La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/44

La bibliothèque libre.
La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 335-337).

Chanceux coup de ligne



ON DIT souvent : Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ; ce qui est assez vrai, en somme ; mais il survient parfois, des incidents tellement rares, qu’on peut les regarder comme du nouveau quand ils se produisent. Et en autant que j’en puisse juger d’une expérience personnelle, le fait suivant est un de ces cas-là.

On prend la truite au filet dans la Godbout, pas pour l’exterminer comme se l’imaginent bien erronément certaines gens, mais tout simplement pour en garder le nombre dans une limite raisonnable et les empêcher de commettre trop de dégâts. Il en reste assez pour permettre au pêcheur à la ligne de jouir de la pêche.

Un jour de gros temps, le steamer du gouvernement fédéral, le Constance, avait jeté l’ancre ici en attendant que le temps devînt plus calme. Son commandant, le capitaine Geo. M. May, était descendu à terre pour envoyer quelques dépêches. J’étais tout prêt à partir pour la pêche, lorsque le capitaine débarqua. Les dépêches expédiées, je dis au commandant :

— Pourquoi donc ne viendriez-vous pas à la pêche avec moi, tenter votre chance du côté de la truite ?

Comme il n’avait apporté ni perche, ni agrès de pêche, il ne voulut pas me déranger et me priver de ma perche de ligne. Je finis tout de même par le décider et nous voilà en route. Nous devions pêcher chacun notre tour, une demi-heure durant, et nous devions tendre les filets l’un pour l’autre. Nous fîmes une magnifique pêche ; nous prîmes plus de trois douzaines de truites pesant chacune depuis une demi-livre jusqu’à quatre livres et demie.

Au bout de quelque temps, la truite cessa de mordre dans la fosse où nous pêchions. Comme c’était mon tour à jeter la ligne, je montai sur un petit rocher à pic, d’où parfois nous faisions de bons coups de ligne, dans un petit remous au pied. Vu que ma perche était légère et que le poisson était gros et vigoureux, nous n’employions qu’une seule mouche à la fois.

Je n’eus pas plus tôt lancé la ligne avec sa mouche dans le remous, qu’il se fit un bouillonnement dans l’eau. J’avais maille à partir avec une truite de bonne taille, que je savais devoir peser au moins trois livres. Je jouai de la ligne du haut de mon rocher, et pendant que je m’amusais de la sorte je finis par trouver étrange que ma truite avait pris beaucoup plus de vigueur qu’avant. Je me pris à penser que j’avais fait erreur, la première fois que j’avais entrevu la silhouette de la truite. Je criai donc au commandant May que j’avais un énorme poisson au bout de ma ligne et le priai d’apporter le filet.

Tout doucement j’amenai la truite près de la grève, mais avant que l’on pût passer le filet au-dessous le commandant s’écria à ma grande stupéfaction :

— Mais, vous avez deux truites !

Je ne répondis pas, croyant qu’il avait pu avoir vu une autre truite tout près, ce qui arrive parfois ; car, assez souvent une truite en suivra une autre qui s’est prise à l’hameçon d’une ligne. L’instant d’après, je ramenais au bord de la grève, la truite qui, pendant ce temps-là, avait pris une courte embardée, et le commandant fit tomber deux truites dans le filet. Il ne s’était pas trompé.

L’une d’elle pesait trois livres et demie et l’autre deux livres, et toutes deux s’étaient prises à la même mouche.

Je n’en pouvais pas croire mes yeux.

— Avez-vous déjà rencontré les deux frères siamois ? demandai-je au commandant.

En les examinant, je constatai que la première s’était prise dans le coin de la gueule que l’hameçon avait traversée de part en part et dont la pointe projetait au dehors. L’autre pouvait voir la mouche, et s’étant tout probablement jetée dessus aussi, elle s’était enfoncé l’hameçon près de l’œil.

Je considère le fait comme un coup de ligne extrêmement chanceux. N’est-ce pas aussi votre avis, excellent lecteur ?