La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/43

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La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 331-334).

Qu’est-ce qu’une truite de mer ?



TOUT dernièrement, il y a eu à ce sujet une vive polémique dans Forest and Stream. D’aucuns prétendaient qu’il n’existe pas de truite de mer. D’autres affirmaient tout le contraire ; enfin, quelques-uns maintenaient que, truite de rivière ou truite de mer, tout cela ne faisait qu’un seul et même poisson, et que la différence dans la couleur, etc., était simplement due à la transition de l’eau douce à l’eau salée, ainsi de suite. Ceux qui ont suivi cette polémique, sont bien libres de tirer leurs propres conclusions.

Pour ma part, je déclare ici que, dans nos rivières du nord, nous avons deux espèces distinctes de truite, et voici le résultat de mes observations :

Quand je résidais chez mon père, à la Baie Trinité, nous prenions souvent de la belle truite argentée, soit au filet, soit à la ligne. Les pêcheurs appelaient ce poisson, de la truite de mer, d’autres, de la truite saumonée. Des gens plus savants disaient que c’était un produit hybride, entre le saumon et la truite. Quoi qu’il en fût, la différence était constatée.

Plusieurs années après, vers 1880, je fis la connaissance d’un éminent homme de science, le Dr  C. H. Merriam, aujourd’hui chef de la Division de Biologie à Washington, D. C. Le docteur était un ardent admirateur de la nature, et comme je partageais ses goûts, nos rencontres étaient des plus intéressantes. Dans nos excursions en compagnie l’un de l’autre, nous causions des animaux, des oiseaux et des poissons, et il arriva que je lui parlai de ce que l’on disait de la truite de mer. Il m’avoua qu’il ne croyait pas du tout à la théorie de l’hybridisme, mais que c’était probablement une espèce distincte. Il me pria de lui en envoyer quelques spécimens comme pièces d’identification. Pour diverses raisons, je ne pus me rendre à sa demande qu’au mois de juillet 1883.

Durant ce mois-là, en faisant la pêche au saumon dans la « Fosse d’en Haut » de la rivière Godbout, je pris plusieurs de ces prétendues truites de mer ou truites saumonées. J’en choisis une de chaque sorte, une de rivière et une de mer, et je les expédiai dans des bocaux remplis d’alcool, au Dr  Merriam qui, à son tour, les adressa à la Smithsonian Institute, et voici la réponse qu’il reçut :

UNITED STATES NATIONAL MUSEUM

UNDER THE DIRECTION OF

THE SMITHSONIAN INSTITUTE
Washington, 17 oct., 1884

Cher Docteur,

Les deux truites que vous envoyiez au Musée et qui venaient de l’embouchure du Saint-Laurent, représentent deux espèces distinctes. Celle de couleur foncée, sans traces évidentes de points rouges, et avec une étroite rangée de dents hyoidiennes, est la Salvelinus oquassa. L’autre, bien distinctement pointillée de rouge, et sans dents hyoidiennes, est la Salvelinus fontinalis.

Si vous désirez avoir encore plus de renseignements sur ces deux espèces, je serai heureux de vous les communiquer.

Très respectueusement à vous,
T. H. Bean,
Curateur, Section ichtyologique.

Dans une lettre particulière, le Dr  Merriam ajouta que cette espèce venait justement d’être décrite par, si je m’en rappelle exactement, M. C. Gilbert, et que l’échantillon provenait des lacs Rangeley, dans l’État du Maine.

Subséquemment, en 1896 et 1897, je capturai quelques spécimens de Salvelinus Oquassa dans les rivières Cocashou et Grande Romaine, au Labrador.

En 1903, Monsieur Charles Stewart Davison, qui était à la pêche à la rivière à la Truite, près de Moisie, prit une Salvelinus Oquassa que j’identifiai et aidai à sa préparation comme specimen de collection. Elle fut plus tard donnée à l’Aquarium de New-York.

J’insère ici la lettre de M. Davison :

56, Wall Street,
New-York, 30 juillet 1903

Napoléon Comeau, Ecr.,

Godbout,
Province de Québec, Canada.

Mon cher M. Comeau,

J’ai envoyé les truites à l’Aquarium de New-York, et j’ai de Monsieur Townsend, le directeur, une lettre dans laquelle il me dit que « ça me parait être une forme de l’Oquassa ; laquelle ? je n’en puis rien dire, l’Aquarium n’ayant pas de spécimen pour comparaison. Je pourrai probablement vous renseigner plus tard sur ce point. »

Et il ajoutait que la truite « serait la bienvenue dans notre collection de l’Aquarium, si vous n’en voulez pas. » En conséquence, je lui répondis de la garder et lui ai écrit à ce sujet une lettre, dont je vous inclus ici une copie.

Je suis sûr qu’il serait très content si vous lui écriviez pour lui faire part de tout ce que vous savez sur ce poisson et des conclusions que vous tirez de vos observations personnelles.

À vous sincèrement,
Charles S. Davison.

En sorte que, avec le témoignage d’autorités aussi compétentes, je crois que nous devons convenir que nous avons deux espèces distinctes de truite dans nos rivières.

Poursuivant mes recherches sur les habitudes du Salvelinus Oquassa, je constatai que cette truite était très irrégulière dans ses migrations, et que, malgré qu’il y en eût beaucoup qui suivaient le Salvelinus fontinalis et s’associaient avec lui, dans la montée des rivières, cependant, en majorité, ces truites frayaient dans les eaux de marées ou dans les environs. J’ai remarqué aussi que ces truites, chez les deux espèces, sont sujettes à une maladie contagieuse du type fongoïde, qui s’attaque aux ouies et aux nageoires. Depuis que je suis ici, j’ai été témoin en deux occasions, d’une épidémie de cette nature, qui généralement, se limite à une seule rivière. La dernière que je vis, c’était en 1879 à la rivière Trinité ; cette fois-là, nous trouvâmes des centaines de truites mortes, qui jonchaient la grève aux alentours.