La vie orageuse de Clemenceau/VIII

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Albin Michel (p. 173-189).

CHAPITRE VIII

Au Pouvoir


Aaprès sa traversée du monde littéraire, le démon de la politique avait ressaisi Clemenceau, l’entraînant aux petitesses et défaillances parlementaires, et dans des contradictions entre la pensée de la Revanche, demeurée vivace en lui, à travers tous les événements, et les poussées anticléricales et antimilitaristes qu’avait suscitée, dans sa nature violente, l’affaire Dreyfus. Il en résulta, dans ses actes, une incohérence dont il ne se rendait pas compte, tout à ses impulsions du moment. Patriote, il choisissait comme ministre de la Guerre le colonel Picquart, pour cette unique raison que celui-ci avait embrassé la cause de Dreyfus ; redoutant à bon droit le bellicisme allemand, il acceptait des réductions de crédit militaire que lui imposait la surenchère électorale. Car les radicaux craignaient, sur ce point, d’être distancés par les socialistes,

La liaison de Delcassé avec une belle artiste dont il avait été l’amant le tourna contre Delcassé, partisan comme lui de l’alliance anglaise. Enfin l’anticléricalisme, estompé pendant un temps chez lui sur la question des inventaires, le ressaisissait brusquement et, comme on dit, à propos de bottes.

L’unité de sa personne se trouvait donc dissociée au moment où elle aurait pu le servir, rien de grand n’étant possible ici-bas sans une forte synthèse intime. Pour commander aux autres, la monarchie de soi-même est nécessaire.

Il avait été très frappé par la thèse d’Alphonse Daudet sur l’importance, pour un chef, de la présence réelle et, se trouvant tout de suite en présence de la question sociale (grèves de Lens), il résolut de l’appliquer. Il alla haranguer les grévistes sur place, leur parla comme à des lecteurs de la Justice, ou de l’Aurore, se lança dans ses chères considérations sur les Droits de l’Homme, le progrès et l’évolution humaine, dont les braves gens ne savaient pas trop si c’était du lard ou du cochon. Les directeurs et actionnaires des sociétés minières le déclaraient entre eux un démoc-soc. Les mineurs le croyaient acquis à la cause du patronat et Clemenceau s’irritait de cette double incompréhension. Il interdisait sévèrement à la troupe de faire usage de ses armes, sans pour cela se priver, en bon Jacobin, de la faire intervenir, ce qui fait qu’un officier de dragons fut tué à coups de briques et que des soldats furent blessés.

C’était là un mauvais début, qui fit que ses anciens adversaires allaient répétant dans les couloirs :

« Eh, eh, pas si malin que ça, le vieux. »

Ces propos, qu’on lui rapportait fidèlement le mettaient hors de lui. Car il avait la prétention, mutatis mutandis de réussir le « grand ministère » qu’avait raté Gambetta. Son éloquence sobre et rapide s’affronta à celle de Jaurès, pleine de bulles brillantes et de métaphores, et, dans les cafés du Var et du Gaillacois, on opposait une verve à l’autre.

Alors Clemenceau, qui tenait, lui aussi, à l’assentiment des gens de son patelin vendéen, résolut d’aller les chapitrer dans toute sa gloire de ministre de l’Intérieur et, trompetté par le Matin, il s’en fut haranguer ce personnage imaginaire, qu’il appela « le dernier chouan ». Ce fut le banquet de 3.000 couverts de La Roche-sur-Yon. Le Matin publia un compte rendu pompeux de la cérémonie, de la harangue du « patron » et de l’attitude déférente des arrière-petits-fils de « la guerre des géants », auxquels le ministre exposait en substance que la bataille avait été belle, mais que la Révolution avait triomphé partout, qu’elle était en train de pacifier l’univers par la démocratie, que Dieu n’existait pas, puisqu’on ne le voyait nulle part et que le vrai Dieu c’était la science. Les mots, les définitions partaient comme des balles. Le dernier chouan semblait, le brave type, médusé et momentanément convaincu.

Oui mais, vingt ans après, — c’est-à-dire une paille, par rapport aux siècles écoulés, — une réunion monstre au mont des Alouettes, au cœur de cette même Vendée, à deux pas des Herbiers, réunissait, à l’appel de l’Action Française, soixante-dix mille chouans, chiffre de la préfecture. Ces soixante-dix mille chouans de bonne chouannerie portaient à leur veste l’insigne du Sacré-Cœur, et celui qui écrit ceci leur expliquait que la Révolution était une saleté, un bloc en effet, mais de boue et de sang et que c’étaient leurs pères qui avaient eu cent fois raison de défendre le trône et l’autel contre les abominables crapules de Paris et de Nantes. Ainsi le dernier chouan avait fait des petits.

Par la suite Clemenceau alla donner de la voix dans le Var, où on ne lui cria plus « aoh yes ». Il parla à Draguignan et à Cogolin, expliqua à ses auditeurs, ce que c’était que la loi de Séparation, chef-d’œuvre de cet ami du peuple, Aristide Briand et de son intime ami et bon Français de Francfort, Grünbaum Ballin. Il n’ajouta pas que ce même Aristide était aussi l’ami de la galette des jeunes femmes et qu’il avait soufflé les économies d’une petite marchande de tabac de Saint-Nazaire, Anna Olivier, en lui promettant le mariage, Les 75.000 frs une fois boulottés, il avait couru à Jersey, pour un simulacre de mariage avec la pauvrette, puis l’avait abandonnée avec son enfant.

Président du Conseil après la retraite de Sarrien, Clemenceau colloqua son factotum Pichon aux Affaires étrangères et Joseph Caillaux, porteur du grand projet de l’impôt sur le revenu, aux Finances. La séance continua. Telle une bonne cuisinière, il voulait mettre tous les plats au feu en même temps, mais son optimisme naturel l’avait empêché de regarder de près ses collaborateurs et de juger de leurs capacités. Il accordait sa confiance au petit bonheur, jusqu’à ce qu’un renseignement certain, ou un document irréfutable vint modifier, de fond en comble, son appréciation, Alors il se mettait en colère et chassait, comme une mouche importune, le défaillant.

Il attribua à Viviani, grandiloquent imbécile — et qui voulait « éteindre les étoiles », — une nouvelle création ministérielle « du Travail et de la Prévoyance sociale ». Ce choix n’était pas heureux. Viviani, beau parleur atteint de « phasie », était un débile mental, un fou virtuel, qui, lors de la déclaration de guerre de 1914, allait s’effondrer de telle façon que Philippe Berthelot dut lui composer son topo à la Chambre des Députés.

Le Nonce à Paris était alors un certain Mgr Montagnini, qui avait fait alliance, en vue des élections, des « bonnes élections » — éternel mirage — avec M. Piou, le président du groupe parlementaire de l’Action libérale. M. Piou était lui-même en relations étroites avec Étienne Lamy, directeur de la revue catholique, le Correspondant, rival de la Revue des Deux Mondes. M. Piou était un homme charmant et politiquement imbécile. Des rapports de police fixèrent Clemenceau sur l’activité politique de Monsignor, et l’ordre fut donné de perquisitionner chez lui, de fouiller ses papiers, et de l’emballer pour l’Italie, illico. Brunetière s’était flatté d’amadouer Clemenceau, en lui ouvrant les portes de sa Revue des Deux Mondes et, en sa qualité de « Cardinal vert », ne cessait de chapitrer Sa Sainteté Pie X pour l’amener à obéir au président du Conseil et à accepter les « associations cultuelles ». Celles-ci eussent mis la hiérarchie catholique en pagaille. Un certain Mgr Duchesne, coqueluche des salons parisiens, où il tournait en dérision le grand Pie X et ses encycliques, qualifiées par lui de « Digitus in oculo », menait campagne pour les directives de la République avec deux évêques, Mgr Geay et Mgr le Nordez, ami de François Coppée. Il résultait de tout cela une inexprimable confusion. En fin de compte le Pape eut le dessus, ainsi que Mgr Merry del Val, son remarquable secrétaire d’État, et qui transmettait ses volontés.

Quant à Briand, ignorant comme une carpe et perdu dans ses amours avec une belle comédienne de la Comédie Française, il parlait du Concile de Trente comme d’un conciliabule de trente personnes et déclarait vouloir, avant tout, « l’apeusement, messieurs, l’apeusement ». — En ce cas, foutez le camp », lui disait Clemenceau. Mais tel n’était pas son désir : « Pourquoi que j’m’en irais, répétait-il, puisque je suis le seul qui puisse mettre tout le monde d’acceurd. » Un certain Henry des Houx, journaliste à la manque et passionné pour les « idées nouvelles », ouvrit au Matin une consultation théologique intitulée « bureau du schisme ». Il n’eut pas de clients. « C’est une chiotte », déclara « le patron ». Il était le premier à s’amuser de ce zèle intempestif.

Soudain, comme s’élève le simoun sur le désert, éclata, dans le Midi, désemparé devant la mévente des vins du Midi et la concurrence des vins d’Algérie, un soulèvement des vignerons. Guidé par un personnage barbu et enflammé, le « Rédempteur » Marcellin Albert, ce mouvement prit de l’ampleur, s’étendit à tout le Languedoc et à l’Hérault. Il allait falloir compter avec lui.

Le pouvoir, d’abord comme ministre de l’Intérieur, puis comme président du Conseil, avait permis à Clemenceau de développer une faculté majeure, qui était la soupape de son besoin d’action : l’engueulade. Il eut, grâce à l’exercice du pouvoir, l’occasion quasi quotidienne d’administrer des enlevées d’abord à ceux de ses fonctionnaires qui n’arrivaient pas à l’heure dans leur bureau, ensuite à ceux qui, arrivant à l’heure, ne fichaient rien que baguenauder, ensuite aux chefs de service qui les laissaient faire. Peu à peu il s’entraîna à cette gymnastique sur la personne de ses ministres, rappelant à Pichon son attitude froussarde, lors du soulèvement des Boxers, dans les caves de Pékin ; rabattant, d’un mot sec, l’infatuation de Caillaux ; coupant les tirades maboulesques de Viviani ; remettant vertement à sa place tel ou tel, distribuant ses coups de boutoir, comme le sanglier. C’était là, avec sa gymnastique de chambre et le massage de son cher Leroy, son exercice préféré et qui lui rendait la bonne humeur et l’appétit, s’il les avait perdus. Mais c’est avec les préfets qu’il s’en donna à cœur joie, les convoquant à tour de rôle ou simultanément, provoquant leurs récriminations, les refoulant avec une égale ardeur, leur demandant des rapports écrits et oraux, les opposant les uns aux autres. C’étaient là des scènes de comédie, que les huissiers écoutaient aux portes et dont ils se délectaient. Un jour, un de ces souffre-douleur, menacé de perdre sa place, se jeta à genoux en pleurant, parla de sa petite famille, émut le terrible patron, qui après l’avoir traité de tous les termes les plus injurieux, lui donna finalement de l’avancement ! Il était particulièrement impitoyable pour ceux qui couchaient avec les femmes de leurs administrés et subordonnés et leur lavait la tête au vinaigre : « Croyez-vous, espèce de cochon, que l’État vous paye des appointements pour donner de l’air à votre bébête et faire cocus vos inférieurs. Allez faire valoir vos droits à la retraite et plus vite que ça. » Après les préfets, c’étaient les diplomates et « la clique du quai d’Orsay » qui écopaient le plus fréquemment. Dans ce milieu « de femmes, de truffes et de vin de Champagne », comme disait Bismarck, « le vieux » était particulièrement redouté et ses coups de téléphone et ceux de ses secrétaires à Pichon étaient le cauchemar de la maison. On avait espéré dans les administrations que ce vieil énergumène des feuilles de présence ne durerait pas, qu’il serait renversé comme il en avait renversé d’autres, mais les mois succédaient aux mois et le vieux était toujours là. Il paraissait même que les engueulades fussent pour lui une source de rajeunissement. Il en sortait frais et dispos et tout prêt à recommencer. La mollesse naturelle de Picquart lui avait permis d’exercer son talent d’invective dans les services de la rue Saint-Dominique, où il comptait bien commander un jour, si jamais la tension s’aggravait entre la France et « ces salauds d’Allemands ».

Aussi, quand les affaires du Midi commencèrent à se gâter pour de bon avec les barricades de Narbonne, les dynamitages des ponts, les incendies du Palais de Justice et de la sous-préfecture de Narbonne, les attaques au Palais de Justice et à la prison de Montpellier et, comme bouquet, l’incendie de la préfecture de Perpignan, le Vieux s’émut-il sérieusement. Les soldats du 17e de ligne ayant refusé de tirer sur les émeutiers, ceux-ci entonnèrent, mauvais signe, un air devenu courant dans les milieux révolutionnaires :

Salut, salut, salut à vous, nobles soldats du 17e
Salut, salut, salut à vous, chacun vous admire et vous aime,
Salut, salut, salut à vous, à votre geste magnifique.
Vous risquiez, en tirant sur nous, d’assassiner la République.

« Ça se gâte », répétait le téléphone. Les sonneries succédaient aux sonneries. Clemenceau, recueillant les nouvelles, demandait qu’on le laissât seul et disait aux membres de son Cabinet : « Foutez-moi le camp. » Ainsi lui vint l’idée de faire venir Marcellin Albert et de lui administrer une enlevée numéro un, celle des grands jours. Des émissaires se chargèrent de décider le « Rédempteur », assez effrayé lui-même de l’accélération et de l’aggravation des choses et ayant le sentiment de ses responsabilités. En le voyant entrer, les traits défaits, le visage pâle. Clemenceau se rendit compte aussitôt de ce qu’il appelait « son peu d’entrain » et le secoua comme un. prunier :

— Avez-vous bien réfléchi à l’aboutissement de toutes ces diableries, à vos responsabilités personnelles ? Le sang a déjà coulé. Il coulera davantage. Vous imaginez-vous que je vais vous laisser foutre le feu à trois départements, blesser et tuer des gendarmes, des officiers et des soldats, occuper la cathédrale de Montpellier, Je ne suis pas Mgr de Cabrières, moi. Je suis un homme de la Révolution et ceux qui m’embêtent et provoquent les soldats à la mutinerie, je les envoie en conseil de guerre et je les fais passer par les armes. Avez-vous compris ?

Le pauvre « Rédempteur » avait compris. Il suait sang et eau dans son fauteuil, tout en noir, semblable à un employé de Pompes funèbres pris en faute.

Alors le Vieux s’adoucit, le chapitra, lui mit la main sur l’épaule, développa devant lui la grande devise Liberté, Égalité, Fraternité, s’informa en gros des desiderata des vignerons, promit, comme aux mineurs, les réformes « possibles et raisonnables ». Puis, tirant son portefeuille, il y prit deux billets de cent francs et les glissa dans la main hésitante du repentant : « voilà pour votre trajet de retour. Dites à vos amis de rentrer chez eux. » Que pouvait faire ce paysan isolé devant le véritable maître du Pays ! Car Marcellin Albert savait bien que le Président de la République n’était qu’un pauvre soliveau, « ah vai, un couilloun dans un palais ». Il rentra chez lui, vaguement honteux, bouda son apostolat, renvoya ses partisans et, comme le lui avait conseillé Clemenceau, s’alla coucher avec une boule aux pieds.

Puis vint l’affaire de Casablanca, le massacre des Européens, la proclamation de la guerre sainte. La question du Maroc surgissait. Mais par une alternance devenue un rythme, au mois de juin 1908, une grève soudaine et violente éclatait à Draveil et à Villeneuve-Saint-Georges, aux portes de Paris, et le général Virvaire, voyant ses hommes débordés et quelques-uns grièvement blessés, devait donner l’ordre de tirer. Il y eut des morts. À la Bourse du Travail, des ouvriers pendirent le buste de la République. La Guerre sociale de Gustave Hervé dénonçait Clemenceau comme l’assassin du peuple et appelait aux armes les bons bougres, qui n’avaient aucune envie de s’y ruer.

Décidément l’engueulade avait mieux réussi que la poigne armée.

Peu après l’entrevue de Marienbad entre Edouard VII, roi d’Angleterre, le ministre russe Isvolsky et Clemenceau, entrevue où il avait été beaucoup question du « valeureux poltron de neveu » Guillaume II, éclata l’affaire des déserteurs allemands de la Légion étrangère à Casablanca. L’Allemagne prétendait soustraire ceux-ci à notre juridiction. Clemenceau s’y opposait. L’ambassadeur allemand à Paris menaçait de demander ses passeports. La légende veut que son interlocuteur, tirant sa montre, lui ait fait observer « qu’il n’était que juste temps pour lui de faire ses bagages et de sauter dans le train de Berlin. » Cette fois ce n’était pas l’enlevée, mais c’était la gouaille, souvent aussi utile que l’engueulade. Clemenceau ne cédant pas, ce fut le valeureux poltron de neveu qui céda.

Aux élections sénatoriales de 1909 Clemenceau était réélu dans le Var.

Tous les goûts sont dans la nature. Clemenceau, ayant de l’amitié pour Thomson, en raison de sa fidélité à la mémoire de son ancien adversaire Gambetta, avait fait de lui un ministre de la Marine. L’essai fut malheureux, en raison des terribles accidents qui se produisirent dans la flotte. Un débat à la Chambre qu’eut le patron avec Delcassé, et les dures paroles qu’il adressa à celui-ci, amenèrent la chute du Ministère. Clemenceau partit pour Carlsbad, puis se retira dans une petite maison sise à Bernouville près de Gisors, qu’il avait achetée après avoir, enfin, liquidé ses dettes d’imprimerie, lesquelles, toujours, l’avaient poursuivi. De là il pouvait rendre visite à son cher Claude Monet, à Giverny. Trois années de pouvoir avaient trempé, avec son bon sens, son énergie. Il se sentait rassemblé comme jamais, passant du repos de la campagne aux alarmes et alertes de la politique. Cependant un point le chagrinait : il n’avait pas résolu la question sociale et il n’apercevait aucun moyen de la résoudre par le jeu naturel de l’évolution. C’était là comme un os en travers de son gosier.

Sollicité de faire des conférences en Amérique du Sud — car, ne s’étant pas enrichi au Ministère, il avait besoin de refaire sa bourse — il s’embarqua en juin 1910 pour l’Argentine et le Brésil. Sur le bateau, fuyant les importuns, il réfléchit beaucoup et procéda à une révision générale de ses idées, qui lui parurent solides et inébranlées dans leur ligne générale. Le suffrage universel, le Parlement et en particulier le Sénat, dont il faisait maintenant partie, et où le bon sens était plus répandu qu’à la Chambre, toute cette construction, idole de sa jeunesse, lui paraissait assez raisonnable. La division des partis était elle-même une bonne chose, puisqu’elle permettait aux thèses contraires de s’affronter librement.

Cependant le journal quotidien où exposer son sentiment sur toutes choses et sur toutes gens lui manquait. Il avait trouvé son titre l’Homme libre, il n’avait pas trouvé les capitaux et il ne voulait plus avoir au cou le licol d’un Cornelius Herz, ce genre de fantoches pouvant devenir dangereux.

Passant en revue les hommes publics qu’il avait vus de près comme président du Conseil, et côtoyé pendant trois ans, il était frappé de la mollesse et de l’ignorance de Briand, de la mesquinerie de Poincaré et de l’outrecuidance du pétulant Caillaux, classé par lui comme « à surveiller ». Cette génération-ci ne valait pas la précédente des Schœlcher, des Blanqui, même des Jules Simon. Ce qui faisait le plus défaut c’était le caractère, sauf chez les fripouilles et il se rappelait, à ce sujet, le dicton anglais. Quand il était dans ces pensées, avec le sentiment intime qu’il avait une grande tâche à accomplir, l’âge venant vite, il ne percevait plus rien des choses du dehors, le mouvement de la mer lui devenait lointain, lointain. Il prenait ses repas à une petite table, dans La salle à manger commune et le commandant, très discret, avait recommandé à ses officiers et aux passagers de ne pas l’importuner. Il conversait volontiers avec le médecin du bord et discutait de l’origine et du traitement des maladies. Mais il s’était aperçu que celui-ci, fils de la Bretagne, était croyant et cela demeurait une tare à ses yeux. Comment pouvait-on concilier la biologie, l’anatomie, la physiologie avec le mystère de l’incarnation ? Homme très doux et discipliné pour ce qui concernait la vie courante, le bon docteur était à arêtes dures pour les choses de la foi ; ce qui fit qu’il n’y eut pas d’intimité entre les deux hommes. Assister à la messe du dimanche eut été au-dessus des forces de « monsieur le président ». Il restait enfermé dans sa cabine à piocher la démocratie.

Car c’était là le sujet peu mariolle qu’il se promettait de traiter devant les Argentins et les Brésiliens et il avait soigneusement dressé le plan de ses six conférences : l’avènement et l’installation de la Démocratie ; la Démocratie et le Parlement ; la Démocratie et le Gouvernement ; la Démocratie et le Socialisme ; la Démocratie et la Religion ; la Démocratie et la Guerre.

En Argentine, comme au Brésil, ces conférences eurent peu de succès, parce que trop exclusivement doctrinales et parce que l’orateur ne se laissa pas aller aux personnalités où il était maître. On alla l’écouter à cause de son nom et de sa réputation, non pour les sujets qu’il traitait. Invité par les notables, il trouva ces dîners officiels exotiques aussi ennuyeux à Buenos-Aires qu’à Paris. Quant à la colonie française et à ses représentants diplomatiques et commerciaux, il en eut vite assez. L’art de la conférence est assez différent de celui du discours politique. Les gens viennent écouter une conférence pour s’amuser d’abord, pour s’instruire ensuite. Ils y viennent enfin pour la personne du conférencier.

Cependant ses amis de Paris firent savoir au voyageur qu’un scandale venait d’éclater auquel ses adversaires essayaient de le mêler à travers le préfet Lépine. Il n’y était pour rien, certes, mais le préfet Lépine l’avait toujours agacé avec son cabotinage et son air de pète sec. Puis, dans l’affaire Dreyfus, il avait pris parti contre Dreyfus.

De retour à Paris, ayant trouvé les ressources suffisantes, il fonda un nouveau journal l’Homme libre où il eut pour collaborateurs Chichet, homme de métier et bon camarade ; Georges Mandel, d’esprit délié, d’une rare énergie et féru de parlementarisme ; Jean Martet, un débutant qui promettait, dont l’ironie naturelle et l’indépendance lui plaisaient. Le premier numéro de l’Homme libre parut le 5 mai 1913.

Auparavant, en janvier 1912, Clemenceau, membre de la Commission des Affaires étrangères au Sénat, avait appris de plusieurs sources, et notamment par le ministre du quai d’Orsay, de Selves, que Caillaux, se cachant de ce dernier, avait entamé des négociations secrètes avec l’Allemagne. Caillaux, sur interrogation directe, jura qu’il n’en était rien, mais l’on devait avoir par la suite dans les mains des documents indéniables, — les fameux « verts » interceptés par les services du chiffre — prouvant qu’il en avait menti. La colère de Clemenceau fut d’autant plus vive qu’il sentait monter et grandir du même pas les préparatifs guerriers des Allemands, et la tentative de rapprochement occulte de son ancien ministre des Finances. Dès ce moment celui-ci fut à ses yeux un traître. Il conseilla à de Selves de démissionner, ce qui entraînerait la démission de Caillaux devenu président du Conseil. Poincaré, qui avait, lui aussi, une profonde horreur de Caillaux et de ses manigances, le remplaça. Le 10 février 1912 eut lieu au Sénat la discussion du traité franco-allemand voté par la Chambre, présenté par Poincaré, d’après lequel, en échange de notre liberté d’action au Maroc, nous abandonnions à l’Allemagne une partie du Congo. Ce fut le célèbre débat dit « du bec de canard »[1]. Clemenceau fut étourdissant, pétillant, parla du cheval de Troie, des armements allemands de plus en plus formidables, de l’insatiable appétit germanique. Il assura que le bec de canard « ferait des petits » à quoi Poincaré, de sa voix désagréable, se contenta de répondre : « Nous serons là vous et moi pour y parer. » Comme si en République quelqu’un était jamais sûr d’être encore là pour parer à quoi que ce fut. Le Sénat vota le traité et suivit Poincaré. Mais l’événement, deux ans plus tard, devait donner raison à Clemenceau. Geffroy assure, dans son ouvrage sur « le patron » que ledit patron, ce jour-là, souffrait de douleurs du bassin intolérables et pouvait à peine se tenir debout à la tribune. Il entra aussitôt dans une maison de santé et subit l’opération de la prostate, qui lui procura une troisième jeunesse. Il fut admirablement soigné, à cette occasion, par une sainte femme, la sœur Théoneste, à laquelle il garda jusqu’à sa fin une profonde reconnaissance. Cette alerte le reporta au temps de ses études médicales en même temps qu’elle ramenait ses pensées vers la perspective de la mort et l’impossibilité qu’il restât de nous quelque chose après le tombeau. Pourtant il existait — la sœur en était la preuve — des êtres raisonnables et d’une exceptionnelle bonté pour admettre ces mirages de l’âme immortelle, de la vie éternelle, du paradis récompensant la vertu, de l’Enfer châtiant le vice. Il ne résista pas à la tentation de pousser dans ce sens quelques colles à sa pieuse garde-malade qui se refusa à le contredire — pour ne pas l’énerver — mais n’en continua pas moins à prier et à espérer.

À cette occasion il relut tous les Lundis et Nouveaux Lundis de Sainte-Beuve, dont il n’aimait pas le caractère, mais dont il admirait l’intelligence et la pénétration. Il lisait aussi les journaux et la situation politique ne cessait pas de le préoccuper. Ses collègues, venus aux nouvelles, lui répétaient que les thèses de Caillaux gagnaient du terrain, appuyées sur cet homme d’affaires intrigant et rusé qu’était Alphonse Lenoir. Clemenceau, de longue date, connaissait Alphonse Lenoir, qui avait joué les patriotes au temps de la Nouvelle Revue de Mme Adam, et mené l’opération de l’emprunt russe. Il ne lui semblait pas douteux qu’il eût été acheté par Guillaume II pour faciliter l’introduction des valeurs d’État allemandes à la cote de la Bourse de Paris.

Nous fournissions ainsi, de nos propres mains, l’argent destiné à donner à nos éventuels ennemis des canons et des munitions.

— Ne pensez pas à tout cela, monsieur le président. Vous allez vous donner la fièvre.

Rétabli et plus en forme que jamais, Clemenceau combattit victorieusement au Sénat la Réforme proportionnelle soutenue par Briand. Le 17 janvier 1913, Poincaré était élu Président de la République contre l’aimable Pams, candidat de l’Homme libre. À cette date l’hostilité entre le Lorrain et le Vendéen, qui couvait depuis longtemps, fut déclarée et le premier se promit, quelles que fussent les circonstances, de ne jamais appeler le second à la Présidence du Conseil. Mais les événements déjouent toujours les prévisions des humains.

En juin 1914 éclata le coup de tonnerre de Sarajevo. Clemenceau, qui suivait les choses de près avec une anxiété croissante, comprit aussitôt la signification du meurtre de l’archiduc Ferdinand. Il n’ignorait pas l’insigne faiblesse de Viviani et de ses collègues, du premier au dernier, et il trembla pour la Patrie. Il avait alors soixante-quatorze ans.

  1. L’auteur de ce livre assistait au débat.