La vierge d’ivoire/08

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Éditions Édouard Garand (p. 26-28).

VIII

LA TROUVAILLE D’HORTENSE


La petite blanchisseuse, Hortense Deschênes, travaillait dans une buanderie de la rue Craig, et depuis le jour où Philippe était venu habiter Place Jacques-Cartier, elle avait fait route avec le jeune homme tous les matins par la rue Notre-Dame jusqu’à la côte Saint-Lambert. Maintenant, depuis que Philippe était parti pour la Place Viger, la jeune fille allait à sa besogne quotidienne seule et moins gaie. Mais, à la fin, comme toutes les amours, les siennes s’étaient peu à peu calmées ; et n’ayant pas revu Philippe Danjou, Hortense avait fini par oublier presque le jeune homme. D’ailleurs, depuis une couple de semaines, un autre jeune homme faisait chanter son cœur.

C’était un beau grand garçon blond, bien mis et l’air très poli. Ce garçon, tous les jours, croisait Hortense dans la Côte St-Lambert : elle descendait vers la rue Craig, lui montait vers la rue Saint-Jacques.

Une fois, sans trop le faire exprès — parce que leurs regards s’étaient rencontrés — la jeune fille avait souri au beau garçon blond. Lui, avait courtoisement salué la jolie brunette. Et depuis ce matin-là — un matin du mois de novembre dernier — lui avait toujours salué Hortense, et elle avait toujours souri. Plus que cela : la blanchisseuse avait même fait des dépenses pour mieux attirer les regards du beau jeune homme. Puis un jour ce jeune homme ne s’était plus trouvé sur son chemin, Hortense n’avait pas revu le gentil inconnu, et cela c’était en ce mois de décembre où nous sommes. La jeune fille avait été très peinée, et l’image du jeune homme était demeurée gravée dans sa pensée.

Un jour, ou mieux à la fin d’un après-midi, au moment où l’on faisait le nettoyage de la pièce dans laquelle Hortense travaillait avec une camarade, tout en balayant, la première aperçut sous une table, collé le long du mur, un petit objet blanc.

Elle dit à sa compagne près d’elle :

— Il y a plusieurs jours que je vois cet objet-là, et je me figure que c’est un petit bout de linge quelconque. Je le laisse parce que je ne peux l’attirer avec le balai. Cette fois, je suis trop curieuse de savoir ce que c’est, car il ne m’a plus l’air d’un linge.

Sitôt dit, elle se glissa sous la table et d’une main rapide saisit le petit objet.

En se relevant elle fit entendre une exclamation de surprise.

— Tiens, Jeanne, vois donc ça, c’est une statuette de la Vierge !

— Mais oui, c’est vrai. Comment s’est-elle trouvée là ?

— Elle aura été égarée dans un papier à linge et elle sera tombée là.

— C’est en ivoire, cela ?

— Oui, c’est une petite Vierge d’Ivoire ; ça doit être rare !

— Je serais curieuse de savoir qui l’a perdue.

— Il n’est pas facile de le savoir, il entre ici des centaines de paniers. Et comme c’est moi qui l’ai trouvée, je la garde. Qui sait ? ça pourrait peut-être me porter bonheur !

— C’est vrai, se mit à rire l’autre jeune fille, tu vas te promener aux États-Unis et tu pourrais bien y faire une belle rencontre !

Hortense joignit son rire à celui de sa compagne, et toutes deux poursuivirent leur besogne.

Quelques jours après Hortense Deschênes partait pour Burlington, dans l’État du Vermont, où elle allait passer quinze jours de vacances. Elle avait dans cette ville américaine une amie dont elle avait été la compagne de travail à cette même buanderie de la rue Craig. Mais Hortense — oh ! elle ne l’avait pas dit — n’allait pas à Burlington uniquement pour le plaisir de se promener, non. Son amie lui avait écrit qu’à Burlington il y avait beaucoup de travail et que ça payait bien mieux qu’à Montréal. Elle avait en même temps suggéré à Hortense l’idée de venir se choisir une place, lui affirmant qu’elle pourrait facilement gagner vingt piastres par semaine. C’était tentatif, et Hortense, qui ne gagnait que dix dollars à la buanderie, décida de suivre le conseil de son amie.

Elle partit donc dans les huit jours qui précédèrent la fête de Noël.

À Burlington, malheureusement, Hortense ne réussit pas à trouver un emploi de suite, et l’on ne pouvait rien lui promettre avant le milieu de janvier. C’était un mois d’attente, et sans certitude encore ! Qu’importe ! Hortense décida d’attendre, elle avait assez d’argent pour vivre en attendant ce milieu janvier, d’autant mieux que son amie lui offrit de partager son lit. Tout était donc pour le mieux.

La veille de Noël, dans l’après-midi, Hortense se rendit sur la grande rue commerciale de la ville avec le dessein d’acheter quelques menus cadeaux de Noël. Elle faillit perdre connaissance en se voyant tout à coup accostée par un beau jeune homme qui lui dit avec une grande politesse :

— Je vous demande pardon, mademoiselle, de vous aborder ainsi ; mais je vous ai trop vue à Montréal pour passer avec indifférence à vos côtés. Ne me reconnaissez-vous pas également ?

— Certainement, monsieur.

— Vous avez donc quitté Montréal ?

— Non pour toujours, je suis en promenade à Burlington.

— Vraiment, mademoiselle

— Hortense Deschênes, compléta la jeune fille.

— Mademoiselle, je m’appelle Fernand Drolet.

— Vous habitez Burlington maintenant ?

— Non… comme vous je suis en promenade. J’ai ici un oncle, un frère de mon père.

Et par un commun accord les deux jeunes gens s’étaient mis à marcher bras dessus, bras dessous, et tous deux causaient gaiement comme de vieux amis. Ils ne se séparèrent que sur la fin du jour, promettant de se revoir tous deux.

Ils se revirent si bien que, quinze jours plus tard, Hortense et Fernand étaient follement épris l’un de l’autre.

Mais était-il possible que Fernand Drolet eût déjà oublié celle qu’il avait tant aimée, c’est-à-dire Lysiane ?

Eh bien, oui ! Fernand, ayant perdu tout espoir, ne conservait plus qu’un vague souvenir de celle qu’il mettait au rang des trépassés. Et son souvenir s’était d’autant plus détaché de Lysiane, que son père lui avait écrit ces lignes :

Tu peux revenir à Montréal. La fille de M. Roussel n’est pas morte encore, mais c’est tout comme, tu n’as plus d’espoir à conserver. Je te conseille donc, pour mieux éteindre ta douleur, de chercher une autre jeune fille qui t’aidera à oublier celle qui n’appartient plus à ce monde, et qui sera peut-être dans l’autre, quand cette lettre te parviendra. Tu ne peux pas vivre ainsi toujours, et l’heure a sonné pour toi de songer à te créer un foyer. Reviens donc !

Il faut dire que si le père de Fernand donnait au jeune homme de tels

conseils, c’est parce qu’il croyait sincèrement que Lysiane allait mourir, et aussi parce qu’il redoutait que le découragement ne portât son fils aux folies de jeunesse et aux désordres. Selon lui, seul un autre amour pouvait tout sauver.

Il avait peut-être raison, car sous l’empire de son désespoir, il était à craindre que Fernand, jeune, bouillant, d’un sang vigoureux et ardent, ne se laissât aller à la dérive et de là sur la pente des plaisirs dangereux. Cette lettre de son père était peut-être venue au bon moment, elle avait été pour le jeune homme un baume et un soulagement.

Il s’était dit aussitôt :

C’est vrai, cette pauvre Lysiane n’est plus de ce monde, et mon père a raison : je dois songer à m’établir.

Et son oncle avait exprimé les mêmes sentiments.

Ce fut sur ces entrefaites que Fernand rencontra Hortense à Burlington, et cette fille, jolie, de bonne mine, qu’il connaissait déjà de vue, plut à son imagination. Les amours avaient marché très vite, si vite que, au 15 janvier, Fernand promettait d’épouser Hortense à Pâques.

Ce fut pour tous deux, dès lors, le bonheur.

Et Hortense se disait avec une joie trépignante :

— C’est peut-être ma Vierge d’Ivoire qui m’a porté cette chance-là, et je me rappelle que Jeanne me l’avait dit. Ma foi, tant mieux, je l’embrasse !

De sa sacoche elle avait aussitôt tiré la statuette et l’avait pressée sur ses lèvres avec amour et respect.

Alors elle avait écrit à son amie à Montréal qu’elle retournait reprendre son poste sur la rue Craig en attendant qu’elle devint la femme de Fernand Drolet. Et elle avait terminé sa lettre par ces mots :

— Oui, ma chère Jeanne, tu as dit bien vrai, cette fois-là, en me disant que cette statuette d’ivoire me porterait peut-être bonheur. Tu ne peux pas te figurer comme je suis heureuse… si heureuse qu’il me semble souvent que c’est un beau rêve que je fais seulement !…