La vierge d’ivoire/10

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Éditions Édouard Garand (p. 31-33).

X

L’IRRÉDUCTIBLE HORTENSE


Hortense Deschênes était revenue à Montréal le 16 janvier.

Le soir même de ce jour Philippe se rendit en toute hâte sur la Place Jacques-Cartier.

Il trouva Hortense très gaie… si gaie qu’elle lui sauta au cou en criant :

— Un revenant ! Eh bien ! c’est le premier que je vois en ma vie, je l’embrasse !

Elle paraissait folle de joie.

— Tu sais, Philippe, je me marie !

Elle le tutoyait comme un frère.

— Oui, je sais, et je te félicite. Mais je suis venu pour autre chose, Hortense, que pour t’apporter mes félicitations et t’offrir mes vœux de bonheur.

— Ça m’est égal pour quoi tu es venu. Je gage que tu ne connais pas mon futur mari ?

— Si j’accepte le pari, tu vas perdre : c’est Fernand Drolet.

Hortense regarda le jeune homme avec surprise et dit :

— Je vois que tu as fait la rencontre de Jeanne Dumais.

— C’est vrai. Mais Fernand te dira lui-même que lui et moi nous sommes de vieux amis.

— Vrai ? vrai ? tu ne veux pas blaguer ?

— Quand je te le dis !

— Mais comment se fait-il qu’il ne m’ait pas parlé de toi ?

— Et toi-même, lui as-tu parlé de moi ?

— Non.

— Eh bien ! dans le feu de votre amour vous avez oublié vos amis, même les meilleurs. Que veux-tu, Hortense ? c’est ce qu’on appelle l’égoïsme humain, une tare ineffaçable dans notre nature. Mais je reviens à ce qui m’amène, car je suis pressé.

— Oui, tu as l’air à ça. Que veux-tu ?

— Je viens te demander si tu as encore la petite statuette d’ivoire que tu as trouvée à la buanderie ?

Hortense regarda Philippe avec étonnement.

— Est-ce qu’elle t’appartient par hasard ?

— Es-tu bien certain de ça ? demanda Hortense, défiante.

— Veux-tu savoir autre chose, Hortense ?

— Dis, pour voir !

— Cette statuette, je l’avais déjà eue en ma possession, et je l’ai perdue.

— Alors, c’était à toi.

— Non comme toi je l’avais trouvée.

— Tu ne me dis pas !

— Je te l’affirme.

— Mais qui l’avait donc perdu d’abord ?

— Lis cela !

Philippe lui tendit une découpure de journal.

Hortense lut lentement l’avis que M. Roussel avait fait insérer dans les journaux. Puis elle esquissa une moue dédaigneuse et demanda en rendant le bout de papier à Philippe :

— Tu connais ces gens-là ?

— C’est mon patron.

— Ah bien ! ne m’en colle pas, hein !

— Je te jure…

— Et cette statuette, c’était à lui ?

— Non ! c’était à sa fille.

— Ah ! il a une fille ?

— C’est tout comme… c’était à sa fille.

— Oui et elle est bien malade.

— Tiens ! Est-elle jolie ?

— Peut-être…

— Peut-être ?

— C’est une moribonde… elle se meurt. Elle demande sans cesse sa Vierge d’Ivoire. Donne-moi la statuette, Hortense.

La jeune fille avait perdu son sourire, et ses sourcils contractés se rapprochaient pendant qu’elle paraissait réfléchir. Au bout d’un moment elle demanda :

— Sais-tu une chose, Philippe ?

— Allons, parle, mais dépêche-toi !

Déjà Philippe s’impatientait. Oh ! c’est qu’il lui tardait de courir chez M. Roussel avec la petite Vierge d’Ivoire.

— Cette statuette m’a porté bonne chance, et si je la donne, cela me portera peut-être malheur. Philippe, je la garde !

— Hortense, tu es folle !

— Non. Je la garde, elle est à moi maintenant !

— Mais c’est un vol !

— Je l’ai trouvée !

— Qu’importe !

— Un objet trouvé n’est pas un objet volé !

— Non, peut-être… quand on ne sait pas qui en est le propriétaire. Mais là, Hortense, tu le sais, tu connais le propriétaire !  !

— Ça ne fait rien, je garde la statuette !

Une secousse de colère violente fit trembler Philippe. L’obstination de la jeune fille faisait bouillonner son sang. Il essaya de raisonner Hortense.

— Hortense, si tu gardes cette statuette quand tu sais à qui elle appartient, tu commets une bien vilaine action. Cette action est presque un crime, quand la perte de cet objet peut faire mourir une jeune fille que ses parents aiment beaucoup. Car elle mourra, cette jeune fille, à moins que sa Vierge d’Ivoire ne lui soit rendue. Elle ne cesse de la demander. Ah ! si tu l’entendais, une fois seulement, lorsqu’elle murmure avec son sourire livide et désespéré : « Je voudrais bien avoir ma Vierge d’Ivoire ! »

— Hortense, rends-moi la statuette ! supplia Philippe.

— Non… je la garde !

— Oh ! Hortense ! Hortense ! es-tu si méchante ?

— Tu sais bien, Philippe, que je ne suis pas méchante. Tiens ! je vais faire un marché avec toi.

— Dis !

— Quand je serai mariée, je te la rendrai !

— Quand tu seras mariée ?

— Je me marie à Pâques.

— À Pâques ! Mais, malheureuse, la fille de M. Roussel a le temps de mourir cent fois !

— Elle ne mourra pas, Philippe. Je veux me marier.

— Prends garde, Hortense, que ton entêtement ne te porte malchance !

— Je te la rendrai à Pâques, Philippe.

— Eh bien ! non. Moi, je la veux de suite !

Cette fois la figure de Philippe était menaçante.

— Tu vas me la prendre de force ? se mit à rire la jeune fille.

— S’il le faut, oui.

— J’aimerais voir ça !

— Tu vas le voir, Hortense. Donne moi la statuette !

— Non !

— Tu me la donneras !

Philippe brusquement saisit les deux mains d’Hortense.

— Oh ! par exemple, ne fais pas le vilain comme ça !

— Donne-moi la statuette, Hortense !

Philippe rugissait et serrait les deux mains à les briser.

— Donne la statuette !

— Tu me fais mal, Philippe !

— Jamais !

— Donne !

— Lâche-moi !

Avec une vigueur insoupçonnée Hortense dégagea ses mains prisonnières dans celles de Philippe et repoussa rudement le jeune homme.

Lui jeta un hurlement de rage, fit un bond vers la jeune fille et lui saisit la gorge qu’il se mit à serrer fortement.

— Ah ! veux-tu m’assassiner, Philippe ? râla Hortense que la frayeur tuait à demi.

— La Vierge d’Ivoire, vite ! commanda Philippe dont le visage était effrayant. à voir.

— Au secours ! cria Hortense.

— Tais-toi, misérable, et obéis !

— Laisse-moi ! À l’aide ! à l’aide.

— La statuette ! vociféra Philippe.

— Au secours ! On me tue !

Dans la maison un bruit de pas et de voix se fit entendre.

Mais Philippe ne percevait rien.

— Hortense, si tu ne me rends pas la Vierge d’Ivoire, je vais te tuer !

La jeune fille avait fermé les yeux et demeurait inerte et livide. Sans le vouloir Philippe Danjou avait serré plus fort qu’il n’était nécessaire.

Tout à coup il tressaillit violemment. La porte de la chambre de la jeune fille venait d’être ouverte avec fracas, puis trois hommes robustes se jetaient sur Philippe, lui faisaient lâcher prise et le maintenaient solidement.

Hortense venait de rouler sur le tapis de sa chambre où elle demeurait inanimée

Alors de toutes parts des cris retentirent.

Des femmes, des hommes, des enfants criaient par les fenêtres, par les portes ouvertes de la maison :

— Au meurtre ! À l’assassin !

Philippe, aux mains des trois gaillards qui le maintenaient, se débattait et hurlait.

Mais les trois hommes ne lâchaient pas.

Des agents de police survinrent peu après et s’emparèrent de Philippe.

Pendant ce temps la maîtresse de pension, assistée de quelques femmes du voisinage, essayait de ranimer Hortense qui n’était qu’évanouie.

Pour plus de sûreté on appela un médecin.

Mais avant que l’homme de science n’arrivât, les policiers emmenaient Philippe à l’Hôtel-de-Ville.

Le jeune homme eut beau protester, rien n’y fit. On l’emmena menottes aux mains.