La ville sans femmes/03

La bibliothèque libre.
Société des éditions Pascal (p. 57-67).


III

SYMPHONIE EN VERT ET OR












Juillet et août ! Lourdeur des journées accablantes. Le camp entier semble endormi. Rien, toutefois, ne vaudra une journée vraiment équatoriale passée dans le premier des deux villages où j’ai habité. Les citadins disent souvent, quand il fait très chaud : « Ah ! qu’on serait bien à la campagne, au grand air, loin des maisons et des rues… »

Eh bien ! ici, au bord d’un lac, en pleine forêt, on a la sensation d’étouffer. C’est au point que, durant plusieurs jours, le colonel a suspendu les travaux au bois et, après les besognes indispensables pour l’entretien du camp, il a accordé un repos complet à toute la population.

Nous passons le reste de la journée étendus sur nos lits ou sur des bancs ou dans les solariums construits par les internés eux-mêmes, aux portes des baraques, avec des planches rudimentaires et des troncs d’arbre.

L’air est d’une immobilité absolue. On dirait que le monde entier, en contemplation extatique, admire les épousailles mythologiques du soleil avec notre mère la terre. Tel un amant vigoureux et toujours jeune, l’astre d’or féconde de ses rayons ardents les flancs augustes de la vieille planète qui, plus tard, à l’automne, nous donnera les fruits de ses accouchements.

Été, été, saison de la liberté, de la verdure et de l’amour, que l’on souffre d’être cloîtré ici, quand tu règnes ! Tu donnes à la nature et aux hommes la féerie des couleurs. Tu es la providence des pauvres et, comme le chantait le poète romantique :


L’été, c’est la saison de feu,
C’est l’air tiède et la fraîche aurore :
L’été, c’est le regard de Dieu !

… … … … … … … … … … … … …

Toujours sereine et pacifique
Elle offre à l’auguste indigent
Des dons de reine magnifique,
   Des soins d’esclave intelligent.

A-t-il faim ? Au fruit de la branche
Elle dit : — Tombe ! ô fruit vermeil ;
A-t-il soif ? — Que l’onde s’épanche !
A-t-il froid ? — Lève toi, soleil !…


Tandis que l’hiver…


C’est Dieu qui dort.


Mais il y a été et été, soleil et soleil.

Il y a des journées d’été pendant lesquelles, comme disent les paysans de France, « le soleil est gras ». Des senteurs d’herbe traînent lourdement au ras du sol. Les mouches, ivres de lumière et de chaleur, ronflent des ailes et les guêpes, dont le corsage brille comme une armure d’or, bourdonnent incessamment.

Si fastidieuse que la chaleur puisse paraître par moments, elle est quand même le symbole de la vie. Un vieux Napolitain à la figure ridée et bronzée me disait tout à l’heure avec un petit sourire ironique :

— Je me moque de ceux qui se plaignent de l’été. Quand l’hiver approche, ils s’enrhument et ils toussent. Alors ils courent chez le médecin, qui, après les avoir auscultés, leur dit : « C’est la grippe. Prenez ces pilules, elles vous feront transpirer ! Cela coûte 3,00 $. » En été, on sue à l’œil et sans le secours des pilules.

J’ai suivi l’exemple de tout le monde. Habitué désormais à vivre dans le plus simple appareil, je m’adonne au plaisir de l’héliothérapie. Nous sommes des centaines de corps qui n’ont plus rien à cacher, qui brûlent, se tannent, cuisent au feu de la rôtissoire céleste.

À côté de moi, un camarade que l’on a surnommé l’ingénieur met au point un système à lui pour « avoir frais tout en ayant chaud ».

— Il me serait assez difficile d’expliquer mon système, avoue l’ingénieur, mais il atteint son but et c’est là l’essentiel.

Mais voici que des cris déchirent la somnolence de l’heure et atteignent rapidement le diapason le plus haut :

— Je l’ai vu moi-même !

— C’est faux !

— Tu es un idiot !

— Répète voir, si tu en as le courage…

— J’ai dit « idiot » et je ne rétracte rien.

— Et moi, je vais te casser la g…

Les camarades s’interposent. On sépare les deux adversaires. Voilà la quatrième querelle qui éclate dans le camp à propos de bottes depuis le matin. Celle-ci a failli tourner au pugilat.

— C’est la chaleur, m’explique l’« ingénieur » occupé à présent à réparer un outil à aiguiser les lames de rasoir, mais c’est aussi et surtout l’énervement dans lequel nous vivons.

— C’est vrai, dit un autre, nous sommes isolés du monde et nous ignorons tout de ce qui se passe à l’extérieur. Nous ne savons même rien sur notre propre sort.

Cette conversation me crispe. Je laisse l’« ingénieur » à sa réparation et je m’en vais traîner dans notre « rue Ste-Catherine » blanchie par la chaleur. Il y a là une exposition de nus à faire devenir végétarien le carnassier le plus endurci. D’autant que le nu est porté de préférence par les gras, ce qui est conforme à la logique si l’esthétique n’y trouve pas son profit. Les gras sont plus pressés que les autres de faire fondre leur surplus. Les maigres y vont progressivement et de façon discrète. On dirait qu’ils ont honte d’étaler leurs os. Un personnage célèbre aussi bien par ses fonctions que par la rondeur de sa taille a été un des premiers à se… déboutonner complètement. Certains d’entre nous ont d’abord été offusqués d’un tel sans-gêne. Mais cet homme très populaire surprit bientôt ses admirateurs par la sveltesse de ligne qu’il acquit en très peu de temps.

Je me regarde à mon tour et je constate que l’effet combiné d’un penchant trop prononcé pour la bonne chair et d’une occupation trop sédentaire me donne un tour bedonnant qui ne laisse pas d’être inquiétant.

Et, comme les autres, je me mets à profiter de mes « vacances ». Un ouvrier en chômage, père de huit enfants, dit à côté de moi :

— Jamais mes moyens ne m’auraient permis de passer des vacances aussi salutaires !

— Cette existence au grand air va me donner de la santé pour tout l’hiver ! assure un employé de commerce malingre et courbé.

Mais le « philosophe », qui entend ces réflexions, éclate :

— Tout ça, dit-il, c’est des bravades ! C’est toujours de la logique sentimentale. Qu’on leur ouvre la grille d’entrée et tu les verras se sauver en courant et à pied s’il le faut pour arriver plus vite chez eux !

La plupart des hommes nus que j’aperçois, étendus à l’ombre, appartiennent à une génération usée, déjà sur le déclin. Plusieurs d’entre eux, qui n’ont pas eu une enfance heureuse, furent obligés de travailler durement dès l’adolescence. Ils sont arrivés très jeunes au Canada avec des groupes d’émigrants italiens, il y a trente ou quarante ans, et ont trimé péniblement avant de réussir plus ou moins dans différents domaines. Il y a ici des hommes riches qui ont travaillé comme des bêtes à l’âge où leurs petits camarades allaient encore à l’école. La pauvreté marque d’un sceau indélibile. Elle laisse des traces que les ans n’effacent pas.

Au coin de la rue Sainte-Catherine et de la cuisine, je rencontre un avocat qui est un vibrant partisan des bains de soleil. La température de feu qu’il fait le comble d’aise. Très « anglais » dans sa manière de considérer l’hygiène et le confort, il est toujours épilé, rasé, astiqué, parfumé, tiré à quatre épingles. Cette « élégance » n’est pas seulement extérieure chez lui. Du matin au soir, on voit dodeliner sa silhouette d’un bout du village à l’autre. Il se hâte vers les occupations les plus hétéroclites. Tantôt il s’en va rédiger des épîtres en anglais, en français ou en italien pour les « peu forts en lettres ». Puis il donne généreusement des conseils à ceux qui le prennent comme confident des échecs subis dans leurs affaires. On l’appelle pour servir d’interprète chez le juge qui vient au camp interroger les internés. Enfin, on l’aperçoit portant des brouettées de déchets de cuisine, besogne qu’il a briguée avec habileté afin de pouvoir profiter des quelques avantages qui viennent de la fréquentation du garde-manger.

La chaleur n’a pas affaibli son entrain.

— Je viens de finir mon boulot, me dit-il, rayonnant ; je vais maintenant prendre un bon bain de soleil ; après quoi, la douche…

Aguiché par le fumet d’une vapeur dense que dégagent les proches marmites, je lui demande :

— Qu’aurons-nous de bon à manger ce soir ?

— Pouah ! fait-il avec une moue de dégoût : de la viande !

Et, en connaisseur instruit de tous les régimes vitaminisés, il poursuit :

— Avec tout ce que j’ai reçu aujourd’hui de chez moi, je vais me confectionner un plat de mon cru. Du lait, du sucre, des bananes en rondelles, des biscottes émiettées, des noix pilées, des figues sèches hachées, du raisin sec écrasé, des pruneaux…

Il se tait brusquement. Je suis son regard et je comprends. Un groupe qui approche nous menace d’une discussion sur la guerre, sujet rebâché du matin jusqu’au soir par beaucoup d’entre nous et qui, étant donné le peu de nouvelles qui parviennent jusqu’à nous depuis quelques semaines, ne peut donner lieu qu’à des déductions fantaisistes. Nous sommes plusieurs, toutefois, qui évitons non seulement de parler de la guerre, vu l’inanité de tout entretien sur une question dont nous ne savons plus rien, mais aussi de nous trouver au milieu de ceux qui en parlent.

Un de ceux qui viennent de notre côté est précisément l’un des internés qui sont le plus obsédés par la guerre. Le fait que nous ignorons à peu près tout des événements gigantesques qui se déroulent exacerbe sa hantise. Les yeux noirs désorbités, la barbe souvent inculte, on l’aperçoit partout, le dos voûté, qui roule dans sa tête de très graves pensées. Des souvenirs de la précédente « dernière guerre » — qu’il a faite vaillamment, d’ailleurs — lui reviennent avec acuité et on l’entend souvent murmurer :

— Mon Dieu ! Quel massacre…

L’« avocat » me prend le bras avec autorité et me dit à haute voix que « nous sommes attendus ». Et nous nous esquivons, évitant ainsi de justesse une énervante et dérisoire discussion.


***


Une fois le dîner expédié dans une température d’étuve, nous nous sommes traînés jusqu’à la cantine pour nous disputer quelques boissons glacées, comme des nectars, puis, finalement, rentrés, nous nous sommes laissés tomber sur nos paillasses au moment où des grondements lointains présageaient un orage.

La baraque est cadenassée à neuf heures, après l’appel du chef de la chambrée en présence du sergent. Le silence sonne à dix heures. Il est ensuite interdit de parler à haute voix et même d’allumer une cigarette (ce qui n’empêche que tout le monde parle et que tout le monde fume).

L’orage approche et nous sommes éveillés dans l’obscurité, incapables de trouver le sommeil.

Le tonnerre se reprend brusquement à rugir, de plus en plus près, à une vitesse vertigineuse. Les cataractes du ciel s’ouvrent enfin. L’eau coule à flots dans une éruption violente. On dirait que chaque filet est une canne frappant à toute volée nos baraques, les arbres, la terre…

Les éclairs qui, tout à l’heure, ponctuaient vivement l’horizon de leurs zébrures, s’attardent maintenant. Tout le paysage, sous cet éclairage saccadé, prend un aspect fantomatique. On dirait que « l’électricien d’en haut » veut prendre quelques secondes pour contempler à sa guise notre petite ville éclairée à giorno et confondre, par la puissance de ses moyens, les pauvres petits phares qui entourent le camp.

L’artilleur suit l’électricien. Il allume les mèches de ses bombes et les lance dans notre direction à une cadence accélérée. Elles éclatent avec des déchirements secs que l’écho répercute dans toute l’étendue de l’espace en vrombissements assourdissants. C’est eschylien.

Cela dure depuis plus d’une heure. Un à un nous nous levons et regardons dehors. Nous sommes à la fois heureux, soulagés et terrifiés. Certains d’entre nous ont vraiment peur et ne bougent pas dans leur lit.

La foudre vient de tomber dans l’enceinte même du bourg. Nous avons entendu quelque chose craquer et se casser à l’extrémité nord du camp.

Maintenant c’est devant nous, à quelques pas de notre baraque, qu’un fil incandescent tombé du ciel vient s’abattre au bord du lac en produisant une explosion assourdissante.

Puis, avec la même rapidité qu’il est venu, l’orage s’en va porter ailleurs sa terrible et bienfaisante fraîcheur.

Le ciel s’apaise. Les feuilles des arbres s’égouttent en frissonnant. L’horizon est déjà redevenu serein. Des étoiles. Demain il fera beau, il fera bon…