la macreuse à large bec. Ce sont des immigrants à bonne heure ; ils nous viennent vers la fin de mars et nous restent jusqu’au mois de décembre, alors qu’ils émigrent au sud. Quelques-uns ici et là nichent sur la côte, mais le plus grand nombre s’en va dans l’intérieur et plus loin au nord. J’en ai vu qui nichaient sur le bord des grands lacs de l’intérieur et le long de la côte du Labrador. Ils se groupent en bandes immenses partout où ils trouvent une nourriture convenable, surtout à l’embouchure des grandes rivières. Leur principale nourriture est une sorte de petite moule noire, Mytilus, mais ils ne se privent pas non plus de menu fretin, de toutes sortes et de frai de hareng, dont ils semblent particulièrement friands, car lorsqu’ils tombent dessus, il faut bien des coups de fusils pour les faire déguerpir.

Vers la mi-mai, ils désertent le littoral et s’envolent en grandes bandes le soir vers l’intérieur, et à une telle hauteur qu’on les prendrait pour des hirondelles.

Je ne crois pas qu’ils couvent avant leur troisième année, vu qu’il reste en arrière un grand nombre de mâles et de femelles. Ces canards-là nous les appelons Moulters (canards en mue) ; ils restent tout l’été sur la côte du fleuve et du golfe saint-Laurent.

La méthode favorite des Indiens de chasser la macreuse est de s’embusquer à bord d’un canot, derrière un paravent de coton ou de branches de sapin. Dans ce cas-ci, ils couvrent l’avant du canot de branches de sapin qu’ils lient solidement avec de la bonne ficelle. Puis on coupe deux petits sapins d’un pouce ou deux de diamètre et de huit pieds de longueur. On en ébranche un d’un côté de façon à ce qu’il présente un plan uni. On le dépose à terre ; on met dessus les petites branches dont les têtes se déploient en éventail de chaque côté et les tiges s’appuient sur le petit sapin. On en dépose ainsi deux rangées environ sur toute la longueur. Quand ceci est fait, on pose l’autre petit sapin par-dessus les branches et on attache solidement les deux avec de la ficelle. Le tout forme un écran de deux pieds et demi de largeur. On introduit au centre entre les deux petits sapins un coin qui sert de mât court pour tenir le paravent en position ; celui-ci se trouve appuyé sur les plats-bords du canot. On laisse une petite ouverture à l’endroit le plus propice, pour l’observation seulement, le coup de feu se faisant par-dessus le paravent.

Cette sorte de paravent est utile à la chasse des oiseaux aquatiques de toutes sortes, et quand le canot est conduit par un bon rameur un homme qui s’y entend, on surprend les oiseaux même les plus farouches.

On ne peut avoir recours à ce procédé qu’en temps calme ou par une légère brise. Quand on n’utilise pas l’écran, on le met à plat dans le canot.

Ce mode de chasse tout excellent qu’il soit pour assurer le pot-au-feu, manque de piquant et les chasseurs de la place et les « gens de la ville », comme disent les indigènes en désignant Bob MeLimont et autres, préfèrent le tir au vol. En quelques endroits, là où il y a des pointes de rochers ou des îlots, on peut chasser du rivage, en s’asseyant sur les rochers, mais la manière ordinaire, la meilleure est celle du canot. On choisit une pointe saillante de rochers, ou une échancrure de sable tout près. À trente verges de la rive, un canot se met en position, puis un autre à quatre vingts verges plus loin, ainsi de suite, jusqu’à ce que tous les canots soient bien postés ; le plus il y en a, mieux c’est ; mais trois ou quatre suffisent, si l’on ne peut en avoir d’autres.

Le principal est de les faire se disposer en forme de C, avec les fusils pointés dans la direction d’où l’on sait que les oiseaux viendront. Comme ils s’envolent ici la plupart du temps vers l’ouest, la meilleure position est face à l’est.

Quand une bande d’oiseaux vient dans cette direction, c’est le premier canot au large qui est le plus en vue ; alors les oiseaux dévient du côté de terre, et se trouvent ainsi dans la courbe du C ; il leur faut donc passer quelque part pardessus les canots. Parfois, s’ils sont très effarouchés, ou si le temps est calme ils tenteront de sortir du C, avec ce résultat que chaque canot a son point de mire.

J’en ai vu de petites bandes entièrement décimées par de pareilles fusillades. Tirer dans une bande sans viser un seul oiseau est à peu près inutile, et c’est pur hasard si l’on en fait tomber un. Il est surprenant de constater l’espace qu’il y a entre eux.

Règle générale, le matin à bonne heure voilà le meilleur temps. Tel n’est pas cependant, toujours le cas, car ils subissent notablement l’influence des vents. Par un vent entre sud-ouest et ouest, avec un brouillard ou de la brume, c’est le temps le plus favorable. En pareilles circonstances, au temps passé, il était de règle qu’un chasseur mettait dans sa carnassière, cinquante, soixante canards et même davantage. Depuis l’introduction des fusils à culasse, des pump-guns et l’augmentation des populations et du trafic sur la Côte Nord, les canards ont ou diminué de nombre ou émigré ailleurs.

Le canard macreuse est polygame, et, pendant la saison d’accouplement, on peut aisément les attirer en agitant un chapeau noir ou gris ou tout morceau d’étoffe de même taille et de même couleur et imiter leur cri. Des groupes de dix ou quinze amoureux sont fréquemment à la poursuite d’une femelle, et leurs évolutions dans l’air à cette époque sont fantastiques ; ils montent, descendent et zigzaguent dans toutes les directions. Si une femelle est abattue d’un coup de fusil, tous les autres canards la suivent et se laissent choir avec elle.

Un jour, j’étais à la chasse avec feu monsieur Nazaire Turcotte, de Québec. Tirant un coup de fusil dans l’une de ces bandes d’une quinzaine de soupirants, il lui arriva de tirer la femelle ; c’est alors que toute la bande descendit à terre.

— Bonne Sainte-Anne s’écria monsieur Turcotte, je n’ai jamais encore fait un aussi beau coup de fusil.

Ce ne fut qu’au bout de plusieurs minutes qu’on réussit à le persuader que pas un seul autre canard que la femelle avait été touché.

Vers fin de juillet, les canards en mue, les Moulters sont incapables de prendre leur vol et restent quatre semaines dans cet état. Avant cette époque-là, ils se groupent en bandes de plusieurs milliers tout près des endroits où ils trouvent à manger à gogo, et y séjournent, à moins qu’on ne les fasse déguerpir, jusqu’à la première semaine de septembre, alors qu’ils reprennent leur vol. Quand ils sont arrivés à la moitié de leur mue, les Indiens et parfois d’autres gens leur font la chasse pour se nourrir, et, chose étrange, ces oiseaux, grands plongeurs de leur nature, se noient facilement. Le moment à choisir pour leur faire la chasse est entre dix heures du matin et deux heures de l’après-midi, lorsqu’ils ont fini de manger. Ils se tiennent alors tranquillement serrés les uns contre les autres à la surface de l’eau. Et on est mieux favorisé par un temps calme et brumeux ; on a aussi remarqué que plus la brume est dense, plus vite ils se noient. Cinq ou six canots s’étant appareillés partent en ligne aussi compacte que possible. Dès que les oiseaux commencent à s’effaroucher et s’enfuient, ce qu’ils font en battant l’eau de leurs ailes, les canots doivent s’avancer en se séparant graduellement, deux canots donnant sur les flancs ; l’objet de la manœuvre est de les tenir groupés ensemble aussi longtemps que possible. Les oiseaux se fatiguent bientôt de battre l’eau de leurs ailes, et comme celles-ci sont presque sans plumes, leur avance est lente. Ils se mettent alors à plonger et se dispersent, si les canots ne les serrent pas de trop près, ou bien en font le tour et replongent pour aller se poster en arrière. Ce qui met le comble à leur frayeur, c’est que les gens se mettent à tirer sur eux s’ils peuvent les voir ; cependant, malgré qu’il n’y ait pas de canards dans le voisinage, on fait feu tout de même. Ils sont probablement tellement épeurés à la vue des canots aussi près d’eux et par le bruit des coups de fusil, qu’ils plongent trop profondément et se noient avant de pouvoir revenir à la surface. Quoi qu’il en puisse être, après trois ou quatre plongeons, ils sourdent de toutes parts, les uns morts, les autres presque sans vie. Ces derniers, s’ils ont le temps de se reposer un peu, se reprennent et s’enfuient, pendant qu’on ramasse les autres. On en capture souvent trois ou quatre cents dans une seule chasse.

Les macreuses semblent être les seuls canards de leur espèce qui se noient ainsi en aussi grosses bandes.

Nos Indiens ici ne s’occupent pas beaucoup de la chasse au canard noir, anas obscura, ni d’autres espèces de la même famille. Ils paraissent donner leurs préférences aux oiseaux de mer, peut-être parce qu’ils sont plus gras, plus faciles à abattre, ou plutôt plus accessibles, car les oiseaux de mer portent plus de plomb que ceux d’eau douce. Leur manière de chasser ce gibier aquatique ne varie pas ; et ces indigènes ne se servent jamais de trompe-l’œil soit artificiels, soit vivants. Bien peu de gens sur la côte Nord ont recours à ces ruses ; ils ne comptent que sur leur habileté à imiter les cris des oiseaux, ou à les attendre en se mettant à l’affût de leurs envolées, soit qu’ils montent, soit qu’ils descendent le long de la côte.

Durant la saison d’hiver, le canard eider de deux espèces, le Somateria Mollissima ou Eider commun et le Somateria Spectabilis, ou Eider remarquable, le Harelda glacialis ou canard à longue queue ou canard de Terreneuve ou Kakawi, le Bucéphale de deux espèces, le Clangula ou Bucéphale d’Amérique, ou canard caille ou Pisque, et le Bucephala Islandica, Bucéphale d’Islande, sont les principaux oiseaux de sport et d’alimentation.

Pour le Pisque et l’Eider, on a recours à des paravents de glace que l’on érige près de leurs refuges, la plupart du temps au bout de quelque pointe où les très forts courants tiennent l’eau libre de glaces. Derrière cette embuscade toute drapée de blanc, le chasseur se poste, et à la première apparition de l’aube, les oiseaux commencent à s’y aventurer. Si le tireur est là pour le sport, il les attaquera au vol, mais si c’est pour s’approvisionner, il attendra que les oiseaux soient en nombre pour faire feu dans la bande, et il en abattra ainsi dix, quinze ou plus. Je me suis laissé dire que d’un seul coup de fusil, quelqu’un en tua un jour cinquante-deux. Il y a des années, moi-même j’en tirai vingt-six d’un seul coup de fusil à pierre, jauge 24. On tient à portée un canot peinturé de blanc pour rattrapper les morts et achever les blessés.

Le canard à longue queue se tient rarement près du rivage, il ne cherche que les espaces d’eau libre entre les glaces, et ne reste pas longtemps en place. C’est par bandes énormes et presqu’à toute heure du jour que ces canards prennent leur vol aussi, y en a-t-il toujours quelques-uns de passage. Volant ou juchés, ils font un vacarme incessant. Ce sont les canards les plus turbulents que je connaisse. Ils sont très rapides au vol et endurent quantité énorme de cendrée. Si on ne le tue pas sur le coup, il est bien difficile après cela de les rattrapper. Pour la chasse d’hiver, les Indiens et la plupart des résidants se servent de plomb double B. C’est le plomb classique pour toutes sortes de fins. Quant à moi, je préfère le plomb No 4. Tirer d’un canot est presque le seul moyen de tuer un canard à longue queue. Le canot devrait toujours être peinturé de blanc, et le tireur et le pilote du canot devraient être vêtus de salopettes et coiffés de coton blanc, pour se confondre avec les environs.



  1. *Voir une liste d’oiseaux à la fin du volume.