La ville sans femmes/02

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Société des éditions Pascal (p. 33-55).


II

NOTRE VILLE












Un camp d’internés au Canada ressemble à une petite ville ou, mieux, à une grosse bourgade. Dans les deux camps où j’ai vécu, en effet, la population atteignit par moment presque mille âmes. C’est une population ! Certes, de temps en temps, il s’est produit des migrations massives qui ont bouleversé, temporairement, le fonctionnement normal de la vie collective.

Ainsi, dans le premier camp où nous avons été transportés en partant de Montréal, le 28 juin 1940, nous avons trouvé environ 250 Allemands. Puis d’autres internés vinrent s’ajouter à nous. Des Italiens d’Ottawa, de Toronto, d’Hamilton, de Windsor, de la Nouvelle-Écosse et d’autres régions plus éloignées. Aux Italiens s’ajoutèrent des Canadiens-Français, des Anglo-Canadiens, des communistes, des marins appartenant à la marine marchande de diverses nationalités…

Il fallut faire face immédiatement au problème du logement, de la nourriture et de l’entretien d’un groupe d’environ 600 nouveaux internés. Le camp s’élargit et finit par occuper une superficie assez considérable.

Adossé à un petit lac aux contours verdoyants, le camp ouvre une vaste éclaircie dans la forêt qui s’étend à perte de vue tout autour. Douze grandes baraques en bois, capitonnées à l’intérieur de carton isolant, munies d’un système d’éclairage électrique, comprenant chacune, outre les cabinets d’aisance, les lavabos et les douches, forment ce qu’on pourrait appeler les « principaux immeubles de la ville ». À ces bâtiments s’ajoutent ceux de la cuisine, qui comprend deux immenses réfectoires, l’hôpital, bâtisse importante aux multiples salles, salle d’attente, pharmacie, salle des opérations sommaires, salle de la visite quotidienne et salle d’hospitalisation dans laquelle s’alignent vingt-quatre lits.

La baraque des amusements, appelée salle de récréation, est le lieu de la cantine. C’est aussi là qu’en hiver on célèbre les cérémonies religieuses. On y donne encore des représentations de théâtre et de cinéma. C’est aussi dans cette salle que sont installés les coiffeurs.

La baraque du travail comprend un atelier bien outillé pour les menuisiers, les plombiers, les électriciens, les tailleurs, les cordonniers, etc.

Il y a aussi la baraque-école, où se donnent les leçons et les cours réguliers de langues étrangères et de diverses sciences, celle des sports, etc.

Enfin, il y a la prison, rarement occupée, il faut le dire.

Nous dormons sur des lits en fer, à deux étages, comme ceux de l’armée. Comme les soldats, nous avons dormi durant un certain temps sur des paillasses, qui, par la suite, furent remplacées par de véritables matelas assez confortables.

Quand tout le monde est couché et que, dans la baraque, il n’y a plus d’autre lumière que le reflet venant des phares extérieurs, on a vaguement l’impression de se trouver dans un gigantesque train de nuit ou encore dans la cale d’un bateau d’émigrants. Trente lits doubles sont placés de part et d’autre, près des vingt-quatre fenêtres qui, durant presque deux ans, restèrent grillagées. Ensuite, on supprima les grillages qu’on trouva superflus.

Des tables en bois et des bancs s’étendent au milieu de la baraque. Là, presque toute la journée, se réunissent les joueurs de cartes. Mais chacun s’est arrangé pour créer, au-dessous de la fenêtre qui sépare son lit de celui du voisin, une sorte de « home ». C’est dans ces coins-là qu’on cause par groupes de deux, de trois, entre voisins, ou avec des « visiteurs » venus d’autres baraques.

Ces entretiens dégagent une atmosphère recueillie et tamisée d’intimité. On s’offre des cigarettes, quand on en a. Ou, autrement, on se résigne à s’en rouler soi-même, quand l’argent commence à manquer. Et chacun fait partager à ses camarades les gâteries apportées par les derniers paquets qui viennent d’arriver. Peu à peu, insensiblement, on égraine le rosaire des confidences et l’on s’abandonne à l’angoissant rappel des choses du passé.


***

Les douze baraques principales de même que les baraques accessoires sont bâties en deux rangées régulières nettement séparées l’une de l’autre par une large allée principale que nous, de Montréal, avons appelée la rue Ste-Catherine. Toutes les constructions sont solides bien que hâtivement achevées et ont, malgré leur couleur uniformément grise, une allure nette et accueillante autant que sobre. Elles donnent à l’ensemble du camp l’aspect d’une petite ville éloignée de toute civilisation et habitée par des hommes aux penchants de cénobites, où n’éclate jamais le cri joyeux d’un enfant, où l’on n’entend jamais résonner le rire argentin d’une femme.

Cette petite ville, notre ville, s’est considérablement agrandie à mesure que sa population s’accroissait par vagues successives.

Les jardinets que les Allemands, les premiers venus, avaient cultivés au bord de l’allée principale ont été renouvelés par les derniers venus, les Italiens. Chaque race y a apporté son sens propre de l’esthétique. À l’extrémité orientale du camp, où les Montréalais sont logés, deux ou trois artistes en horticulture ont décoré un parterre en sections rondes et hexagonales autour d’une immense feuille d’érable façonnée dans le sol, comme une sculpture, par des paquets d’arbres coupés symétriquement.

Enfin, les Italiens ont aménagé quatre ou cinq terrains de jeux de boules et ils ont planté une quinzaine de vastes potagers où l’on cultive toutes sortes de légumes.

C’est dans ce lieu que, peu à peu, nous avons acquis des habitudes quotidiennes qui, insensiblement, ont fini par occuper nos esprits pour une certaine période de temps. Après avoir passé par les inévitables vicissitudes que devait d’abord entraîner notre état, nous avons dû, en effet, une fois arrivés ici, nous adapter à une vie nouvelle et nous créer un nouveau mode d’existence matérielle. Par la force des choses, nous nous sommes familiarisés à l’usage de certains objets ; nous avons appris la manière d’ouvrir et de fermer chaque porte, nous nous sommes habitués à tourner à droite ou à gauche pour aller d’un endroit à l’autre. Tout cela, sans que nous nous en rendîmes bien compte, distrayait nos esprits par la vertu de toute nouveauté.

Quelques-uns, toutefois, s’analysaient et se rendaient compte du travail qui se faisait en eux. C’est ainsi qu’un soir, assis au pied d’un arbre, un jeune amoureux, marié depuis très peu de temps, me confiait :

— Vois-tu, au fond, notre sort est meilleur que celui de nos épouses. Nous avons du nouveau à regarder, à observer, à étudier, à nous assimiler. Elles continuent de subir ce qu’on pourrait appeler la vitesse acquise des vieilles habitudes. Après, si nous devons rester ici quelque temps, il y a quand même le fait que de nouvelles habitudes se seront aussi imposées en elles…

— Que veux-tu dire par là ?

— Mais oui, réplique le jeune homme avec fougue : Prends le cas de ma femme. Pour le présent, son existence se déroule dans un cadre, à l’intérieur comme à l’extérieur de notre maison, où tout lui évoque notre intimité et lui rappelle l’absent que je suis devenu. Elle ne peut pas s’arrêter devant la Cathédrale sans se dire : « C’est ici que nous nous sommes mariés ! » Et un peu plus loin : « C’est ici que nous avons tant ri ce soir où… » Ailleurs, elle se dira : « C’est ici que nous nous sommes terriblement disputés ! » Et chacune de ces évocations doit être un véritable tourment pour elle ! Tandis que nous, ici, nous sommes comme déracinés de notre passé. Nous voyons chaque jour du nouveau. Et tant que cela durera, cela nous aidera à supporter notre ennui…

De sorte qu’en tenant compte de ce léger avantage — si bien mis en valeur par mon « jeune amoureux » — l’observateur qui pourrait jeter un regard superficiel sur les allées et venues de la population du camp debout de bonne heure, couchée tôt, laborieuse toute la journée, il pourrait presque la croire heureuse.

En réalité, cela ne va pas tout seul !


***


Le matin, après le petit déjeuner, l’activité de chacun est déjà organisée.

Les équipes qui travaillent dans la forêt partent, hache, pioche ou pelle à la main, escortées par des sentinelles armées, et vont abattre des arbres. Ces hommes quittent le camp en chantant des refrains martiaux. Une équipe, notamment, qui se composait toute d’Italiens de Montréal, chantait « La Madelon » en français. C’était tellement curieux qu’un officier anglais, un vétéran de l’autre guerre, près duquel je me trouvais me fit observer :

— Je croyais que c’étaient des Italiens. Mais ils sont tout comme des Français !

Puis d’autres groupes d’hommes, dans des voitures tirées par des chevaux, s’en vont chercher les troncs d’arbre abattus par les premiers et les apportent au camp où le bois est confié aux soins des scieurs qui débitent d’innombrables morceaux destinés à alimenter les chaudières des douches, les fourneaux de la cuisine et les poêles des baraques, l’hiver.

Ces travaux exigent un effort que tout le monde ne semble pas disposé à fournir. Nous sommes plusieurs qui prêchons d’exemple.

— Cela fait du bien et stimule l’appétit, disons-nous à nos camarades.

Quel excellent exercice de culture physique, en effet, j’ai fait pendant cinq ou six jours ! J’ai travaillé d’abord à l’abattage des arbres. Il faisait une chaleur accablante. Nous étions baignés de sueurs, bien que nus jusqu’à la taille. L’escorte qui nous accompagnait, chargée de nous surveiller, était on ne peut plus bienveillante. Chaque heure de travail était suivie d’un smoking time, dix minutes de repos qui nous permettaient d’en griller une. Les soldats et nous, couchés par terre, échangions des propos aimables. Aucune allusion à la guerre. Les officiers avaient donné cette consigne aux soldats. Et nous prenions garde de ne pas mettre dans l’embarras ceux qui avaient la charge de nous accompagner.

Le troisième jour, cependant, les choses se gâtèrent gravement pour moi. J’étais muni d’une pelle au moyen de laquelle j’enlevais les tisons encore brûlants des hautes branches des arbres abattus, lorsque le caporal qui commandait l’escorte cria à haute voix :

— Tous ceux qui ont une pelle, par ici !

Mû par la curiosité, je répondis avec empressement à l’appel. Mais je fus mal récompensé. Un énorme camion rempli de charbon venait d’arriver.

— Montez là-dessus, dit le caporal, vous et vos trois camarades qui avez une pelle. Déchargez le charbon.

Au premier abord, je crus que la besogne serait facile. Mais après dix minutes de travail, je commençai à déchanter. C’était vraiment dur. Mes mains se crispaient au manche de la pelle, dont la pale refusait de s’enfoncer dans le tas de minerai qui semblait fait non pas de morceaux détachés mais d’une sorte de matière compacte et d’une résistance à toute épreuve. Je m’entêtai, voulant absolument vaincre la difficulté, puisque c’était encore là la meilleure manière que nous avions d’exercer notre volonté.

À midi, lorsque je rentrai au village pour déjeuner, je crois que je dévorai tout ce que je trouvai devant moi. Après le repas, je filai jusqu’à mon lit où je ne fus pas plutôt allongé que j’étais déjà endormi. Hélas ! à une heure, la sonnerie d’une trompette vint m’avertir que l’heure du départ pour le bois était arrivée. Nous déchargeâmes ainsi plus de vingt camions de charbon.

À la fin du quatrième jour, je déclarai forfait… et j’abandonnai l’épreuve, heureux malgré tout de ce que j’avais fait.

Mais pour un qui se dit qu’il vaut mieux travailler que de ne rien faire, il est un autre qui ignore la vertu bienfaisante de l’effort physique aussi bien sur l’esprit que sur le corps.

— Tu ne travailles donc pas ? demandais-je un jour à un type curieux, qu’on appelait « le philosophe » parce qu’il avait le don particulier de disserter sur tout avec originalité.

— Pourquoi travaillerais-je ? répondit-il avec une moue de mépris.

— Comment ? mais le travail est un excellent tonique…

— Oui, railla-t-il, le travail : noblesse de l’homme ! C’est ce que disent les proverbes. Vous me faites tous rire lorsque je vous entends faire de semblables raisonnements. C’est de la logique sentimentale. Vous vous trouvez des raisons pour justifier ce que l’ennui vous fait faire.

— Et pourquoi pas ? Puisque nous devons mener ici une existence en dehors de l’ordinaire, aussi bien essayer de se convaincre que ce que nous faisons est utile à quelque chose et que le fait même d’être ici peut servir à quelque chose.

— Soit ! Soit ! Mais il y a un fait dont personne ne semble se rendre compte ici…

— Et c’est ?

— Personne, ici, ne semble remarquer que nous avons perdu la notion de la plus grande richesse que l’homme puisse posséder : le temps. Vois-tu, moi, j’ai toujours méprisé le vieux proverbe qui prétend que le temps, c’est de l’argent. Le temps, c’est beaucoup plus et beaucoup mieux que l’argent. Si je perds un million de dollars, je peux, avec de la chance, les retrouver. Mais, au contraire, si je perds une heure sur le nombre d’heures que Dieu a fixé comme durée de mon existence, je suis malheureusement certain que je ne la retrouverai jamais plus.

— À quoi veux-tu en venir ?

— À ceci… Les gars du camp, vraiment, me semblent avoir perdu la raison. Le présent ne pouvant pas les satisfaire, ils cherchent follement à brûler le temps. On les entend tous dire : « que le temps est long ! si la journée peut passer ! » Demain ! après-demain et la semaine prochaine et le mois prochain ! Ils ne s’aperçoivent plus, les insensés, qu’en souhaitant ainsi voir le temps accélérer sa course, c’est leur propre destruction qu’ils souhaitent hâter.

— Évidemment…

— C’est comme pour le travail… Certains se plaignent qu’il y a ici des hommes capables de travailler et qui préfèrent l’oisiveté. Moi, je les comprends…

— Eh bien ! moi, je ne te comprends pas…

— Le travail, vois-tu, n’est vraiment noble que lorsqu’il établit la solidarité humaine qui existe entre l’effort individuel et le bien-être collectif. À ce point de vue, couper du bois, ici, pour notre petite ville, c’est excellent, puisque ce bois sert à faire cuire le fricot pour soi-même et pour les copains. Mais il en est qui disent : « Tout cela est très bien, seulement, pendant que je coupe ce bois-ci, qui coupera — façon de parler — le bois destiné à faire cuire la soupe de ma femme et de mes enfants ? » Tu vois ?

De telles conversations ne sont pas rares. Elles touchent à un problème aigu. Beaucoup des habitants du « bourg » ne sont pas riches. Plusieurs d’entre eux et leur famille vivaient de l’assistance publique. Depuis l’internement, ce secours, naturellement, a été supprimé. Et ces hommes pensent : « Si encore nous n’étions ici que pour un mois, deux mois, six mois… passe encore ! Mais combien de temps cela durera-t-il ? » Et c’est là une deuxième raison d’énervement et de désarroi moral : l’incertitude de son sort.

Si chacun de nous savait qu’après une certaine période de temps déterminée, il serait rendu à la liberté, il accepterait d’un cœur bien plus léger cette épreuve. À la fin du jour, il saurait qu’une partie de l’épreuve est écoulée. Il pourrait compter les jours qui lui restent à vivre au camp. Mais ignorer ce qu’apportera la journée qui s’en vient et la journée du lendemain et ainsi de suite indéfiniment, cela aggrave et accentue l’ennui, si bien qu’au lieu d’accomplir volontiers un travail qui pourrait apporter de la joie et du bien-être, plusieurs font leur besogne quotidienne avec une sorte de révolte intérieure et une mauvaise volonté évidente.

Celui-ci, par exemple, pour s’éviter une fatigue feindra ou inventera un malaise, il étalera sans vergogne une infirmité physique qu’il aurait, en tout autre temps, soigneusement cachée. Celui-là évitera prudemment les coins « dangereux » du village, les endroits où peut se produire l’arrivée inopinée d’une charrette ou d’un camion, ceux qui se trouvent sur les lieux étant presque toujours obligés d’aider à charger ou à décharger les véhicules. D’autres se méfient de l’inspection quotidienne faite par le colonel. Cette inspection a lieu tous les matins, entre 10 et 11 heures. Certains tremblent lorsque passe le sergent-major, sachant que celui-ci peut toujours leur imposer une corvée supplémentaire.

Un jour, par exemple, à l’inspection, le colonel avait remarqué qu’une grande partie du camp n’était ni ratissée ni nettoyée et, naturellement, il passa un savon au sergent-major. Celui-ci choisit au hasard cinq ou six des nôtres qui se trouvaient autour de lui et leur intima l’ordre de prendre un balai et un râteau pour aller faire ce nettoyage.

L’un de ceux qui venaient d’être ainsi désignés pour ce travail attendit que le sergent-major fût disparu derrière une baraque puis, s’adressant à un camarade qui passait, il lui dit avec son plus aimable sourire :

— Veux-tu me rendre le service de tenir ce balai. Je reviens dans un instant.

Mais, comme bien l’on pense, il disparut pour ne pas revenir.

Quelques instants après, le sergent-major repassait par là et il ne fut pas peu surpris d’apercevoir un des hommes qui, assis par terre, fumait nonchalamment une cigarette.

— Dites-donc vous, qu’est-ce que vous f… là ?

— Moi ? répond l’autre joyeusement, je fume une cigarette et je tiens ce balai pour un ami.

Inutile de dire que le malheureux dut s’exécuter immédiatement, sans quoi il aurait écopé de deux ou trois jours de prison.

Ces « tire-aux-flancs » ne suivent, en somme, qu’une méthode employée par les soldats de toutes les armées du monde. C’est ce que dans l’armée française on appelle le « système D », qui consiste dans l’art de savoir se tirer élégamment des passes difficiles pour dénicher un petit coin tranquille où on se la coule douce pendant que les autres triment.

Et cela nous amène à dire qu’en fait, au camp, nous menons un peu la vie de caserne avec ses promiscuités plus ou moins ragoûtantes et ses heurts de caractères qui surprennent et qui choquent. Chacun de nous applique ici le principe commun à tous les troupiers du monde : s’il te manque quelque chose, débrouille-toi et arrange-toi de ton mieux !

Un jour, peu de temps après mon arrivée, ma casquette disparut. Je m’en plaignis à des voisins qui eurent l’air de tomber des nues. L’un d’eux qui avait été soldat me dit :

— Prends celle d’un autre et tout sera dit !

— Oui, mais l’autre, que fera-t-il ?

— Il en fera autant ou tant pis pour lui…

Malheureusement, nous avons, par comparaison avec les soldats des casernes, outre notre état d’internés, deux grandes infériorités : il y a parmi nous des hommes de tous les âges et, comme nulle sélection médicale n’a déterminé notre groupement, la vigueur physique de chacun est loin de s’établir à un niveau sensiblement égal pour tous. Si, par certains aspects, notre camp ressemble à une caserne, la réalité, c’est que notre groupement est au point de vue le plus important pour nous, le point de vue psychologique, beaucoup plus une bourgade qu’une caserne. C’est une petite ville sans femmes où l’on assiste dès le début à la course aux faveurs, où chacun, avec plus ou moins de dignité ou de finesse, s’efforce d’obtenir « la meilleure part du gâteau ». Les Italiens du midi ont un mot très expressif pour désigner la façon d’agir de quelques-uns d’entre nous : Camorra, mot dérivé du nom d’une société de racketeers qui existait jadis à Naples et qui eut son heure de triste célébrité. Il faut dire qu’ici la recherche des « faveurs » consiste surtout à savoir s’assurer un meilleur morceau de viande, une double portion de sucre pour le café ou un oignon cru pour relever l’assaisonnement de la salade.

Le camp ressemble aussi à une petite ville par son administration qu’on pourrait qualifier de politique mais qui, bien entendu, n’exige des « administrateurs » aucune connaissance profonde non plus qu’aucune expérience des affaires publiques. Je veux dire que chaque baraque se choisit un chef, un Hut Leader, et ces douze mandataires ont chacun la responsabilité de ce qui se passe chez eux. Ils exercent leurs fonctions de concert avec le porte-parole ou représentant de tous les internés qui, lui, est élu par eux en assemblée générale. Ce « chef » du camp est l’intermédiaire reconnu entre chaque interné et le commandant militaire. C’est à lui que le commandant indique ce qui doit se faire et ce qui ne doit pas se faire dans le camp. Deux ou trois fois par semaine, le représentant général réunit les douze chefs de baraque, auxquels se joignent le directeur de l’hôpital, le directeur de la cantine et quelques autres, pour transmettre des ordres et examiner les problèmes du camp. Cette assemblée forme en quelque sorte le conseil municipal du camp. Les passions, les heurts, les discussions et les prises de bec y sont quelquefois aussi vives et aussi violentes que dans de véritables conseils municipaux.

Je me rappelle l’attitude correcte du colonel du camp les quelques fois qu’il assista aux séances de notre conseil. L’existence même de cette institution n’est-elle pas extrêmement significative du respect qu’on observe pour la dignité humaine dans un pays civilisé comme le Canada ? Pour nous, c’était un réconfort de voir le commandant discuter de la façon la plus courtoise avec les internés les problèmes relatifs au bon fonctionnement et au bon entretien du camp.

Dans cette atmosphère de liberté relative, la camorra est agissante. L’égoïsme et la convoitise des uns battent allègrement en brèche la discrétion, la timidité ou la générosité des autres. Et chez nous comme au delà des fils de fer barbelés qui nous isolent, les maladroits sont « punis » pour les autres. L’autre jour, à la cuisine, un des aides avait, adroitement croyait-il, subtilisé des œufs crus qu’il avait cachés dans une poche de son pantalon. Il croyait pouvoir se dispenser de partager le fruit du larcin avec son camarade de travail. Celui-ci, par malheur pour le premier, avait la vue aussi vive que l’autre, la main. Quelques instants plus tard, il poussait nonchalamment une lourde poubelle vers la porte et, d’un geste soudain, l’appuyait avec force contre la jambe du voleur, à la hauteur des poches…

Cet incident me rappelle que, le premier jour où nous nous sommes vus tous ensemble revêtus de l’uniforme du camp, quelqu’un s’était écrié :

— À partir de maintenant, nous sommes tous égaux.

Il ne fallut pas beaucoup de temps pour que ce camarade perdît cette puérile illusion. Les inégalités du cœur, de l’esprit, du corps et de la volonté ne tardèrent pas à se manifester. Et chacun réagit à sa manière devant la vie nouvelle qui lui était imposée. Voyez ces hommes de métier qui ont toujours exécuté des travaux manuels. Ce sont ceux-là mêmes que rebutent le plus ici les besognes manuelles. L’un d’eux raisonne ainsi :

— Puisque le plan naturel de notre existence est faussé et qu’on nous impose une vie anormale, aussi bien pousser l’anormalité jusqu’au bout. Puisque ce qui était normal pour nous hier ne l’est plus, pourquoi continuerions-nous à travailler ?

Ce curieux état d’esprit explique les cas les plus contraires. Voici des hommes élevés dans un milieu social au-dessus de la moyenne, des hommes de profession libérale, des chefs d’entreprise, qui s’adonnent à tout travail manuel avec une espèce de frénésie. Le propriétaire d’une importante entreprise lave les tables à la cuisine puis travaille à la construction d’un pont. Un avocat sort les poubelles de la cuisine. Un ingénieur scie du bois avec un journaliste et un ancien haut magistrat municipal.

D’étranges révolutions psychologiques se révèlent. Je connaissais, avant de le retrouver ici, un homme de très bonne compagnie dont la bonté et la délicatesse allaient jusqu’à la timidité. Extrêmement bien élevé, grand seigneur dans l’âme, il s’est souvent laissé imposer la volonté d’autrui simplement parce qu’il ne savait pas dire « non ». Dès son arrivée au camp, il s’est adonné aux travaux les plus rudes et, comme il est robuste, il s’est complètement métamorphosé. À présent, le voici qui dit fermement ce qu’il pense et qui, pour refuser, n’hésite pas, quand les circonstances l’exigent, à employer un mot aussi net que celui de Cambronne. Quand il rentrera dans la vie civile, je suis sûr qu’il étonnera beaucoup de ses amis et, pour commencer, sa femme.

Comme on le voit, si le fait d’être interné crée une souffrance réelle, cette souffrance ne vient pas de l’existence matérielle faite aux internés. Les autorités, au contraire, s’efforcent de rendre cette condition aussi acceptable que possible. À certains égards, on peut même dire qu’elle ne manque pas de quelque agrément. Le bonheur n’est que comparaison. On sait cela et notre sort, comparé à celui de tant d’autres humains, peut être considéré par un esprit froid comme enviable.

Nous pouvons nous dire ceci que, dans tous les pays en guerre, il y a des internés comme nous. Et il y a les soldats, ceux qui souffrent le plus de la guerre, qui font des sacrifices très lourds, quand ils ne font pas le sacrifice suprême, pour leur patrie, afin de défendre une cause qu’ils croient juste. Et qui risquent de devenir comme nous des prisonniers de guerre.

Mais le soldat, lui, sait ce qui l’attend. Il a, de plus, le sentiment de servir son pays. Il a aussi l’espoir et l’ambition de gagner des honneurs, de devenir un héros.

Ici, dans notre grand village, surtout pour l’interné italien qui a vu avec angoisse son pays d’origine s’orienter vers la guerre, c’est autre chose. De plus, dans notre camp, l’âge moyen oscille entre quarante et cinquante ans. Beaucoup d’hommes de cette génération parvenaient au point culminant de leur carrière, le point après lequel on commence à entrevoir le repos mérité de la retraite. Et ces hommes craignent de voir s’écrouler irrémédiablement l’édifice patiemment bâti à force de labeur et de sacrifices.

La souffrance de l’interné est dès le début et d’abord une inquiétude morale.

Aucun de ces hommes, autant que je sache (et les faits le démontreront probablement par la suite), ne s’est rendu coupable de quelque trahison contre le pays que la plupart d’entre eux avaient adopté comme le leur. Leur faute est d’avoir exprimé de la sympathie plus ou moins marquée pour le gouvernement d’un pays étranger qui a déclaré la guerre au Canada. Et puisque faute il y a eu, il est équitable qu’ils payent. Même s’ils n’ont obéi à aucune considération de philosophie politique en témoignant de la sympathie pour le gouvernement de leur pays d’origine. Ce sont de braves gens pour la plupart dont la culture ne dépasse guère la moyenne quand elle n’est pas au-dessous. Ils ont surtout été victimes d’un besoin excessif d’extériorisation, ce trait de caractère des latins du Midi. Quelques défilés en chemise noire… le déploiement de drapeaux… l’ivresse de faire un discours à la fin d’un banquet, le plaisir de paraître, de voir son nom imprimé dans un journal… À cela près se résume le principal reproche qu’on puisse faire à la plupart des internés italiens du camp.

Je n’ai rien entendu de plus pathétique que ces paroles qui me furent dites par un Italien arrivé au Canada en bas âge, naturalisé depuis trente-six ans et qui était parvenu à se créer une situation enviable à force de travail :

— La privation de ma liberté, l’éloignement de ma famille, la perte de mon temps et de mon argent, tout cela, je l’accepte sans rien dire. Ce qui m’humilie profondément, c’est l’idée que ma femme, une Canadienne, et mes fils, qui sont canadiens, puissent me soupçonner d’avoir trahi notre pays.

Je me rappelle un vieillard aux cheveux blancs mais d’une forte carrure qui, pendant notre séjour au premier camp où nous fûmes internés, à quelques milles de Montréal, fumait inlassablement des pipes, assis sur son lit, sans prononcer un mot. Je l’observais de temps en temps et, chaque fois que nos regards se croisaient, il clignait mystérieusement des yeux d’un air entendu.

Au bout de dix jours, comme, après le dîner, nous nous rencontrions à la sortie du réfectoire, il me saisit le coude et dit à voix basse :

— Je voudrais vous poser une question.

— Je vous écoute, répondis-je.

— Voilà, fit le brave homme, vous qui êtes bien instruit, pourriez-vous me dire si l’Italie est entrée en guerre contre la France ou contre l’Allemagne ?

Paris avait capitulé ! Mais lui, cet homme candide, ignorait même aux mains de qui…

Car à plusieurs on ne pouvait reprocher que l’ignorance, une ignorance profonde et touchante, défaut d’autant plus déplorable qu’il n’est pas toujours apparent.

Et voilà : c’est de toutes ces réactions, du choc peut-être inévitable mais néanmoins douloureux de contrastes trop violents, qu’est fait le désarroi moral des habitants de notre petite ville.

J’admets que notre drame est minuscule comparé à tout ce qui se passe loin et près de nous. Et ce coin magnifique du Canada où le soleil est éblouissant à son lever et à son coucher devrait exercer une action bienfaisante sur nos âmes et nos esprits. Les cerfs font des grâces dans leurs ébats nautiques, sur l’autre rive du lac. Les oiseaux ont des accents mélodieux en lançant leurs trilles à toute volée du haut des arbres. Les écureuils prennent des poses cocasses ; dressés devant nous sur leurs petites pattes, ils nous regardent fixement de leurs yeux noirs mobiles…

C’est la nature solennelle et indifférente, qui se renouvelle depuis des millénaires et se moque placidement de l’état de paix ou de guerre dans lequel peuvent se trouver les hommes.

Cette nature est trop accueillante, cette paix trop riche, sans l’être aimé. Il faut être deux dans une gondole pour bien éprouver l’envoûtement de Venise.

Notre petite ville, surgie dans la beauté, est surtout triste, enfin, parce que nous y sommes seuls. C’est la ville sans femmes.