La vie orageuse de Clemenceau/IX

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Albin Michel (p. 190-210).

CHAPITRE IX

L’Homme enchaîné et déchaîné


La guerre ne pouvait surprendre Clemenceau. Il la pressentait depuis de longues années, s’étant fait, des insatiables ambitions allemandes, une image nette et vraie. Les tractations obscures et même ténébreuses de Caillaux l’avaient révolté. Mais ce qu’il n’avait pas voulu voir, et ce qui lui apparut brusquement, c’était l’extraordinaire médiocrité du personnel républicain parlementaire, l’égarement des uns, la paresse des autres, l’ignorance crasse où se complaisait celui-ci, la substance absurde de celui-là. Il avait cru que Poincaré avait « un bout de caractère ». Le malheureux n’en avait pas l’ombre et voyait tout sous l’aspect juridique : « A-t-on le droit, n’est-ce pas, le droit ? » La science militaire, sur quoi tout repose, apparaissait, à ce fantoche, un code sous le bras, comme un domaine réservé dans lequel, même en temps de guerre, le pouvoir civil n’avait pas à intervenir. Poincaré avait une peur bleue de Caillaux. Lors du récent voyage des souverains anglais en France, ses étonnantes mésaventures matrimoniales, mal calfatées par un prélat complaisant, avaient été colportées et interprétées, et lui avaient valu d’amers soucis, ainsi que des scènes de ménage. Il avait aussi une frousse intense de Malvy, égale à la frousse qu’il avait de Clemenceau et il confiait à ses intimes qu’il aurait voulu pouvoir se débarrasser de tous les deux, car il les mettait dans le même sac. À chacun de ses visiteurs le « grand lorrain » se retranchait derrière la Constitution, qui lui interdisait de prendre la moindre responsabilité. « Quelle chiffe, quelle loque », criait le Vieux dans les bureaux de son journal. Il aurait désiré une entrevue pour lui remonter le moral, mais Poincaré avait toujours un bon prétexte pour ne pas le recevoir et s’en tirait, selon son habitude, avec des lettres évasives de quatre ou six pages. Ce président, qui ne présidait rien, savait mieux que personne que son président du Conseil Viviani, avec lequel il revenait de Russie quand éclata l’orage, était un pauvre maboul, incapable de prendre une détermination qui ne fut pas aberrante. Cependant, il le gardait par crainte d’une algarade et de commentaires malveillants. L’institution de la censure fut, pour Poincaré, un immense soulagement. Cette censure, qui devait être d’abord limitée aux questions diplomatiques et militaires, où elle était en effet indispensable, devint un paravent universel, derrière lequel l’incapacité, la gabegie, le laissez-aller purent se donner libre carrière. Chaque jour un nouveau scandale était rapporté au président de la Commission de l’Armée et sénateur Clemenceau, qui, s’il en rendait compte, même par allusion, dans son journal, était aussitôt caviardé et blanchi sans miséricorde. Il en résultait chaque nuit, chez ie Vieux, un accès de colère qu’il apaisait en mangeant un morceau, dans son petit appartement de la rue Franklin.

Ancien médecin, il était tenu au courant, jour par jour, des extraordinaires imperfections et des ahurissantes négligences du Service de Santé, où l’on voyait des internes des hôpitaux employés à de basses besognes, alors que de simples dentistes pratiquaient des opérations en ignorant le manuel opératoire. Certaines amputations furent ainsi effectuées sans lambeau ! De sorte que les os ressortaient à travers les chairs. Le sérum antitétanique manquait. Les blessés étaient transportés dans des wagons sur de la paille souillée. On calcula que des milliers de blessures légères (au mollet, par exemple, ou dans les fesses) avaient entraîné la mort, faute de précautions et de soins. Clemenceau, ayant signalé ces faits monstrueux dans son journal, se vit suspendu pour une semaine. Alors que le ministre extravagant de la Guerre Messimy, amant de la danseuse Gertrude Zell, dite Mata-Hari, faisait passer, dans le Matin, un article du sénateur Gervais accusant faussement le recrutement provençal d’avoir lâché pied dans une bataille des frontières ! C’est alors que Clemenceau changea le titre de l’Homme libre en celui de l’Homme enchaîné. Mais, à la suite de cette petite blague, il résolut de voir Poincaré seul à seul quelques minutes « pour affaire de service ». Le grand Lorrain dut s’exécuter.

Cette visite sans cordialité donna lieu à une des plus célèbres enlevées du Vieux et dont les huissiers de l’Élysée eurent la primeur. Le Président de la République l’a racontée à sa façon dans ses Mémoires où l’amour de ses petits chiens prime, et de loin, celui des combattants français. Il parle du « vieillard irrité » qui le couvrit, pendant une heure, des pires injures et que « vu son grand âge » il ne voulait pas mettre à la porte. À quoi Clemenceau : « Il avait peur que le « vieillard irrité » lui bottât le derrière, s’il s’était levé ; c’est pourquoi il demeura cloué dans son fauteuil. » On imagine aisément la scène et les rugissements du « Tigre » à travers l’Élysée épouvanté. Pendant ce temps les bons petits amis rigolaient et disaient à Clemenceau : « Kss Kss, mords-y l’œil ! » et à Poincaré : « Il faut faire taire ce fossile, en supprimant définitivement son journal. »

Au Conseil des ministres, Messimy (lui, toujours lui} ayant demandé à Gautier, ministre de la Marine, s’il avait pensé à mobiliser la flotte, et ayant reçu une réponse négative, faillit l’étrangler. Une autre fois ce fut Viviani qui voulut gifler Messimy à propos d’une remarque désagréable. La calotte manqua son but et alla coiffer la caboche de Briand, qui murmura simplement « très gentil ! » « Au Conseil des ministres, m’a dit un témoin qui fut, depuis, mon collègue à la Chambre, on se serait cru dans le préau d’une maison de fous. »

Bientôt Clemenceau devait apprendre par le général Clergerie, second de Galliéni, que le préfet de police, Célestin Henuion, convaincu d’avoir préparé une affiche et des brassards pour l’entrée des Prussiens dans Paris, avait été mis à pied aussitôt.

— Il fallait le fusiller… dit-il.

Mais c’était lui qui, en souvenir de son rôle dans l’affaire Dreyfus, avait donné à Hennion la succession du cabotin Lépine, de l’Académie des Sciences morales.

Seul au milieu de cette sarabande ministérielle, le généralissime Joffre gardait son sang-froid. Quand il fut question du départ des parlementaires fuyant Paris, Clemenceau dit : « En effet, nous sommes trop loin du front. » Il avait été bouleversé par l’élan universel de tous ces braves gens de France, auxquels on répétait sans cesse qu’il n’y aurait plus jamais la guerre et qui avaient couru aux armes sans un moment d’hésitation. Sa rage s’était tournée contre les embusqués, mais, là aussi, la censure veillait, car nombre de censeurs, en âge de porter les armes, s’étaient sauvés dans ses bureaux. Caillaux, sage comme une image, était receveur aux armées. On ne disait pas que sa femme se fût engagée à la Croix-Rouge, étant rouge elle-même du sang de Calmette. Quant à Malvy, on apprit bientôt qu’il avait loué à Arcachon, aux allées de Mentques, une somptueuse villa pour sa maîtresse, la fille Nelly Béryl, cueillie par lui dans un bordel de la rue des Bons-Enfants, et dont il devait être l’héritier !

Lors de la fuite éperdue à Bordeaux, dont on eut d’amusants récits, Gabriel Hanotaux, de l’Académie française, pris d’un délire sacré, écrivit dans la Petite Gironde : « Bordeaux sera notre citadelle. » Huit jours avant la fuite, dans la Revue hebdomadaire, le même lièvre paladin assurait que François-Joseph, empereur d’Autriche, serait le rempart de la paix et écrivait solennellement : « Le doyen des monarques n’a peut-être vécu si longtemps que pour cela. » Comme son ami Poincaré, Hanotaux a toujours été dominé par la crainte. Ils auraient dû écrire un ouvrage en collaboration intitulé : Nos peurs.

Si enchaîné qu’il fût, le journal du « vieux ronchonneau » portait et son tirage atteignait cent mille exemplaires. Mais non content de critiquer les faiblesses de la politique de guerre et les défaillances de l’administration, il se rendait fréquemment au front comme président de la Commission de l’armée, vérifier, de visu, l’état matériel et moral, des combattants, écoutait les doléances, ranimait les courages, en un mot payait de sa personne. C’est là que naquit pour iui une popularité qui devait, le moment venu, le porter au pouvoir, malgré l’hostilité de l’Élysée et l’opposition des salonnards, au premier rang desquels le comte Greffulhe, admirateur de Guillaume II, et la comtesse, admiratrice de Briand. Quelques-uns des dits salonnards, et non des moindres, avaient des liens de parenté avec des officiers allemands en activité, d’autres avec de hauts personnages de la finance et de l’administration allemandes. Clemenceau était au courant de ces faits, mais il n’y attachait pas l’importance qu’il aurait fallu et il ne fut pas tenu au courant de l’affaire révélatrice des Réformes frauduleuses (affaire Lombard), à laquelle était mêlé le Bonnet Rouge. Bien rédigé, son Homme enchaîné était assez mal renseigné, faute d’argent.

C’est vers le temps de Verdun qu’il entra en état de transe ou état second, où il devait demeurer, avec des hauts et des bas, jusque vers la fin de la guerre. Le contraste des mesquineries et ignominies de l’intérieur, auxquelles il assistait de son poste sénatorial, et des durs spectacles, mais francs, mais héroïques, qui l’accueillaient au front, produisit en lui un bouleversement comparable au chemin de Damas. Il eut la révélation de l’âme française par la révélation de son âme propre. Admettant partout la mort des autres, et des plus jeunes et dévoués, et des meilleurs, les Caillaux, les Briand, les Poincaré, les Hanotaux, les Barthou, les hommes en vue de la politique, s’étant créé une sorte de carapace professionnelle, demeurèrent — la première alerte passée, et quand la première victoire de la Marne les eut personnellement rassurés — dans leur médiocrité naturelle et leurs viles préoccupations courantes. Le jeu de la clientèle, des recommandations, des embuscades, des relations sociales et mondaines, des ménagements, des irresponsabilités, des échanges, des foutaises continua sur un nouveau plan. Ils demeurèrent dans la tourmente ce qu’ils étaient avant elle les académiques restant académiques, les grincheux restant grincheux, surpris et même stupéfaits du non triomphe immédiat et sans coup férir, des Allemands, alors que tout le faisait prévoir. Secrétaire de Galliéni, Gheusi a conté, dans une note des célèbres Carnets, comment il téléphona à Bordeaux, le 12 septembre 1914, pour annoncer la victoire, et comment il entendit, au bout du fil les exclamations de stupeur : « Allons donc ! pas possible !… est-ce bien vrai ? Mais c’est incroyable, c’est fou ! » Telle fut la réaction de ces poux, de ces blattes et de ces morpions. Telle ne fut pas celle de Clemenceau, inondé, à cette nouvelle, d’une joie immense et chez qui reparurent, d’un seul coup, l’homme de jadis, l’homme de 70, avec ses angoisses, son désespoir, le souvenir de Scheurer-Kestner, l’homme de la Revanche, l’homme de Boulanger, le patriote à tous crins, puis le calomnié, le vilipendé, l’exilé moral, puis le combattant à l’envers, le dreyfusard, l’ami de Picquart et son protecteur. Avalanche intime en un seul de personnalités, bousculées, irritées, déçues, mêlées à une foule d’événements et de drames privés et publics ; mais dont la direction générale n’avait en somme pas varié. Sa vitalité remarquable, incessante, vigilante, son amour abstrait et concret de son pays, de sa petite patrie vendéenne, de ses parents, de ses vieux amis, son sentiment de la grandeur et de la métaphysique des humbles, de tous ces hommes qui donnaient leur vie pour un idéal rejailli de leurs profondeurs, mais qui n’avait rien fait pour eux que de leur donner le travail de la terre, le langage et quelques fêtes carillonnées, tout cela se fondit dans l’état second, dans la transe.

Continuant à vivre parmi les larves d’assemblée, à écrire chaque jour, levé dès l’aube, son article, à parloter avec les uns et les autres, il eut sa vraie vie aux tranchées, parmi ceux qu’on appelait les poilus et qu’il eût voulu tous serrer sur son cœur. Il ne sentit plus le goût des aliments, ni du chou, qu’il aimait, ni du pain, ni du vin. Il se disait que ses articles de journal ne suffisaient pas pour montrer ces gailards-là au monde, pour faire jaillir la flamme aux cimes ; il cherchait comment établir le courant sacré entre ceux qui sacrifiaient tout, femme, famille et vie, sur l’autel fumant de la Patrie crucifiée et ceux qui continuaient à ne penser qu’à sauver leur avoir, leur tran-tran, leur reste de bien-être.

Cependant des bruits lui parvenaient et de tous les côtés, car sourdement l’esprit public se tournait vers lui, de son quartier de la rue Franklin aux frontières. Le soir, avant de se coucher, après un rapide dîner, expédié à la va comme je te pousse — (il y avait du mérite, étant naturellement gourmand) — il réfléchissait au moyen de se donner au pays au maximum, de libérer les forces qui étaient en lui. Un jour sa femme de ménage, celle qui nettoyait ce qui lui restait de bibelots et qui avait peur de les casser, lui dit : « Monsieur le Président devrait bien leur dire ce qu’il a sur le cœur. Ça serait le moment. »

Cela se passait vers le 20 juin 1917. Il avait eu dans les mains le rapport Pétain, signalant les essais de décomposition de l’avant par l’arrière, la pénétration des armées par les tracts défaitistes, la distribution du Bonnet Rouge et de ses succédanés. Tout à coup il apprit que l’administrateur du journal d’Almereyda, un ancien secrétaire de Dausset, du nom de Duval, avait été arrêté à la frontière, à Bellegarde, porteur d’un chèque important, au nom d’un banquier allemand, Marc de Mannheim.

Il fit venir celui qui avait fait saisir le chèque[1]… Comme président de la Commission de l’Armée au Sénat, il en avait le droit. C’était un fort brave homme, universellement connu comme tel, un peu sourd, le contrôleur général Auguste Moreau ; il lui demanda :

— Qui avait averti votre service du passage de Duval à Bellegarde ?

— Un anonyme, monsieur le Président, par une lettre saisie dans le courrier de M. Léon Daudet, co-directeur de l’Action Française.

— Comment avait été saisie cette lettre ?

— Par nos services, monsieur le Président,

— M. Daudet est-il au courant ?

— Je le pense, monsieur le Président.

En possession de cette certitude, Clemenceau courut chez Ribot.

— Est-il exact que l’administrateur du Bonnet Rouge, Duval, ait été pris, à la frontière de Bellegarde, en possession d’un chèque allemand de Mannheim dépassant le million ?

— C’est exact.

— Et alors, que comptez-vous faire ? Rien du tout, vraisemblablement.

— Nous allons mener une enquête… dit le long Ribot, ployé en deux et très embêté.

— Elle est toute menée, votre enquête ! Puisque vous tenez le corps du délit. Supprimez le Bonnet Rouge, et arrêtez Almereyda, et, au besoin, Malvy.

— Almereyda a été le meilleur auxiliaire de M. Malvy, au début de la guerre, quand il fallait inviter les gens du carnet B, les suspects, à se tenir tranquilles,

— C’est qu’il n’était pas encore vendu aux Allemands. Mais, aujourd’hui, la preuve est faite. Il faut agir. Agissez !

Ribot regarda Clemenceau. Agir autrement qu’en paroles, c’était loin de sa pensée. Le long bonhomme se taisant, le président de la Commission de l’Armée ajouta :

— Je vais interpeller au Sénat.

Puis il fit venir Gustave Geffroy, son ami de toujours, administrateur des Gobelins.

— Voulez-vous, mon cher ami, demander à Léon Daudet, votre collègue à l’Académie Goncourt, ce qu’il possède contre Almereyda, l’ami du ministre Malvvy et le directeur du Bonnet Rouge ? On a arrêté à Bellegarde un certain Duval, administrateur de ce journal et possesseur d’un chèque allemand d’environ un million. Je compte interpeller au Sénat. Les renseignements que je recevrai seront les bienvenus.

Geffroy, administrateur des Gobelins, demanda à celui qui écrit ceci, au suivant dîner des Goncourt, de le raccompagner chez lui. La nuit était douce. Ils pénétrèrent dans le petit jardin, précédant la manufacture, puis dans l’appartement privé, et traversèrent sur la pointe des pieds, la chambre où dormait la vieille maman de M. l’Administrateur. Son interlocuteur remit à Gustave Geffroy tous les renseignements qu’il possédait sur cette grave affaire dont il avait entretenu, peu auparavant, le ministre des Colonies Maginot.

— C’est un brave type, ce grand Maginot. Qu’a-t-l répondu ?…

— Qu’il en référerait à ses collègues.

— Parbleu ! Mais Ribot s’est tu.

Le 22 juillet 1917, ayant pris connaissance du rapport de Pétain, Clemenceau montait à la tribune du Sénat, après un vasouillage quelconque de Painlevé, et entrait dans le vif du sujet le plus dramatique qui fût : l’antinomie entre la situation critique de la nation, assiégée par le défaitisme, et la mollesse, pour ne pas dire l’abandon, des pouvoirs publics. C’était le ministre de l’Intérieur Malvy, maintenu depuis le début de la guerre, et de façon incompréhensible, au ministère de l’Intérieur, qui allait être mis en cause, et comment ! Le vieux tribun, transporté hors de lui-même, dans une région supérieure de la sensibilité nationale, était en possession de tous ses moyens, massif, les deux mains appuyées à la tribune, comme prêt à bondir. Ses regards, sous les épais sourcils, étincelaient et sa voix avait des profondeurs presque surnaturelles.

Il commença par raconter la visite que lui avait faite récemment un soldat du front, un vrai, couvert de la boue des tranchées et se plaignant des politiciens, qui autorisaient, qui laissaient passer la trahison. Il était, à l’entendre, ce soldat, la voix de ses camarades qui, sur toute la ligne de feu, craignaient d’être poignardés dans le dos. Cet exorde fit passer un frisson. Puis, avec son éloquence âpre, claire, sourde, assénée, il s’en prit au défaitisme, aux campagnes d’une presse immonde et il nomma Almereyda, le Bonnet Rouge, les permis de séjour, la protection accordée à des suspects et arriva ainsi au ministère de l’Intérieur, à Malvy. Ce dernier n’en menait pas large, tournant sa face d’hyène en état de demi-rictus dans la direction de l’orateur, sans toutefois le regarder. Le tigre jouait avec ce putois hyéniforme, lui assénant des précisions qui, sans rétrécir le débat, lui donnaient plus de mordant. Clemenceau, pour mieux tenir son public, ne donna au Sénat que la moitié des renseignements que lui avait communiqués Geffroy, et, comme au temps de Zola, et à l’inverse de Zola, reprocha, au lieu d’accuser. Une certaine modération apparaissait ainsi, aux heures graves, dans sa nature, tempérant la vivacité de ses boutades. De sorte que le calculateur pouvait, en ces circonstances, brider l’impulsif.

Il n’ignorait pas que le maintien de Malvy au ministère de l’Intérieur, depuis la mobilisation, tenait à la caution de Poincaré, lequel redoutait les dossiers et indications de la Sûreté Générale. D’où le mot qui avait couru les couloirs de la Chambre : « Il y a le carnet B (des suspects), mais il y a aussi le carnet P (Poincaré). » Il savait, par Capus, présent au spectacle, qu’un journaliste, ami de Caillaux, avait, le 1er août 1914, présenté à Poincaré, dans les salons de l’Elysée, « M. Alimnereyda, directeur du Bonnet Rouge ». D’où cordiale poignée de main. Il avait de mauvais renseignements sur l’âme damnée de Malvy, Leymarie, directeur de la Sûreté Générale, qu’il appelait, dans l’Homme enchaîné, « le Raspoutine de la Maison ». Mais il préféra, connaissant la pusillanimité des sénateurs, dénoncer en deçà de son dossier. Influence sourde du parlementarisme.

L’effet du discours n’en fut pas moins immense, et toute la nation en tressaillit. C’était la saison des vacances. Les gens le lisaient — il avait été tiré en brochure — et le commentaient dans les trains. Ce ne fut qu’un cri à l’arrière, comme dans les tranchées : « Clemenceau au pouvoir ! » Une cristallisation s’opéra autour de son nom, avec tant de force et de soudaineté que Poincaré lui-même jugea la résistance impossible, quelque horreur qu’il eût de son ancien collègue et ami, et promit, au départ de Painlevé, d’appeler le Vieux à la présidence du Conseil.

Painlevé tomba sur une lettre de dénonciation du co-directeur de l’Action Française en date du 30 septembre 1917, adressée au Président de la République, qu’il crut devoir lire à la tribune et qui mettait en cause, de façon plus formelle et crue que ne l’avait fait le Vieux au Sénat, le ministre de l’Intérieur. Il devenait impossible de poursuivre l’auteur de cette lettre privée en Cour d’Assises, puisque c’était Painlevé qui avait commis le délit de la rendre publique à la tribune ! Par-dessus le marché, Painlevé, soufflé par Caillaux, s’avisa d’impliquer les directeurs de l’Action Française dans un complot imaginaire, dit de la Panoplie, parce qu’il reposait uniquement sur la constatation, dans le bureau de Marius Plateau, héros de la guerre, secrétaire général de l’Action Française et des Camelots du Roi, d’une panoplie composée d’un vieux fusil, d’un sabre de la série Z, de pistolets hors d’usage. Le rire de Paris fut universel ; Painlevé, piteux et bredouillant, dut donner sa démission, après un vote qui le ridiculisait. Le salon Greffulhe et les défaitistes perdaient ainsi leur principal soutien. Clemenceau, brouillé avec Painlevé, en dépit de l’amitié de celui-ci avec son frère Paul, entrait en scène.

Vaincu, Poincaré fit appeler Clemenceau et lui demanda, dans les termes les plus corrects, de former le Cabinet.

Clemenceau, en termes brefs, accepta. Ledit Cabinet était, depuis plusieurs semaines, tout prêt dans sa tête, mais en fait ne comportait que lui. Les autres s’appelaient Pichon, Pams, Klotz (finances), Loucheur, Boret, Claveilles, Leygues, Lafferre, Clementel, Colliard, Jonnart. Peu importait. Le public, « la bonne racaille de France », comme disait Barrès, devenu, sur le tard, clemenciste, ne regardait même pas ces noms à la première page des journaux. Seul celui du président, investi non seulement de la confiance, mais de l’emballement général, lui importait. Une communication mystérieuse s’était établie entre le Vieux et trente-quatre millions de Français. Il représentait non pas seulement la confiance, mais la certitude de la victoire. Ce sentiment sauta les tranchées, pénétra en Allemagne et fit, par la suite, écrire au Kronprinz, ou, plus familièrement, à Kron, que l’arrivée au pouvoir de Clemenceau avait signifié, pour les grands chefs de l’armée allemande, la défaite rapide et assurée. Nous le savons par les Mémoires de cet impétueux garçon, qui avait mis toute sa confiance dans le fantaisiste Falkenhayn et rata l’affaire de Verdun. Il fit tuer pour rien — vu l’initiative de Mangin, reprenant le fort de Douaumont, qui avait coûté de tels sacrifices, en octobre 1916 — un peu plus de trois cent mille Allemands. Comme disait Mangin : « Quel chic type ! »

À Paris, tout le monde se frottait les mains : « Clemenceau est là, ça va bien ! » On n’en demandait pas davantage. Quiconque, à ce moment-là, eût dit du mal de Clemenceau, à Paris, dans la rue, ou même soulevé une simple critique, se serait fait écharper. Il en était de même aux armées.

L’heure à laquelle il avait été mandé à l’Élysée, par un jour bas et sombre de novembre, devait demeurer, pour le vieux lutteur, la plus belle de son existence. Il s’était fait son plan d’avance. Il avait choisi ses collaborateurs immédiats, Mandel, subtil et renseigné, qu’il connaissait de longue date ; Tardieu le savant, le fort en thème, et Ignace, l’avocat passionné qui passait pour le fils naturel de Lockroy. Il était sûr de vaincre, intimement sûr, alors que, du haut en bas, la situation ne pouvait pas être plus mauvaise.

Elle était mauvaise à l’avant, où, en dépit des efforts de Pétain, les feuilles défaitistes, venues de l’intérieur, avaient jeté le découragement, où le sacrifice de Mangin, d’ordre du grand salon pro-allemand de Paris — celui des Greffülhe — avait soulevé de violentes colères, où l’indécision, le flottement politique avaient gagné le commandement. Elle était pire à l’intérieur, où l’incapacité de Painlevé, sa soumission à Caillaux, l’affaire Malvy, l’affaire Almereyda, vingt histoires d’espionnage et de trahison avaient soulevé la réprobation générale. L’impression universelle était que chaque allié tirait de son côté, sans coordination des efforts, sans plan d’ensemble. On parlait bien de l’épuisement allemand, de la famine en Allemagne, mais il y avait chez nous, après trois ans de guerre, du relâchement et un mécontentement diffus. Des groupes de poilus en congé, repartant pour les tranchées de première ligne, fredonnaient en bêlant : « Où t’en vas-tu, soldat ?.… À l’abattoir… » — « Quand reviendras-tu, soldat ?… Jamais. Bée…. » Les articles, enflammés à froid, de l’Écho de Paris et des journaux similaires faisaient rire. L’abus des bobards avait beaucoup contribué au scepticisme. Le dernier président du Conseil, tiraillé, en bon mathématicien, par des irrésolutions de sens contraire, était à bon droit considéré comme un fantoche. Il en était de même du président de la République Poincaré et de sa casquette de tranchées, dite « casquette de ses propres tranchées ». Quand il se rendait au « front occipital », ce robin avait l’air d’un huissier en corvée, faisait semblant de prendre des notes et, d’une voix glacée, démontait le moral des troupes sous prétexte de le remonter : « Il gèlerait une douzaine d’œufs. » Des chansons d’un tour rude circulaient sur son compte. Des hommes ayant accompli une action d’éclat demandaient à ne pas lui être présentés. On blaguait son titre d’ancien chasseur à pied… « Qu’il faudrait chasser à coups de pied. »

Mais, à l’apparition du « Vieux », tous ces signes de malaise disparurent comme par enchantement. Sa déclaration ministérielle fit battre les cœurs, réveilla les énergies fléchissantes, désengourdit la nation, combattante et non combattante :

« Nous nous présentons devant vous avec l’unique pensée d’une guerre intégrale. Plus de campagnes pacifistes, plus de menées allemandes, ni trahison, ni demi-trahison, la guerre. Rien que la guerre. Nos armées ne seront pas prises entre deux feux. La justice passe. Le pays connaîtra qu’il est défendu… »

Et, pour terminer, ce cri de foi dans la victoire :

« Un jour, de Paris au plus humble village, des rafales d’acclamations accueilleront nos étendards vainqueurs, tordus dans le sang, dans les larmes, déchirés des obus, magnifique apparition de nos grands morts. Ce jour, le plus beau de notre race après tant d’autres, il est en notre pouvoir de le faire. Pour les résolutions sans retour, nous vous demanderons, messieurs, le sceau de votre volonté. »

Cette dernière phrase fait sourire. Celui qui la prononçait savait à quelles nouilles il s’adressait et qu’il rugissait pour des animaux habitués à seulement braire. Mais il se servait de ce qu’il avait et il s’en servait magnifiquement. Un frisson traversa le cœur français. Des embusqués eurent honte et demandèrent à partir pour la bataille. Ce fut peut-être, avec la première Marne, le moment le plus singulier de la guerre, dû à la fascination d’un seul, moment, en son essence, monarchique.

Transmettant ses pouvoirs à Clemenceau, Painlevé bredouilla quelques mots en faveur de gens de son Cabinet, désireux de servir sous le nouveau maître. Mais celui-ci, d’un ton impératif, lui coupa la parole : « Je brûle les meubles. » Il était résolu à exiger de tous ses services le maximum de zèle et dévouement. Enfin, enfin, il allait pouvoir se donner tout entier à la Patrie en danger ! Cette minute, qu’il avait attendue si longtemps, espérée avec tant d’ardeur, était arrivée. Les premières nuits il ne dormit pas, tout à la méthode laborieuse qu’il entendait désormais adopter, selon le rythme de la guerre. Après la méthode, les heures régulières, pour son bureau, pour le Conseil, pour les visites au front ; ce qui importait, c’était le calme, la maîtrise de soi. Il s’attendait, avec les Allemands, impatients d’en finir, à de rudes alertes. Ludendorf n’avait pas perdu tout espoir de reprendre la marche sur Paris. On parlait de canons à très longue portée. La phrase qu’il répétait sans cesse, pour en fouetter les imaginations : « Les Allemands sont à Noyon », prenait ainsi une nouvelle actualité. Il allait falloir presser l’armement, au besoin le décupler. Ce Loucheur, en dépit de ses façons de président de Conseil d’administration, avait l’air de s’en rendre compte. Pour la coopération américaine, c’était Tardieu qui s’en chargerait. Resterait à instruire ces hommes robustes d’outre-mer, aussitôt après leur débarquement. Mordacq là-dessus donnerait de bons avis. C’était, celui-là, un savant de la guerre et des moyens de la gagner, un vrai stratège, un esprit clair, une volonté droite.

Deux choses importaient, sans lesquelles on continuerait à piétiner : l’arrestation de Caillaux, pour l’exemple. Toute la France acclamerait cet acte de justice. Le commandement unique des armées alliées, qui ne pouvait être exercé que par Pétain ou par Foch. Faire avaler cette nécessité aux Anglais serait dur. Il connaissait mieux que personne l’entêtement à œillères des Britanniques. Avec eux l’engueulade n’aurait aucune chante de succès. Il s’agissait de les persuader.

Grand, brun, osseux, Ignace avait une idée fixe : obtenir l’exécution de Caillaux, point d’appui du défaitisme, féru d’orgueil, capable des plus noirs desseins :

« Rien de plus facile ; la France entière vomissait Caillaux. Ce poteau de choix ferait aux armées le meilleur effet, » On en eût dit tout autant de Malvy.

— Pourquoi forcer la note ?… répliquait Clemenceau… l’un et l’autre doivent être mis, hors d’état de nuire, voilà tout.

— Demain ils recommenceront.

— Ce n’est pas sûr. Mais, s’ils recommencent — perseverare diabolicum — alors il sera temps de les fusiller.

Ignace se taisait, et quelque temps après, revenait à la charge. Le Vieux demeurait sur ses positions, puis prenait l’affaire à la blague : « Le plus simple serait peut-être de lui faire brûler la cervelle par sa femme. »

Un des premiers actes militaires du nouveau patron fut de dégommer un général cher aux salonnards qui faisait de l’esbrouffe à son état-major et y menait la vie inimitable, sans les talents d’Antoine, aux bras de Cléopâtre. En même temps, il convoquait Mangin et lui restituait son commandement. L’entrevue fut brève et cordiale. Mangin avait la mâchoire serrée, les yeux étincelants, la voix douce.

— Je vous remercie, monsieur le Président.

— Cela vous était dû. Ces salauds-la vont faire un nez, je m’en réjouis. Mais pas de blague, hein ?.… Suprématie du pouvoir civil.

Cela voulait dire : « Quand vous aurez un corps d’armée ou une armée en mains, n’allez pas me faire un coup d’État.

— Le coup d’État est un crime », dit le héros, reprenant l’épigraphe de Victor Hugo. Mais il avait de l’ironie dans la voix.

Entre les deux hommes l’accord ne pouvait être durable. Ils avaient, l’un et l’autre, une personnalité trop forte, trop accusée. Mais leurs efforts magnanimes pour sauver la Patrie, à l’heure décisive, Clemenceau par l’action politique, Mangin par l’action militaire, devaient, malgré tout, coïncider.

  1. Par l’interception d’une lettre trouvée, à mon insu, dans mon courrier.