La ville sans femmes/09

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Société des éditions Pascal (p. 187-202).


IX

LES MUSES












J’écris ces lignes un des premiers soirs après mon arrivée au camp. J’ai la tête toute sonore encore d’une orgie musicale. L’âme et le cerveau déborde de vibrations rythmiques. Il me semble avoir subi une transfusion de sang. Je me sens un autre homme…

Jamais, comme à cette minute, je n’ai saisi toute la valeur d’un épisode qui me fut raconté jadis par un confrère, envoyé spécial d’un journal parisien sur le front italo-autrichien, pendant la guerre de 1914-1918, et qui en fut témoin.

C’était sur le Carso.

Un petit soldat sicilien, écrasé sur un rocher, pleurait silencieusement.

— Qu’est-ce qui te chagrine de la sorte ? lui demanda un lieutenant.

— Ma mère est morte, ma femme est à l’hôpital et j’ai deux petits enfants.

— Chante ! répondit l’officier. Cela te soulagera !

C’est bien par le chant et par la musique que les peuples méridionaux de l’Europe exaltent toute leur tristesse. Et ces peuples sont beaucoup plus mélancoliques que ceux du Nord.

Qu’y a-t-il de plus élégiaque que les airs arabes psalmodiant comme des nenies, et que les « malaguenas » espagnoles, dont les cadences évoquent des gémissements, et que certaines chansonnettes napolitaines, où l’amour et la nostalgie se confondent en une seule plainte ?

J’en ai eu une preuve le jour de notre voyage de Montréal à notre établissement. L’angoisse nous dominait à cause de l’incertitude de notre sort immédiat. Il y avait déjà plus de deux heures que le train filait sur une voie unique, traversant des agglomérations minuscules et sans nom. Chaque tour de bielle de la locomotive semblait alourdir nos cœurs, car il nous éloignait un peu plus de nos foyers, de nos familles, de tout ce qui nous était cher et connu, pour nous porter toujours plus loin vers l’inconnu.

Tout à coup le train s’arrêta à la hauteur d’une petite ferme, dont les habitants avaient l’air d’être familiers avec les cheminots descendus du convoi pour causer avec eux.

J’attendis, le cœur battant d’incertitude, cinq minutes, un quart d’heure… Mes compagnons étaient également anxieux.

Au milieu du grand silence qui s’était fait dans les quatre wagons que nous occupions, une voix fraîche, ténorisante, s’éleva et entonna une romance populaire italienne aux cadences langoureuses :

Non ti scordar di me
La vita mia legata a te


(Ne m’oublie pas, ma vie est liée à toi pour toujours…) disait le refrain…

J’avoue humblement que je me défends mal contre l’envoûtement de ces airs simples, de ces rengaines gnangnan, où invariablement « brune » rime avec « lune » et « amour » avec « toujours »… En tout cas, l’émotion dont j’étais envahi à cette minute, je la sentis gagner de proche en proche tous les autres hommes qui étaient là. La voix chantait, chantait toujours…

C’était celle d’un médecin montréalais qui possède un organe vocal en tout point excellent.

Non ti scordar di me


insistait la voix, avec des tonalités tantôt chaudes et passionnées, tantôt désespérées.

Chacun de nous répétait en lui-même ces mots, fredonnait ces notes à l’adresse de la « femme aimée » qu’il laissait derrière lui.

Quand le point culminant de la mélodie fut atteint, le point culminant de notre émotion le fut également.

Nous étions soulagés, délivrés de notre souffrance. Exorcisés, en quelque sorte. Une fois de plus, la magie de la Musique avait opéré : cette magie qui veut que, seule entre toutes les autres formes de l’Art, elle trouve d’emblée, directement, la voie mystérieuse de l’âme humaine.

Seulement, c’était dans notre chair saignante que le prestige s’était accompli.

Le vers magnifique de Baudelaire me revient à l’esprit : « la musique, parfois, me prend comme une mer ».

On comprend parfaitement à quel but généreux ont obéi les autorités militaires qui commandent notre petite ville en autorisant nos divertissements musicaux, et en les favorisant même dans toute la mesure du possible.

Les Allemands, qui habitaient seuls le camp avant nous, avaient, d’ailleurs, profité largement de cette autorisation.

Le sergent du service médical sanitaire leur avait prêté un piano que nous avons nous-mêmes gardé pendant un certain temps avant d’en acheter un à notre compte. Le musicien d’une brasserie munichoise de Montréal fort fréquentée durant quelques années avait formé un premier embryon d’orchestre avec un accordéon et trois violons. Cet orchestre s’élargit considérablement par la suite. D’autres, suivant le goût de leur pays, avaient formé une chorale.

Le lendemain de notre arrivée, les Allemands organisèrent un concert en notre honneur. Ce fut pour nous une stupéfaction, une révélation et un réconfort à la fois.

Les violons et l’accordéon se firent entendre dans les valses de Strauss.

Jamais je n’ai été autant pénétré par les roulades enveloppantes du « Beau Danube Bleu ». Ah ! Vienne, Vienne, ville frivole et charmante, où es-tu ?

Enfin, le chœur rangé, discipliné, carré, massif comme un régiment de Poméraniens, n’eut ni une faiblesse, ni une rature en exécutant une marche de Wagner.

Les concerts qui suivirent furent naturellement mixtes. Les Italiens eurent vite leur part. Car, outre le médecin, ils pouvaient mettre en ligne un musicien accompli, un artiste dans toute l’acception du mot : un jeune maestro au double talent de compositeur et d’exécuteur, titulaire de la chaire d’orgue d’une grande église de Toronto. Ce grand jeune homme au nez aquilin très prononcé, frémissant comme sa musique dont l’inspiration mélodique est étayée par une solide technique, ne vit réellement que lorsqu’il est assis au clavier, devant une feuille rayée. Alors, il n’est plus le même. On le sent transporté dans un autre « climat », très loin de nous, dans le royaume céleste des sons, où vraiment l’homme semble pouvoir approcher un peu de Dieu. Ses doigts se meuvent avec une agilité surprenante, et à une vitesse vertigineuse, soit qu’il passe d’une touche à l’autre, soit qu’il saisisse les portées entières, ou qu’il trace des « pattes de mouches » entre les rayures du papier…

En dehors de ces moments, ce musicien parfait est un homme nerveux. Il ne tient pas en place. On le voit un peu par ici, un peu par là, rôder dans le camp en rongeant le frein de se sentir bridé, lui qui possède la faculté de brider cette chose merveilleuse qu’est l’harmonie.

Depuis qu’il est au camp, il a composé plusieurs morceaux qui ont été créés ici même et accueillis par un très vif succès. D’abord une « Chanson de prisonnier » que tout le monde fredonne maintenant. Ensuite, une « Prière » sur paroles d’un autre médecin, un chirurgien de valeur, dont j’ai déjà parlé, qui manie la rime avec autant de sûreté que le scalpel. Enfin, il a composé sept Oratorii pour orgue, dans lesquels il a saisi avec une justesse émotive du meilleur aloi sept moments différents de l’existence de notre petit bourg.

Naturellement les musiciens se multiplièrent par l’arrivée de nouveaux internés au point que, dans notre deuxième camp, il y avait, composés en majorité d’Allemands, une fanfare complète, un orchestre avec cuivres et cordes, un orchestre composé seulement de violons et de violoncelles et, enfin, un orchestre comique composé d’instruments hétéroclites.

Sans compter un orchestre italien de mandolines et de guitares.

Excusez du peu.

Le dimanche, quelques internés de la Baraque 7, qui possèdent un phonographe, viennent à l’hôpital donner des auditions pour égayer les malades.

D’autres « artistes » se produisent pendant ou après les « banquets ». Parmi eux, il y en a un qui a vraiment le don de la chansonnette. Il possède la finesse d’un Tino Rossi, sans tomber dans l’excès du doucereux. Il n’a que 26 ans et, à Hamilton où il exerce la profession d’ingénieur-électricien, il possède un orchestre complet d’amateurs. Il chante de la musique facile, des chansons italiennes de rues telles que Torna piccina mia ou Mia bella signorina avec des roulades charmantes et une manière bien à lui de prolonger la dernière note en la rehaussant langoureusement avant de la laisser mourir…

Un constructeur de Hamilton a un genre tout différent. Il a composé pour son usage personnel des chansons parlées, qu’il débite sur un ton pince-sans-rire irrésistible. Son grand succès est Suzy, parodie du Napolitain en Amérique qui parle l’anglais avec un fort accent natif.

C’est encore un gai luron que ce Montréalais robuste à l’entrain et à la bonne humeur duquel ceux d’entre nous qui restèrent enfermés pendant plus de trois semaines dans les cellules d’une prison doivent des instants de réconfort. Il possède un bagout intarissable et le talent de cent bonimenteurs de foire mis ensemble. Il s’est créé une double popularité en détaillant avec force sous-entendus verveux la rime grivoise et en poussant la note sentimentale. Cet amateur-phénomène a même innové dans le genre en construisant en plein air un jazz monstre pour lequel il a utilisé jusqu’aux boîtes de café vides en tôle et des tessons de bouteilles pour obtenir des sons. Mais l’appareil était si encombrant qu’un beau jour le sergent-major le lui fit démolir. Les instrumentistes sont nombreux. Nous avons un duo de guitare et de mandoline — deux amateurs de Hamilton — qui est excellent. Ce sont deux musiciens avertis et parfaits, au point qu’un soir, au cours d’un banquet, ils purent exécuter le fameux « quatuor » de Rigoletto.

On raconte que, le soir de la création de Rigoletto à Paris, Victor Hugo pleura et s’écria :

— Qu’on donne à la poésie le moyen de s’exprimer avec quatre rimes à la fois comme la musique fait chanter quatre voix ensemble, et je pourrais, peut-être, faire aussi bien que Verdi !

On comprend donc ce que cette évocation du fameux quatuor ait pu produire ici, sur un auditoire un peu simple mais sincèrement émotif. Lorsque la fin du morceau fut venue, un des assistants qui frémissait se leva et cria à l’adresse des deux exécutants :

— Que Dieu vous bénisse !

Un vieux Napolitain s’amuse comme un fou avec un petit accordéon sur lequel il égrène des tarentelles que, de temps en temps, d’autres soulignent avec des pas qui voudraient être des danses.

Nous avons, d’autre part, écouté avec plaisir trois ou quatre concerts de belle qualité que donne hors de l’enceinte du camp la fanfare du régiment auquel appartiennent les soldats de la garde. Cette fanfare a joué des extraits d’opéras et des marches militaires. Comme ces concerts avaient lieu à proximité des baraques militaires, qui côtoient le camp du côté du bois, il a suffi aux internés de s’approcher de la bordure de fil de fer barbelé pour ne pas perdre une note… Et c’était un spectacle significatif que celui des prisonniers et de leurs gardiens également attentifs, recueillis et silencieux pendant l’exécution des pièces, confondre ensemble, à la fin de chaque morceau, un enthousiasme égal.

Tout de suite après la musique, la faveur populaire dans notre petite ville va au cinéma.

Nous avons des séances de cinéma deux soirs par semaine, le mercredi et le samedi.

La Y.M.C.A. qui, ainsi que la Croix-Rouge internationale, mérite non seulement les éloges mais la reconnaissance de tous ceux qui, dans tous les pays, ont été ou sont prisonniers ou des internés de guerre, nous fournit un film par semaine pour la modique somme de cinq dollars. Le prix d’entrée à la représentation de ce film est de cinq cents. Nous louons nous-mêmes un autre film par semaine, mais le prix d’entrée pour assister à la projection de celui-là est de dix cents.

Ce sont, en général, des films de la production courante d’Hollywood. Quelquefois, il nous arrive d’en avoir de très beaux. Ce sont les mêmes que l’on voit dans les cinémas de toutes les villes, sauf que tous les films qui se rapportent à la guerre sont interdits.

Les bandes comiques amusent énormément les camarades. Mais celles qui les intéressent par-dessus tout et qui provoquent à proprement parler une sorte d’ivresse collective, ce sont les films qui ont comme protagoniste une jolie actrice et comme sujet une grande aventure d’amour. Il faut entendre alors les gémissements et les murmures par lesquels le public souligne les passages les plus passionnants du film. Pendant toute la soirée, après la représentation, on ne parle que de cela. L’héroïne du film est discutée, approuvée, critiquée avec une telle ardeur qu’on se croirait au lendemain d’une première sur le Broadway.

Tous ces films sont dialogués en anglais, ce qui n’empêche pas les camarades qui ne comprennent pas l’anglais d’être des spectateurs assidus.

J’ai demandé à un de ceux-ci, un vieux marin sicilien :

— Que viens-tu faire au cinéma, puisque tu ne comprends pas un mot ?

— Cela ne fait rien ! me répondit-il. Si je ne comprends pas, je vois, et cela m’amuse.

Dans le deuxième camp, les Allemands possédaient trois ou quatre vieux films dans leur langue et nous les ont présentés à plusieurs reprises. Le grand succès fut une opérette allemande intitulée Gasparone dont la protagoniste est une chanteuse hongroise aux formes provocantes, et qui joue son rôle avec un entrain endiablé. La pellicule a été redonnée plus de huit fois.

On nous a présenté un seul film italien et ce fut un désastre ! Il s’agissait d’une très mauvaise adaptation cinématographique de l’Othello de Verdi tournée par une petite maison de New-York.

Attirés par le titre et par le nom du compositeur, les internés se pressaient nombreux dans la salle mais ils furent bien déçus quand ils s’aperçurent de quel genre de production il s’agissait.

Au moment de mon départ du camp, j’avais entamé des pourparlers afin d’obtenir quelques films en langue française pour faciliter l’enseignement du français, et je pense sincèrement que j’aurais pu en obtenir.

À côté du cinéma, nous avons aussi le théâtre. Nous étions en train de nous bâtir une scène lorsque nous fûmes transférés du premier au second des deux camps où j’ai séjourné. Là, les Allemands, qui avaient formé une troupe régulière, donnaient presque chaque mois une ou deux représentations de quelques pièces présentées avec beaucoup de goût. Un ancien directeur de la U. F. A. de Berlin et le directeur d’une salle de spectacles de Toronto avaient pris la charge de construire un véritable petit théâtre, muni d’un plateau, d’une scène, d’un rideau, de coulisses et de décors. Ils donnèrent ainsi plusieurs spectacles qui remportèrent un très vif succès.

De mon côté, j’organisai une soirée en français et en italien avec une troupe d’internés des deux langues qui joua avec beaucoup d’entrain.

Outre que de bâtir des décors, les deux Allemands qui s’occupaient du théâtre avaient constitué une petite garde-robe contenant des costumes qu’un ancien tailleur, devenu pour l’occasion le costumier, adoptait ou arrangeait selon les interprètes et le personnage qu’il fallait jouer. Le coiffeur d’un bateau marchand allemand était le maquilleur en chef et il s’acquittait de sa besogne avec une maestria digne d’un professionnel.

Dans ce Parnasse à écartement réduit qu’est notre petite ville, il n’y a pas que Thalie et Euterpe. D’autres muses sont cultivées.

D’abord, la Poésie lyrique, qui a deux ou trois représentants dont l’un, ancien ministre protestant, manie la rime avec aisance et inspiration.

La Peinture a, elle, plusieurs respectables adeptes. Un artiste d’indiscutable valeur, qui dirige une excellente école à Montréal. Un jeune et très brillant ancien élève de l’Académie de Brera de Milan, portraitiste d’une personnalité marquée qui marche à grands pas vers un avenir prometteur. Sans compter plusieurs Allemands qui reproduisent des fleurs, des animaux ou des paysages, avec un effet sûr de couleurs.

La Sculpture trouve en un Montréalais d’origine florentine un digne émule de grands ancêtres de son pays natal.

Enfin, il y a les Écoles…

La question de l’enseignement est une de celles qui importent le plus dans le camp.

Dans notre premier établissement on ouvrit quelques cours de français et d’anglais, qui obtinrent un très vif succès. Mais on était loin d’avoir créé un organisme digne de la tâche de l’enseignement. Dans le deuxième camp, je trouvai une organisation vraiment remarquable qu’il faut attribuer à la méthode et aux principes appliqués par celui qu’on appelait « le ministre de la culture populaire », un ingénieur allemand qui représentait au Canada l’une des plus grandes fabriques de moteurs d’Allemagne.

Grâce aux soins assidus de ce technicien et à la bonne volonté d’un certain nombre de collaborateurs internés transformés de but en blanc en « professeurs », il fut possible d’inaugurer et de maintenir régulièrement cinquante-deux cours d’enseignement. Il y a d’abord, en langue allemande, toute une série de cours d’un intérêt pratique ou théorique ou les deux à la fois. On y enseigne les mathématiques, la géographie, la physique, la mécanique, etc. Ces cours ne sont pas seulement un passe-temps. Ils ont aussi pour but de permettre à un certain nombre de jeunes internés qui devront reprendre leurs études au moment de leur libération de se préparer à subir heureusement des épreuves dans les Écoles supérieures. C’est ainsi qu’il y a dans les classes plusieurs élèves qui se préparent aux examens du baccalauréat.

En outre, on étudie les langues étrangères. Il y a des cours d’anglais, de français, d’italien, d’allemand, d’espagnol et de russe.

J’ai personnellement la charge de trois classes de français (premier, deuxième et troisième cours), deux classes d’italien, une classe d’histoire de la littérature française et un cours de philosophie.

Il faut ajouter à tout cela les leçons-conférences de l’Université populaire du camp que j’ai fondée grâce à l’appui et à la bonne volonté de l’ingénieur allemand qui s’occupe de l’instruction. Les cours de cette université populaire ont lieu le samedi après-midi et le but poursuivi est d’élargir le domaine des connaissances générales des internés et de leur donner la possibilité de ne pas perdre tout à fait le temps qu’ils passent au camp. Il s’agit, en somme, d’une série de conférences sur les thèmes les plus divers et dans la forme la plus simple et la plus claire possible afin de permettre à tous — même à ceux qui ne peuvent avoir grand espoir d’améliorer leur sort d’avant-guerre — d’acquérir quelques nouvelles connaissances et de ne pas être trop handicapés au moment de leur libération. Une série de conférences de vulgarisation et voilà tout !

Tous ces cours jouissent de la faveur générale des internés, qui les suivent avec assiduité et qui font tout leur possible pour mettre cette aubaine à profit.