La vierge d’ivoire/09

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Éditions Édouard Garand (p. 28-31).

IX

LA VIERGE MOURANTE


Le bonheur ne frappe pas à toutes les portes : c’est un passant d’humeur bizarre.

Parfois aussi, il frappe, entre, puis s’en va. Et l’on pourrait dire que c’est presque toujours ainsi. Le bonheur, tout comme la fortune, est capricieux et inconstant !

Un jour, d’un misérable il avait fait un bienheureux : Philippe Danjou. Puis il avait apporté la joie dans la maison du restaurateur, Amable Beaudoin. Pendant de nombreuses années il avait habité au foyer de M. Roussel. Or, un jour, il avait déserté Philippe tout à coup en le mettant dans l’impuissance de soulager la douleur de son patron. Oui, depuis que Philippe n’avait pu rendre à M. Roussel la Vierge d’Ivoire qu’il avait trouvée et donnée à Amable Beaudoin le jeune homme était malheureux… très malheureux. Il avait abandonné le restaurant de la rue Notre-Dame et, sans le vouloir, il avait fait une misérable : Eugénie, qui ne se consolait plus ! Et Eugénie étant malheureuse, toute la famille tombait sous le coup de sa souffrance.

Le lendemain de ce soir où Philippe avait couru chez Amable Beaudoin pour lui redemander la Vierge d’Ivoire, le jeune homme avait demandé à sa maitresse de pension de la Place Viger de lui fournir les vivres. La bonne femme, qui estimait Philippe, ne l’avait pas refusé, et pour cela représentait un revenu supplémentaire. Du reste, elle avait longtemps demandé au jeune homme de prendre ses repas chez elle. Mais elle ignorait que Philippe préférait manger chez Amable Beaudoin par reconnaissance pour ce dernier et par amitié pour Eugénie.

Mais cette amitié s’était tout à coup effacée lorsque la jeune fille avait annoncé à Philippe la perte de la statuette d’ivoire, et Philippe gardait à la jeune fille une rancune pour la négligence qu’elle avait montrée en ne mettant pas en lieu sûr la statuette. Il lui en voulait énormément encore, à ce point qu’il finissait par la haïr.

Il n’avait donc plus reparu au restaurant de la rue Notre-Dame, et il avait tout fait pour éviter une rencontre avec Eugénie. Il s’abstenait d’aller à l’église Notre-Dame par crainte d’y rencontrer la fille du bossu. À présent c’était à l’église Saint-Jacques qu’il allait entendre la messe le dimanche. Cette église était également celle de son patron, M. Roussel.

Celui-ci, un dimanche, ayant aperçu Philippe à la sortie de la messe, l’avait pris à l’écart et lui avait dit :

— Venez faire un tour chez moi. Je vous invite à diner aujourd’hui. Ma femme désire vous connaitre et ma fille aussi. Depuis que je lui ai dit que vous avez trouvé sa Vierge d’Ivoire, elle veut vous voir. Oh ! elle est bien malade, et je sais que ce ne sera guère plaisant pour vous de vous trouver en compagnie d’une agonisante et d’un père et d’une mère désespérés ; mais je pense que votre présence nous fera du bien, venez !

Philippe avait suivi son patron.

Et il avait vu la moribonde.

Son cœur s’était fendu.

Quand la jeune fille lui avait tendu sa main fine et décharnée, Philippe l’avait à peine serrée comme s’il eût craint de briser cette chose si délicate et si fragile ; mais il s’était agenouillé et, sans savoir ce qu’il faisait, il avait baisé pieusement cette main. La malade avait souri en murmurant comme toujours :

— Je voudrais bien avoir ma Vierge d’Ivoire !

— Vous l’aurez un jour, dit Philippe. Dieu finira par vous entendre, Mademoiselle !

— Monsieur Danjou, balbutia la jeune fille, venez me voir souvent ! Celui que j’aimais est parti… venez prendre sa place ! Il me semble, depuis que vous êtes là, que votre jeunesse fait revivre la mienne !

Philippe avait rougi très fort. Il connaissait toute l’histoire de Fernand, son ami, et il n’ignorait pas que le jeune homme, frappé par un désespoir curieux, était parti pour une destination inconnue. Et en lui-même il pensait que la maladie de cette jeune fille s’aggravait peut-être du départ ou mieux de la fuite de celui qu’elle aimait ou qu’elle avait aimé.

Et les paroles que venait de lui dire Lysiane l’avaient fait frémir et rougir. Pour la première fois Philippe venait de sentir son cœur tressaillir de joie inconnue et mystérieuse. Une immense sympathie, pour ne pas dire plus, venait de pénétrer son âme tout entière, et un attrait puissant, presque irrésistible, paraissait l’attacher près de cette couche sur laquelle gisait une mourante. Mais cette mourante venait d’exercer sur lui un charme prodigieux. Et ce n’était pourtant qu’une petite chose, presque inerte, qui au moindre souffle pouvait tomber en poussière !

Qu’importe ! De même que Philippe n’avait pas été maître du mouvement de pitié qui l’avait agité à la vue de la malade, de même il ne pouvait repousser le sentiment nouveau qui, dans son cœur, faisait place à la pitié.

Car Philippe avait conservé le souvenir de cette vision intérieure qu’il avait eu sur la Place Jacques-Cartier, le soir où il avait quitté son ancienne pension et Hortense Deschênes. Cette vision d’une jeune fille blonde, à l’air maladif, était demeurée une image ineffaçable dans son esprit et dans son cœur. Et cette image, il venait de la revoir… il la voyait là, vivante sous ses yeux… — oh ! si peu vivante ! — mais vivante, réelle quand même !… Et c’était la même image blonde, pâle, souffrante… là, sur ce lit ! Quelle étrange aventure !

Philippe avait donc promis à Lysiane de revenir, et il était revenu souvent depuis ce dimanche. Et à présent il en était rendu à se dire que si Lysiane mourait, son cœur à lui ne pourrait pas survivre !

Comprend-on qu’il était devenu très malheureux. Il vivait entre l’espoir et l’épouvante !

Et quand il entendait Lysiane murmurer avec insistance :

— Je voudrais bien avoir ma Vierge d’Ivoire

Alors Philippe était saisi de rage violente, et malgré lui une malédiction s’envolait de sa pensée vers ceux ou celui qui gardait en sa possession la statuette en dépit des avis réimprimés chaque jour dans les journaux.

— Quoi ! à la fin cette statuette serait-elle perdue pour tout de bon ? se demandait Philippe avec horreur.

Un soir, vers les dix heures qu’il revenait de la rue Sainte-Famille et gagnait son appartement, il s’entendit interpeller par une voix féminine qui ne lui semblait pas tout à fait inconnue.

Il s’arrêta, surpris et regarda la jeune personne qui était devant lui. Il la reconnut.

— Ah ! mademoiselle Jeanne !… Dites-moi comment va votre amie, Hortense ?

Philippe avait connu cette Jeanne au temps où il domiciliait à la pension de la Place Jacques-Cartier. C’était l’amie intime d’Hortense, sa compagne de travail, et cette jeune fille venait souvent à la Place Jacques-Cartier. Naturellement Hortense avait présenté l’ouvrière à Philippe

— Hortense ? répliqua la jeune fille. Vous ne savez donc pas qu’elle va se marier à Pâques ?

— Non, je ne sais pas. Je ne l’ai pas revue depuis

— Ah ! c’est vrai, depuis que vous êtes parti de la Place Jacques-Cartier ?

— Oui.

— Eh bien ! il y a du nouveau.

— Elle n’est donc plus sur la Place Jacques-Cartier ?

— Elle y a conservé sa chambre. Mais en ce moment elle est à Burlington.

— À Burlington ?

— Oui. Mais elle va revenir la semaine prochaine.

— Mais avec qui se marie-t-elle ?

— Fernand Drolet.

— Hein ! Fernand Drolet ?

— Vous le connaissez ?

— Si je le connais… c’est un de mes amis !

— Tiens ! comme ça se trouve !

— Mais dites-moi comment la chose c’est faite ?

— Ma foi, je n’en sais guère plus que vous. Hortense m’a écrit qu’elle se mariait à Pâques avec ce Fernand Drolet. voilà tout. Seulement, je sais qu’elle avait connu un peu ce jeune homme à Montréal, puis le hasard les a placés sur le même chemin à Burlington. Si vous voulez lire la lettre d’Hortense, ajouta la jeune fille en tirant une enveloppe de sa sacoche qu’elle tendit à Philippe.

— Il n’y a pas de secret ? demanda le jeune homme en hésitant à prendre la lettre.

— Pas le moindre. D’ailleurs vous connaissez Hortense… c’est du badinage tout le long.

Philippe lut la lettre. Tout à coup il s’écria :

— Hein ! est-ce possible qu’elle ait trouvé la Vierge d’Ivoire ?

— La Vierge d’Ivoire ! fit Jeanne interdite.

Tous deux se regardèrent avec surprise.

— Oui, dit Philippe la voix et les mains tremblantes, la Vierge d’Ivoire. C’est une petite statuette qu’on a perdue. Je l’avais trouvée moi-même sur la Place d’Armes, puis je l’ai donnée à un restaurateur de la rue Notre-Dame.

— Ce n’est pas le bossu que vous voulez dire ?

— Lui-même.

— Et bien ! je comprends comment il se fait qu’Hortense ait trouvée la statuette. Le bossu fait laver son linge chez nous, et je comprends que la statuette se sera trouvée égarée parmi des pièces de lingerie quelconque et qu’elle serait tombée.

Et elle raconta à Philippe tous les détails de la trouvaille d’Hortense à la buanderie.

Philippe chancelait de joie folle : enfin la Vierge d’Ivoire était retrouvée !

— Et vous pensez qu’Hortense possède encore cette statuette ? demanda t-il avec inquiétude.

— Je le pense, oui.

Philippe à son tour dit à l’ouvrière l’histoire de la statuette, et termina en disant comment, celle qui l’avait perdue, se mourait de chagrin.

— Eh bien ! mademoiselle Jeanne, je pars de suite pour Burlington. Voulez-vous me donner l’adresse d’Hortense ?

— Elle est là sur la lettre. Mais je ne vous conseille pas de faire ce voyage, attendu qu’Hortense sera revenue dans quelques jours.

— Vous avez peut-être raison.

Philippe souhaita bonne chance à cette amie d’Hortense et, presque fou, il rebroussa chemin et se dirigea à grande allure vers la demeure de son patron pour l’informer de l’excellente nouvelle.