La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de Noël/Texte entier

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La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de Noël
La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de NoëlG. Charpentier, Éditeur (p. couv.-TdM).

LA VRAIE TENTATION
du
GRAND SAINT ANTOINE

CONTES DE NOËL
racontés
par paul arène
et illustrés
Par VOLLON, BASTIEN-LEPAGE, LÉONCE PETIT, J. D’ALHEIM, SAHIB,
G. ROCHEGROSSE, SCOTT, FORAIN, CH. BIGOT, L. CHEVALLIER, SUTTER

Illustration d’un conte de paul arène par Léonce Petit.
Illustration d’un conte de paul arène par Léonce Petit.

PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
15, rue de grenelle-saint-germain, 15

1880



LA VRAIE TENTATION


du


GRAND SAINT ANTOINE




CONTES DE NOËL


PARIS. — IMPRIMERIE E. CAPIOMONT & V. RENAULT
6, rue des poitevins, 6

LA VRAIE TENTATION
du
GRAND SAINT ANTOINE

CONTES DE NOËL
racontés
par paul arène
et illustrés
Par VOLLON, BASTIEN-LEPAGE, LÉONCE PETIT, J. D’ALHEIM, SAHIB,
G. ROCHEGROSSE, SCOTT, FORAIN, CH. BIGOT, L. CHEVALLIER, SUTTER


PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
15, rue de grenelle-saint-germain, 15

1880



LA VRAIE TENTATION
du
GRAND SAINT ANTOINE




LA VRAIE TENTATION
DU
GRAND SAINT ANTOINE


CONTE POUR LA NOËL
dédié à mes petites amies Jeanne et Madelon Dauphin


lettrine C
aint Antoine poussa la porte et vit dans sa cabane une demi-douzaine d’enfants tout petits, montés du village malgré la tourmente pour lui apporter du miel et des noix, friandises que le bon ermite se permettait une fois l’an, le jour de Noël, à cause de son grand âge.

— Mettez-vous en rond, mes amis, et jetez dans l’âtre quelques pommes de pin pour que la flamme éclaire… Bien !… Maintenant faites place à Barrabas : le fidèle Barrabas a si grand froid que son groin en pèle et que sa queue raidie ne peut plus se détortiller.


Les enfants toussèrent, se mouchèrent, Barrabas (car tel est le vrai nom que portait le cochon de saint Antoine), Barrabas, ses sabots voluptueusement fourrés dans les cendres chaudes, grogna ; le saint rabattit son capuchon, secoua la neige de ses épaules, passa sa main sur sa belle barbe grise où pendaient des chandellettes de glace, et, s’étant assis, il commença :


— C’est donc ma tentation qu’il faut que je vous conte ?

— Oui, bon saint Antoine ! oui, grand saint Antoine !

— Ma tentation ? mais vous la connaissez aussi bien que moi, ma tentation. On l’a mille fois dessinée et peinte, et vous pouvez contempler sur mon mur, collectionnées soigneusement (Dieu me pardonne cette manie peut-être vaniteuse !), toutes les estampes, vieilles ou nouvelles, consacrées à ma gloire et à celle de Barrabas, depuis l’image d’Épinal qui coûte un sou, chanson comprise, jusqu’aux chefs-d’œuvre admirables des Téniers, des Breughel et des Callot.

Vos mamans, à coup sûr, vous ont menés voir au Luxembourg, sur le théâtre des marionnettes, mon pauvre ermitage tel qu’il est ici, avec la chapelle, la cabane, la cloche suspendue à la fourche d’un arbre mort, et moi au milieu en prières, tandis que Proserpine m’offre une coupe et qu’un paquet de diablotins, balancés au bout d’une ficelle, se cognent en poursuivant Barrabas effrayé.

Bientôt même, quand vous suivrez l’école, ce qui, je l’espère, ne saurait tarder, vous pourrez, à travers les vitres de la bibliothèque paternelle, lire ces mots : « La tentation de saint Antoine, par M. Gustave Flaubert, » inscrits en lettres d’or sur le dos gaufré d’une belle reliure.

Ce M. Flaubert est habile homme, quoiqu’il n’écrive pas pour les petits enfants de votre âge, et, sur mon compte, assez exactement renseigné ; de leur côté, les artistes dont je vous parlais tout à l’heure n’ont oublié aucun des diables qui, à diverses reprises, me tentèrent ; ils en auraient même ajouté plutôt.

C’est pourquoi, mes enfants, à revenir sur des événements si connus, je craindrais vraiment d’avoir l’air de radoter…


— Oh ! saint Antoine !… Oh ! grand saint Antoine !

— Si je vous disais quelque autre chose ?

— Non ! la tentation, la tentation.

— Allons, fit Antoine en souriant, je vois bien que je n’échapperai pas à la tentation cette année encore ; mais, comme vous avez été exceptionnellement sages, je vais vous en conter une qu’aucun artiste n’a peinte et dont M. Gustave Flaubert n’a point parlé. Elle fut terrible pourtant, n’est-ce pas, Barrabas ? et me fit rouler plus longtemps qu’il n’aurait fallu sur la pente au bas de laquelle luisent dans un grand trou les feux de l’enfer tout ouvert. C’est d’ailleurs par une nuit pareille et à l’occasion du réveillon que l’aventure m’arriva.


À ce début, Barrabas, évidemment intéressé, se redressa sur ses deux pattes de devant pour écouter, les enfants frissonnèrent et se rapprochèrent, et voici le conte de Noël que leur raconta le bon ermite :


— Donc, mes amis, vous vous figurerez qu’après mille tentations successives, les diables tout à coup avaient cessé de me tenter. Mes nuits devinrent tranquilles. Plus de monstres griffus et cornus m’emportant dans les airs sur leurs ailes de souris-chauve ; plus de suppôts d’enfer à barbe de bouc, à museau de singe ; plus de fantasques musiciens essayant d’effrayer Barrabas avec leur ventre fait d’une contre-basse et leur nez qui s’évase et sonne comme une invraisemblable clarinette ; plus de reine Proserpine en robe d’or semée de vives pierreries, gracieuse et majestueuse…

Et je me disais : « Tout va bien, Antoine, les diables se sont découragés. »

Nous vivions, Barrabas et moi, heureux autant qu’on peut l’être, sur notre roche. Barrabas allait, venait, me suivait partout, m’édifiant de sa candeur et me réjouissant de ses gaietés enfantines ; moi, je faisais ce que fait tout bon ermite : je priais, je sonnais ma cloche aux heures voulues, et, dans l’intervalle des exercices et des prières, je puisais de l’eau à ma source pour arroser, dans un creux abrité, les légumes de mon jardin.

Cela dura six mois et plus… les six beaux mois de solitude !

Je m’endormais dans la confiance ; mais, pour mon malheur, le Malin veillait.

Un jour, aux approches de la Noël, j’étais en train de prendre le soleil devant ma porte, quand un homme se présenta. Il avait des souliers ferrés, un fort bâton, un habit de velours coupé carré ; il portait sur le dos la balle des porteballes, et criait : « Broches, broches, broches !… Fournissez, fournissez-vous de broches ! » avec un léger accent auvergnat. « Vous faut-il une broche, bon ermite ? — Passez votre chemin, brave homme, je vis d’eau claire et de racines, et n’ai que faire de vos broches. — C’est bon, c’est bon, ne nous fâchons pas, on remballe sa marchandise ! Pourtant, ajouta-t-il avec un diabolique regard en me montrant Barrabas qui, plus perspicace que moi, grognait furieusement dans un coin, pourtant celui-ci m’avait paru luisant et gras en suffisance, et je croyais, Dieu me pardonne ! que vous le destiniez au prochain réveillon. »

Le fait est que ce gueux de Barrabas, depuis que les diables ne tourmentaient plus ses digestions, s’était paré d’une graisse réjouissante.

Je remarquai soudain la chose. Mais de là à manger mon unique ami, il y avait loin. Aussi, quand je vis le porteballe redescendre le sentier, l’air penaud, sa broche à la main, songeant à cette idée qu’il avait eue de me faire réveillonner du corps de Barrabas, je ne pus m’empêcher de rire.

Peu à peu, cependant, comme une mauvaise herbe qui chemine, cette infernale idée, car c’était évidemment un diable sorti des enfers qui, déguisé en colporteur, avait voulu me vendre une broche, cette infernale idée de manger Barrabas poussait ses racines au dedans de moi.

Je rêvais broches, je voyais broches. Vainement je multipliais les mortifications et les pénitences ; pénitences et mortifications n’y faisaient rien. Et le jeûne, le jeûne lui-même ne faisait que surexciter mon appétit. Je fuyais Barrabas, je n’osais plus l’emmener dans mes quêtes, et lorsqu’à mon retour, frétillant de la queue, il venait affectueusement frotter sur mes pieds nus les rudes soies de son échine, je détournais les yeux bien vite et n’avais pas le cœur de le caresser.

Mais je crois, mes enfants, que tout ceci ne vous intéresse guère, et peut-être préféreriez-vous…

— Non ! bon saint Antoine.

— Continuez, grand saint Antoine.


— Je continuerai donc, quoiqu’il m’en coûte de réveiller d’aussi pénibles souvenirs. Que de tentations ! que d’épreuves !



Le diable, pour induire la créature à mal, se sert parfois des choses les plus innocentes.

Près de mon ermitage il y avait un petit bois (je crois qu’en cherchant bien on en retrouverait encore quelques arbres), où de braves gens m’avaient permis de conduire Barrabas à la glandée. C’était notre promenade favorite, le soir, au soleil couchant, quand la feuille du chêne sent bon. Là, je lisais, Barrabas se gorgeait de glands, et souvent même, labourant de son groin la terre humide sous les feuilles tombées, il en faisait jaillir certaines boules grenues, odorantes et noires, qu’il croquait avec volupté.

— Des truffes, peut-être, grand saint Antoine ?


— Oui, mes petits amis, des truffes, cryptogame dédaigné par moi jusque-là, mais dont le souvenir me revint tout d’un coup, exact et appétissant. Si bien qu’à partir de ce moment-là, chaque fois que Barrabas déterrait une truffe, je la lui faisais lâcher d’un coup de bâton bien sec sur le plat du groin, jetant hypocritement, pour que l’infortuné ne se décourageât point, une châtaigne ou deux à la place.


— Oh ! saint Antoine !

— J’en ramassai ainsi plusieurs livres…

— Et vous vouliez truffer les pieds à Barrabas ?

— Sans être bien décidé encore, je confesse que j’y songeais vaguement.


À côté de ma porte, reprit l’ermite après un silence, une plante apportée par le vent avait germé entre le roc vif et le mur. Ses longues feuilles d’un vert grisâtre sentaient bon, et dans ses petites fleurs violettes les abeilles venaient se rouler au printemps. J’aimais cette plante modeste qui semblait n’avoir voulu fleurir que pour moi ; je l’arrosais, je la soignais, j’avais tout autour apporté un peu de terre. Mais hélas ! un matin, comme je venais d’en casser un brin du bout de l’ongle, j’eus, en le respirant, une rapide et tentatrice vision de quartiers de porc rôtissant à la broche et inondant d’un jus doré des brins


d’herbe, plantés en quinconce dans la chair, qui grillent et se recroquevillent. Ma plante, ma modeste petite plante, c’était la sauge chère aux cuisinières, et sa friande odeur n’évoquait plus désormais dans mon âme que des images de ripaille et de cochon rôti.

Honteux de moi-même, j’arrachai ma sauge et donnai mes truffes toutes à la fois, dans une écuelle, à Barrabas, qui s’en régala.

Mais je ne devais pas être quitte à si bon marché. La sauge arrachée, les truffes jetées, mes tentations pourtant persistèrent. Elles revinrent même plus fréquentes, plus irrésistibles, à mesure que la Noël approchait. Mettez-vous à ma place : avec un estomac robuste encore et maigrement nourri depuis des années de légumes sans sel arrosés d’eau claire, ce que je voyais passer au pied de mon roc, sur le grand chemin qui mène à la ville, était bien fait pour damner un plus saint que moi. Quelle procession, mes amis ! Les gens de l’endroit, fidèles chrétiens, préparaient leur réveillon huit jours à l’avance, et c’étaient, du matin au soir, d’innombrables convois de victuailles : charretées de cerfs et de sangliers morts, homards ficelés, poissons par pleines hottes, huîtres en bourriches, poules et coqs pendus tête en bas, au bât des montures ; moutons gras destinés à l’abattoir ; canards et pintades ; troupeau blanc des oies qui panardent ; troupeau noir des dindes qui secouent leur jabot violet ; sans compter les bonnes femmes de la campagne portant dans des paniers des fruits de verger mûris sur la paille et des raisins conservés frais, des melons blancs d’hiver, des œufs et du lait pour les crèmes, du miel en gâteau et en pot, des fromages et des figues sèches. Et cela sonnait, tintait, trompettait, babillait, gloussait, vacarme affriandant que dominaient toujours, tentation suprême ! les cris désespérés de quelque porc lié par la patte, qui entraîne son conducteur, et qui hurle en tirant sur sa corde.

Enfin la Noël arriva. La messe de minuit dite à l’ermitage et tous les assistants partis, je fermai la chapelle à clef et me barricadai vite dans ma cabane. Il faisait froid, froid comme aujourd’hui ; le vent de bise soufflait et la neige couvrait les champs et les routes. J’entendais au dehors rire et chanter ; c’étaient mes paroissiens qui, bien emmitouflés, s’en allaient réveillonner dans le voisinage. Je regardai par le trou du volet : çà et là, dans la plaine blanche, des feux clairs luisaient aux fenêtres des fermes, et là-bas la ville illuminée renvoyait au



ciel rougi comme le reflet d’un immense fourneau. Alors je me

rappelai les bons réveillons de ma gourmande jeunesse, l’aïeul présidant la table et arrosant de vin nouveau la grande bûche calendale ; je vis les plats fumants, la nappe blanche, la flamme dansant dans les faïences et les pots d’étain du dressoir, et de me trouver ainsi seul avec Barrabas, quand tout le monde était en fête, devant un maigre feu, avec une maigre racine et une cruche d’eau en train de geler, soudain une tristesse me prit, je m’écriai : « Quel réveillon ! » et je ne pus retenir mes larmes.

C’était l’heure qu’attendait le tentateur.

Depuis quelques instants, un frémissement d’ailes invisibles montait et grandissait dans le silence de la nuit. Un éclat de rire traversa l’air, et de petits coups, frappés discrètement, sonnèrent sur mon volet et sur ma porte. — « Les diables ! cache-toi, Barrabas ! » m’écriai-je. Et Barrabas, qui avait de bonnes raisons pour ne point aimer la diablerie, se réfugia derrière le pétrin.

Les tuiles de mon toit tintaient comme sous la grêle ; de nouveau, tout autour de ma pauvre cabane, la bande infernale se déchaînait.

Mais voici bien le plus étrange. Au lieu des bruits terrifiants et discords par lesquels mes ennemis s’annonçaient d’ordinaire : cris d’oiseau de nuit, bêlements de boucs, ossements entrechoqués et chaînes de fer secouées, c’étaient cette fois des bruits très doux, vagues d’abord et pareils à ceux que le voyageur transi entend sortir d’une hôtellerie fumante et close, mais qui, distincts de plus en plus, finirent par se fondre en une merveilleuse musique de broches qu’on fourbit, de casseroles qu’on récure, de bouteilles qui se vident, de verres qui s’emplissent, de fourchettes piquant l’assiette et de tournebroches qui carillonnent, demandant à être remontés.

Tout à coup, la musique cessa, un choc violent fit frémir les ais de ma cabane, le volet s’ouvrit, la porte tomba, et, le vent s’engouffrant, ma lampe s’éteignit.

Je croyais déjà respirer la suie et le soufre… Pas du tout ! Le vent infernal arrivait cette fois chargé de bonnes odeurs et sentait le caramel et la cannelle ; depuis l’entrée du vent il faisait très doux dans ma cabane.

À un moment, j’entendis crier Barrabas ; on l’avait déniché dans sa cachette : « Allons, bon ! me dis-je, voilà les vieilles plaisanteries qui recommencent ; ils vont encore lui attacher une pièce d’artifice à la queue ; ces messieurs les démons sont peu inventifs ! » Et, m’oubliant moi-même, je priai le ciel d’accorder à mon compagnon la force de supporter l’épreuve. Mais comme il criait de plus en plus fort, je me hasardai à ouvrir les yeux, et, ma lampe s’étant soudainement rallumée, je vis l’infortuné martyr tenu par la queue et les oreilles, en train de se débattre au milieu d’une ronde de diables blancs.



— De diables blancs, grand saint Antoine ?


— Oui, mes amis, de diables blancs, et blancs du plus beau blanc, je vous assure : déguisés qu’ils étaient en patronets, en marmitons, avec la veste courte et le béret. Ils brandissaient des lardoires et manœuvraient dans l’air, à cheval sur des lèchefrites.

Cependant, au milieu du logis, sur deux tréteaux, ils avaient placé une planche longue et couché Barrabas dessus. Près de la planche : un grand couteau, un seau, un petit balai, une éponge. Barrabas hurlait, et je compris que les diables allaient saigner Barrabas.

Quelle perdition que la gourmandise ! Tant que le sang coula et que Barrabas hurla, je me sentais quelque émotion dans l’âme ; mais une fois Barrabas silencieux : — « Bah ! » me dis-je, « puisqu’il est mort ! » Et c’est avec un sang-froid coupable, et même avec un certain intérêt que je vis, entre les mains des infernaux marmitons, le candide Barrabas, mon cher compagnon de solitude, manipulé cruellement et merveilleusement transformé en un tas de choses succulentes.

Je le vis grillé et râclé ; pendu par les pieds le long d’une échelle ; ouvert en long, vidé, lavé, blanc comme un lys et sentant bon déjà dans la vapeur de l’eau bouillante ; puis tranché, haché, salé, chair à pâté, chair à saucisses, tout cela avec une rapidité, une prestesse diaboliques, si bien qu’en un clin d’œil la pierre de mon foyer s’étant couverte d’un lit d’ardente braise (les diables, hélas ! n’en manquent jamais), je fus entouré de marmites pleines, de grils chargés, de broches garnies où, parmi des fumées odorantes comme l’ambre, dans des jus et des sauces roux comme l’or, chantaient, rissolaient, frissonnaient, cuisaient, et cela, je le confesse, à ma grande joie ! les restes charcutés de celui qui fut mon ami.

Soudain tout change. Quel spectacle !… Un palais au lieu d’une cabane ; plus de cuisine ni de braise ; le mur décrépi se lambrisse, le sol battu se couvre de tapis. Seules les tuiles du toit gardent leurs trous ; mais ces trous se transforment en une merveilleuse treille à jour, courant sur le plafond doré, et laissant, par ses découpures, voir le bleu du ciel et les étoiles (j’en avais jadis admiré la pareille chez un homme riche de la ville à qui je prêchais la pénitence). Et, par ces trous, montaient, descendaient une légion de petits marmitons porteurs de plats, s’entortillant dans les feuilles, se suspendant aux vrilles cassantes de la vigne, s’accrochant aux bourgeons veloutés, embrassant de leurs petits bras les grappes, se laissant glisser le long des sarments verts, et couvrant de mets cuits à point une table où j’étais assis.

Sur cette table il y avait de tout. Ah ! mes amis, rien que d’y penser, l’eau m’en vient… Ciel ! qu’allai-je dire ? Non, rien que



d’y penser, le remord m’en vient au cœur : quatre jambons, deux

gros, deux petits ; quatre pieds truffés ; une seule hure, mais si bien nourrie de pistaches ; des rillettes ; des galantines rougissantes sous leur calotte d’ambre tremblottant ; des andouillettes délicates, des saucisses entortillées, des boudins noirs comme l’enfer ; puis les rôtis, les hachis, les sauces ! Moi, cependant, la bouche ouverte, les narines dilatées, j’admirais que sous les rudes soies d’un humble animal eussent pu mûrir tant de choses savoureuses, et je m’attendrissais au souvenir de Barrabas.


— Mais en mangeâtes-vous, grand saint Antoine ?


— Presque, mes amis, j’en mangeai presque ! Déjà je piquais ma fourchette dans la peau croquante d’un boudin qu’un diable fort poli me présentait. La fourchette entra, le diable sourit : « Vade retro, vade ! » m’écriai-je. Je venais de reconnaître le sourire de l’infernal petit porteballe, cause de toutes mes tentations, qui, deux mois auparavant, m’avait offert une broche à acheter. « Vade, Satanas, vade retro ! »

La vision s’évanouit ; le petit jour luisait, mon feu achevait de s’éteindre, Barrabas, aimable et bien portant, se secouait en faisant sonner sa sonnette ; et, au lieu de la ronde de diables blancs, des flocons de neige gros comme le poing, pénétrant par la porte et le volet qu’avait renversés la tempête, tourbillonnaient dans le vent glacé.

— Et après ? dirent les enfants affriandés par un si beau conte.

— Après, repentant et le cœur un peu gros, je partageai avec Barrabas mon repas de racines, et depuis, jamais plus les diables ne sont venus troubler notre réveillon.


LA PREMIÈRE NEIGE




LA PREMIÈRE NEIGE




À MA PETITE AMIE GEORGETTE CHARPENTIER


Le Luxembourg par un temps d’hiver. — Sur les toits du palais un tuyau de cheminée fume, et des moineaux, abrités autour, causent en regardant la neige. — C’est le matin, l’horloge marque dix heures moins un quart.


UN MOINEAU.

lettrine L
a jolie chose que la neige !… Notre jardin a l’air en sucre… c’est à crever de rire, réellement… Le lanceur de disque porte avec gravité un grand peloton blanc sur son poing ; les reines de France ont des bonnets de coton, et grâce aux flocons que le vent colle à leur écorce, les arbres — blancs d’un côté, noirs de l’autre — ressemblent à des pages de mascarade… Regardez là-bas la pièce d’eau : sa bordure en pierre grise étincelle toute blanche ce matin. C’est ça qui doit faire plaisir au cygne.

UN AUTRE MOINEAU.

Une vraie eau-forte !

PREMIER MOINEAU.

Il y a pourtant des oiseaux qui ne veulent pas reconnaître la pénétrante poésie d’un paysage d’hiver. Les martinets, par exemple, les hirondelles, les canards…

SECOND MOINEAU, dédaigneusement.

Ces gens-là ne sont pas artistes !

PREMIER MOINEAU.

Y a-t-il au monde rien de plus gai qu’une large pelouse de neige vierge ?

SECOND MOINEAU.

On y fait, en se promenant, mille petits dessins avec les pattes…

PREMIER MOINEAU.

Tout à l’heure, derrière l’Orangerie, un gardien montrait la pointe de son tricorne, mais il est bien vite rentré chez lui, en voyant la couleur du temps. Pas de gardiens, le jardin est à nous.

LA FOULE DES MOINEAUX.
La jolie chose que la neige !…
SECOND MOINEAU.

En tombe-t-il quelquefois hors de Paris ?

PREMIER MOINEAU.

On le dit… mais silence ! voici quelqu’un…

LES MOINEAUX, en chuchotant.

C’est une jeune personne.

PREMIER MOINEAU.

Quelque pauvre ouvrière en retard… La voilà trottant sur la pointe des pieds, à travers la neige, où chacun de ses pas fait un petit trou noir.

DEUXIÈME MOINEAU.

Les belles bottines !

LES MOINEAUX, en chœur.

Comme ça reluit !

PREMIER MOINEAU.

Par-dessous le jupon rouge qu’elle relève des deux mains, la jupe empesée traîne sur la neige, bravement, comme une vraie queue de friquet… cette femme ressemble à un oiseau, elle me rappelle ma Pierrette.

UN MOINEAU DES TOURS SAINT-SULPICE.
Hum !… hum !…
LES MOINEAUX, éclatant de rire.

La jolie chose que la neige !


(La jeune personne disparait. — On entend dans l’air des cui cui plaintifs. Tout le monde relève la tête. — Arrive un moineau de campagne ébouriffé, aveuglé, morfondu.)
LE MOINEAU DE CAMPAGNE, se posant sur le toit.

Bonsoir, messieurs, et la compagnie…

LES MOINEAUX.

Quelle tournure, bon Dieu !!! Ce doit être quelqu’un de province.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE, timidement,

J’arrive de Verrière-le-Pont… j’ai froid !

PREMIER MOINEAU.

Approchez, mon brave, on se serrera pour vous faire place. (Le moineau de campagne hésite.) Mais approchez donc, sacrebleu ! les cheminées n’ont pas été inventées pour les gardiens. Mettez-vous comme nous, commodément, le bec en dehors, la queue dans le tuyau… Ça y est…

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Oh !… il fait bon ici ! (il secoue ses plumes avec volupté.) Oh ! mes amis… mes bons amis… Quelle désolation dans la campagne ! Un pied de neige partout… De loin en loin, quelques brins d’herbe montrent le nez, mais on ne dîne pas avec des brins d’herbe… Les haies disparaissent sous la neige, les buissons ont l’air de meules blanches. Plus de mûres, plus de baies, plus de prunelles, plus rien… Les oiseaux meurent comme des mouches.

LES MOINEAUX, attendris.

Pauvres gens !

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Depuis hier, je n’ai rien mis sous le bec… rien qu’une graine de chènevis que j’ai ramassée près d’une source… Il faut dire que la neige fond toujours un peu, près des sources… À propos, déjeune-t-on ici ?

LES MOINEAUX.

On déjeune.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Et vous m’invitez ?…

LES MOINEAUX.

Nous t’invitons.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

C’est le mauvais temps qui m’a poussé chez vous… En chemin, je me suis abrité une minute sous l’auvent d’un colombier… Quelle tentation d’entrer pour voler le grain des pigeons !… J’avais faim, mais j’ai résisté.

LE MOINEAU DES TOURS SAINT-SULPICE.

Vous avez bien fait, mon enfant.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.
N’est-ce pas ?… Quelquefois, vous comprenez, quand on est dedans : v’lan la fenêtre se referme, et vous voilà pris. J’ai perdu un oncle comme cela, des hommes le firent cuire… Mais c’est égal, je mangerais bien un morceau tout de même.
PREMIER MOINEAU.

Un peu de patience !…

DEUXIÈME MOINEAU.

Nous allons passer à table dans un instant.

LES MOINEAUX, en chœur.

Dans un instant… Dans un instant…

PREMIER MOINEAU.

Ce n’est pas ici comme à la campagne, la neige ne nous fait pas peur. Elle a beau tomber, elle a beau cacher les baies des buissons et les petites graines qu’on trouve dans l’herbe, nous n’en déjeunons pas plus mal pour cela. Il y a un vieux monsieur qui nous aime ; il va tous les matins acheter des pains mollets là-bas, près du théâtre, à la boutique du coin, puis il nous les émiette, c’est exquis !

LES MOINEAUX.

On se flanque des coups de bec, on attrape les miettes au vol, c’est exquis !

LE MOINEAU DE CAMPAGNE, ravi.

Votre monsieur me fait l’effet d’un brave homme…

LES MOINEAUX, en chœur.

D’un bien brave homme…

LE MOINEAU DE LA TOUR SAINT SULPICE.

Et puis, c’est un homme vertueux, il ne fume pas, et son pain n’a pas cet affreux goût de pipe…

LES MOINEAUX, en chœur.

C’est un homme vertueux, un homme très vertueux.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Viendra-t-il au moins, le monsieur ?

PREMIER MOINEAU.

Il n’y manquerait pas pour un empire… Regardez au bout du jardin cette grande grille noire ornée de fers de lance en or. Derrière la grille, il y a la rue, et par delà la rue une maison avec de belles portes en cuivre. Cette maison est un café, notre vieux monsieur y va lire les journaux chaque matin, et tout à l’heure, quand dix heures sonneront, vous le verrez paraître sur la porte.

LES MOINEAUX.

Cui, cui, cui… Que va-t-il nous apporter aujourd’hui ? du pain mollet ou bien du seigle ? (Moment de silence.)

L’HORLOGE, enrhumée par la neige.

Dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong… dong…

LES MOINEAUX, battant des ailes.

Dix heures, le voilà !… Cui, cui, cui…, le voilà !…

(Un vieux monsieur à cheveux gris, en redingote râpée, parait sur la porte du café ; les moineaux le saluent bruyamment. — Le vieux monsieur fait un pas dans la rue, puis il regarde le temps et rentre. )
LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Tiens ! il ne vient pas. Qu’est-ce que vous me contiez donc ?

PREMIER MOINEAU.

Il ne vient pas, c’est incompréhensible.

LES MOINEAUX, cruellement déçus.

C’est incompréhensible…

DEUXIÈME MOINEAU.

Je me rappelle maintenant… Hier au soir, en piquant une miette de pain à côté de son soulier, j’ai remarqué que la semelle en était décousue… Le pauvre homme ne peut pas venir… il lui faudrait marcher dans la neige.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Saperlote !… Et notre déjeuner ?

PREMIER MOINEAU.

Nous ne déjeunerons pas aujourd’hui…

LES MOINEAUX, tristement.

Cui, cui, cui !… Cui, cui, cui !…

LE MOINEAU DES TOURS SAINT-SULPICE.

Sachons nous résigner aux décrets de la Providence.

LE MOINEAU DE CAMPAGNE.

Ah ! mais non, curé ; j’ai bon appétit, moi. Écoutez : — le gros du vent cesse un peu, la neige ne tombe plus guère, je suis d’avis d’aller faire un tour du côté des fortifications, à la barrière d’Italie. Quand nous arriverons, la route sera battue. Il passe par là beaucoup de chevaux. Les chevaux, c’est bon à fréquenter ; dans ce qu’ils laissent, on picore, on glane…

LES MOINEAUX.

Dans ce qu’ils laissent ? Fi, l’horreur !

LE MOINEAU.

Dame ! ce sera comme à la campagne.

(Il s’envole ; après avoir un moment hésité, les autres moineaux le suivent.)

UNE DRÔLE DE CHASSE




UNE DRÔLE DE CHASSE




À MON PETIT AMI PAUL CHARPENTIER



lettrine Je voudrais être ce chasseur !

— Quel chasseur ?

— Vous le connaissez : il est gras, bien en point, la figure cuite comme une brioche, l’œil droit, celui qui vise ! grand ouvert, l’œil gauche toujours à demi cligné, par suite de la longue habitude ; sous son nez en canon de fusil, véritable nez de chien courant, une paire de moustaches tombantes tirant les joues, des moustaches en or massif d’un lourd, oh ! mais d’un lourd ! à les envoyer à la Monnaie pour les fondre, un jour de désastre. Il porte des jambières en cuir jaune, bien lacées, dessinant le muscle, et une casquette en cuir bouilli (les chapeaux s’attardent aux branches !). Sa culotte en peau de diable, indéchirable, peut braver la griffe des ronces ; ses souliers, taillés dans la dépouille d’un crocodile, ont des semelles hautes comme un quai, larges comme une promenade ; sa veste en velours fauve, couleur du pelage, pour ne pas effrayer la bête sous bois, est percée de poches innombrables fermées par d’innombrables boutons que décorent, en bas-relief, des représentations de chasses héroïques : sangliers coiffés, cerfs faisant tête. Ajoutez la carnassière avec son filet de ficelle blanche, le sac à plomb, la poire à poudre et le fusil nouveau modèle, fabriqué exprès à New-York, partant tout seul et ne se chargeant ni par la gueule ni par la culasse.

Ainsi équipé, il arrive au café et s’installe : — « Garçon, une, absinthe ! — Voyez terrasse ! » Comprend-on ça ? Il allait faire l’ouverture, il a manqué le train, toujours la même chose !… Pas étonnant d’ailleurs, avec le mauvais vouloir des compagnies ! Il gronde, on s’empresse, l’établissement est plein de sa gloire… Je voudrais être ce chasseur !

Non que j’éprouve le désir cruel d’aller troubler sous les hauts genêts piqués d’or le repos somnolent des lièvres ; de prendre pour cible le derrière blanc d’un lapin filant dans son terrier sablonneux, ni de mitrailler la perdrix qui chante entre deux sillons, ou la grive qui, sans souci du phylloxéra, s’ivrogne gaiement à l’ombre des pampres. Tuer des bêtes ? Dieu m’en préserve ! je crois que j’en élèverais plutôt.



Mais il me serait doux, je l’avoue, vêtu en chasseur et le train manqué, de m’asseoir ainsi, devant ce café, la pipe au bec, mon arme sur le genou gauche. Et là, laissant de minute en minute s’échapper de mes lèvres : (Peuh !), en même temps qu’un petit nuage bleu, l’expression de ma supériorité satisfaite, je vous dirais :

(Peuh !) On les connaît toutes, vos histoires de chasse, et l’on va (Peuh !) vous en conter une qui sans doute vous étonnera. Elle est authentique, je la tiens de mon grand’père, brave homme, grand chasseur, et qui ne mentit jamais.


Voici donc comment on chassait l’ours chez nous il y a environ cinquante ans, quand il y avait encore des ours dans les petites Alpes. Ne vous attendez à rien d’émouvant ou d’héroïque. Décrire le monstre velu, ses grandes dents, ses longues griffes, peindre une lutte corps à corps, le pourpoint de buffle déchiré, l’éclair du couteau, le sang coulant rouge sur la neige, tout cela, certes ! serait facile si je voulais broder tant soit peu ; mais mon grand’père n’avait pas d’imagination, et je ne fais que répéter le naïf récit de mon grand’père.

Singulière chasse tout de même que cette chasse à la paysanne sans couteau, pique ni fusil, chasse où le chasseur se contente de donner une corde au gibier en le priant d’aller quelque part s’exécuter lui-même.

— Un peu fort, par exemple ! — Pas fort du tout, simple comme bonjour, au contraire ; seulement n’interrompez pas !… Je commence l’histoire. On devait chasser l’ours. Mon grand’père, invité, avait apporté son fusil, naturellement. Les paysans lui dirent : « La poudre coûte cher et le plomb abîme la peau ; mieux vaut avoir la bête sans toutes ces manigances.

— Mais cependant ?… — Attendez donc, sapristi ! ».

Les paysans savaient bien ce qu’ils voulaient faire. Ces sacrés montagnards provençaux, fins comme l’ambre sous leur veste d’épais cadis, avaient de temps immémorial, constaté deux choses : primo, que l’ours est à la fois raisonneur et têtu ; secundo, qu’il aime par-dessus tout déjeuner de poires bouillies. Il s’en régale volontiers sur l’arbre, les croquant toutes crues, quand il ne peut pas faire autrement ; mais, cuites au miel, il les préfère.

On avait donc préparé à l’ours en question un grand plat de poires au miel, et disposé le plat, à hauteur de museau, dans le creux d’un vieux poirier sauvage où l’animal avait coutume précisément de venir chaque matin, au lever du jour, s’aiguiser l’appétit de quelques poires vertes.

Un nœud coulant pendait devant l’ouverture du tronc…

— Un nœud coulant ? Tiens, la belle malice ! — Patience, vous verrez tout à l’heure si c’est malin.

Je disais un nœud coulant attaché par le bout à une forte bûche, assez lourde pour gêner l’ours une fois qu’il l’aura traînante à son cou, pas assez pourtant pour qu’elle l’étrangle.

Cela fait, tout le monde s’était assis, et l’on s’était mis à fumer des pipes.

Au petit jour, chose prévue ! l’ours apparut, sortant d’un petit




bois. Il marchait lentement et s’étirait parfois, comme quelqu’un qui se réveille. Arrivé à l’arbre, il s’arrêta, regarda les branches, renifla dans le creux ; évidemment il se disait : — Qui diable a pris le soin de me faire cuire mes poires ? Puis, ayant sans doute réfléchi que les poires cuites valent beaucoup mieux que les crues, il se décida à faire honneur, sans plus de manières, au déjeuner succulent que lui servait ainsi la providence des ours.

Quand ce fut fini, il se lécha ; puis il prit le trot vers le torrent qui coulait par là, pour aller boire. La bûche, comme on le devine, se mit à courir derrière lui, à bout de corde. L’ours revint trouver la bûche et grogna. Dans son langage d’ours, cela voulait dire : « Tu m’ennuies ! » Puis, persuadé que la bûche avait compris, il reprit son trot interrompu… La bûche le suivit encore. — Attends un peu, si c’est comme ça, je vais te tracer du chemin ! » Et quittant le trot, cette fois, il partit gaiement au galop. La bûche le suivait à la piste, rasant les buissons, fauchant les herbes, se heurtant aux arbres, aux rochers, et dessinant dans l’air des bonds formidables. L’ours s’arrêta, souffla, parla à la bûche de nouveau, la fit rouler de droite et de gauche avec ses pattes, puis s’assit d’un air méditatif et ennuyé, cherchant ce qu’il fallait faire pour se débarrasser d’un si importun personnage.

Enfin, il se frotta les pattes comme pour dire : — J’ai trouvé !

L’ours, en effet, avait son idée : une idée d’ours ! comme on va voir.

Il prit la bûche dans ses bras et se mit à la porter, marchant gravement sur ses pattes de derrière. Il traversa dans cet attirail un bois, une plaine, une rivière ; tout le village le suivait. Il

rencontra un puits, regarda dedans et passa : le puits n’était pas assez profond pour ce qu’il voulait faire. Un talus crayeux

terminant le plateau parut l’engager davantage ; après réflexion, il renonça au talus : la pente était un peu trop douce, et la bûche pourrait remonter.

Enfin, il trouva un endroit admirablement propre à tuer la bûche.

C’était un précipice à pic, haut de cent pieds, au fond duquel un torrent grondait.

— Bon voyage ! eut l’air de dire l’ours en lançant la bûche.

La bûche partit, la corde du nœud coulant se tendit, et l’ours, probablement étonné, dégringola tête première.

Me cramponnant à un grand buis (c’est mon grand’père qui parle), je regardai. L’ours n’était pas mort ; il remontait à travers les rochers, éclopé quelque peu, du sang aux naseaux, mais obstiné dans son idée et portant dans ses bras la bûche qu’il comptait précipiter de nouveau. Trois fois il la précipita, le village était dans la joie. À la quatrième fois…

Mais en voilà assez : je vous vois rire !


Le chasseur, lui, raconte ses histoires et on ne rit pas. Il en impose avec son teint de brique, son œil cligné, son nez en canon de fusil, sa moustache. Il a un sac à plomb, une poire à poudre et un fusil ; une veste de velours à boutons ornés, des culottes en peau de diable, des souliers en crocodile, une carnassière et des jambières. Il prend son absinthe ayant manqué le train ; la caissière lui sourit, un chien vient le flairer, les gamins du patron, les doigts dans le nez, le contemplent.

Je voudrais être ce chasseur !



CRÂNE DE NÈGRE




CRÂNE DE NÈGRE




À MON JEUNE AMI LÉON-ALPHONSE DAUDET



lettrine Dabord ceci n’est pas un conte (comme dirait Denis Diderot), mais une histoire ! une histoire dont je fus le héros, tout jeune encore, au collège de Canteperdrix.

Les écoliers parisiens, habitués à la correction des lycées modernes avec parloirs qui sont des salons, dortoirs stucqués et façade sur le boulevard, auraient peine à s’imaginer l’étrangeté des baraques qu’on décore en province du nom de collèges municipaux.

Notre collège (oh ! très municipal, je vous le jure !) était un ancien couvent noir, délabré, trop vaste, dont nous n’occupions qu’un petit coin. Le reste, abandonné des hommes et des professeurs, appartenait aux bêtes : aux lézards gris en colonie dans les longues fentes des vieux murs ; aux hirondelles, aux moineaux dont les nids innombrables dentelaient de mousse et de paille le rebord surplombant des toitures ; aux pigeons qui, en observation sur la tour voisine et connaissant aussi bien que nous la cloche des classes, s’abattaient tous ensemble, d’un vol, quand nous quittions la cour ; aux rats, escadronnant la nuit sur les planchers ; enfin à une mystérieuse famille de hibous qui parfois faisaient hou ! hou ! dans les combles.

Une ménagerie, ce collège de Canteperdrix ! incomplète encore à notre gré, car nous en augmentions le personnel, suivant la saison, par un élevage bien entendu de grenouilles et de hérissons, de salamandres et d’hydrophiles.

Avec ses enfilades de salles voûtées et sonores, ses labyrinthes d’escaliers, son clos herbu, ses deux cloîtres croulants, ainsi faite, la maison nous plaisait. On y vivait, point trop malheureux, dans les plâtras et l’indépendance, toujours en rupture de classe ou d’étude, grattant les murs, sondant les caves, cherchant le fameux souterrain.

Ce souterrain, d’après la légende transmise fidèlement d’âge en âge par vingt générations d’écoliers, partait du collège, passait sous la ville dans sa largeur, et s’en allait aboutir à deux lieues des remparts, sur le revers d’un vallon, en pleine campagne. Quel événement si on avait pu en découvrir l’entrée, et quelle facilité pour braver désormais les retenues.

Un jour, je crus être le Colomb de cette Amérique.

Au milieu du petit cloître, après de fortes pluies, le terrain s’était affaissé. Rien qu’un trou, mais qui, élargi, nous laissa voir (car nous étions deux !) une dalle écornée, avec le vide par-dessous. Nous soulevons la dalle, un couloir se présente, étroit, carré, gluant, s’enfonçant en pente dans le noir. De là montait une étrange odeur de renfermé et de moisissures.

Mon ami et moi nous nous regardâmes : « Si nous allions chercher Clavajoux ? » Clavajoux était un Grand qui passait pour intrépide. « Non ! pas de Clavajoux ! il voudrait avoir tout l’honneur. » Et nous descendîmes sans Clavajoux, les pieds les premiers, à plat ventre, tâtant le sol de nos orteils. « Ça ne descend plus… on peut se dresser… Allume le bout de bougie !… » Mon ami frotta une allumette : des os jaunis, des débris de bières, des crânes roulant sur le sol ; le souterrain était un caveau ! « Prends une tête de mort et remontons vite… Une qui soit belle, avec toutes ses dents ! » Je pris la tête et nous remontâmes un peu pâles, un peu émus, fiers, certes ! de notre aventure, mais heureux tout de même de revoir la douce clarté du jour.

Ce fut un événement dans la cour. J’arrivai, cachant le crâne sous ma blouse, et du coup, mon ami et moi, nous passâmes à l’état de héros. Clavajoux en jaunissait. Vingt fois il fallut recommencer en détail le récit de la découverte, vingt fois décrire la sépulture… Mais était-ce bien une sépulture ? Ne serait-ce pas plutôt quelque cachot, quelque sombre in-pace ?

Alas poor Yorick ! que de méditations à propos de ce crâne ! Les uns voyaient en lui les restes d’un bon religieux des temps passés, à barbe blanche, les pieds nus dans des sandales traînantes ; les autres tenaient pour une victime de l’Inquisition.

Ô les mystères des couvents !

J’essayai de résumer poétiquement ces impressions diverses dans une ballade romantique qui commençait par cette apostrophe :


Crâne d’un ancien mort, ô vénérable crâne.
Réponds-moi


Le crâne ne répondait rien et souriait toujours de son énigmatique sourire.

Cela dura jusqu’aux vacances de Pâques. À la rentrée, l’attendrissement était moindre et l’enthousiasme sensiblement refroidi. L’introduction d’un renardeau vivant par ce diable de Clavajoux porta le dernier coup à la popularité du crâne.

Moi-même, l’avouerai-je ? je commençais à trouver qu’il encombrait mon pupitre. Plus de place pour mes grenouilles ! J’hésitai quelque temps, puis j’en fis cadeau.

À partir de ce jour, le crâne eut une existence déplorablement tourmentée.

On le vit passer de classe en classe, de main en main, vendu, revendu, troqué, échangé pour des sous, des plumes, des billes.

Chacun peu à peu s’en dégoûta ; dédaigné de tous au bout d’un mois, il tomba dans le domaine public.

Abandonné dans la cour, il fut successivement enterré et déterré nombre de fois.

Puis on le soumit à des expériences sacrilèges : on essaya de le casser à coups de pierre, mais il était dur ! on le mit sous le robinet de la fontaine pour voir s’il tiendrait l’eau.

Un de mes amis — cancre ingénieux qui faisait alors ses débuts dans la peinture à l’encre — s’avisa de l’illustrer de tatouages. Injure suprême, on le cira !

Et, reluisant et noir comme une botte, le crâne jadis vénéré fut placé subrepticement, en qualité de pièce ethnographique, dans le cabinet d’histoire naturelle où monsieur le principal, faisant visiter son collège à des dames, le trouva le lendemain décoré de cette inscription :


CRÂNE DE NÈGRE !


LES
PETITS PAGES DE MUSIQUE




LES PETITS PAGES DE MUSIQUE




À MES PETITES AMIES EUGÉNIE ET MARIE DUHAMEL



lettrine Pages, petits pages de musique ! n’est-ce pas, mes chers amis, que le nom seul fait rêver, et que, sans bien savoir en quoi consiste le métier, vous voudriez être pages de musique ?

Car les pages de musique ont réellement existé. L’illustre d’Assoucy, empereur du burlesque, dont vous lirez quand vous serez plus grands, les extravagantes aventures, voyageait toujours accompagné de deux petits pages qu’il faisait chanter pour les instruire. À cette époque, tout musicien ambulant avait les siens. Marie de Médicis en ayant emmené plusieurs d’Italie, la mode après elle, et jusque sous Louis XIV, s’en continuait. Lulli, ce démon de treize ans, méchant et vif, et noir quoique fils de meunier, n’était pas autre chose que page de musique, lorsque le chevalier de Guise le rencontra s’escrimant du violon à travers les rues de Florence — « Apportez-moi un petit Italien, si vous en trouvez un de joli, » avait dit mademoiselle de Montpensier au chevalier de Guise. Et le chevalier rapporta Lulli, comme il eût rapporté un perroquet d’Amérique. Lulli fit fortune à la cour. Vous voyez que les pages de musique d’aujourd’hui, les pifferari mal peignés, qui raclent le Miserere du Trouvère sur leur genou et braillent « Evviva l’Italia ! » dans les cafés de la capitale, ont des ancêtres glorieux.

Ce devait être une vie bizarre et charmante pour un garçonnet de douze à quinze ans, que de s’en aller ainsi à travers pays, étudiant la musique, non la guerre, et portant, non comme les pages du temps de la reine Berthe, la lance ou l’écu d’un chevalier, mais, ce qui vaut peut-être mieux, le théorbe ou le luth et le livre de tablature de quelque poète-chanteur.

Les bons jours, certes ! ne manquaient pas. C’est Madame Royale qui fait venir, voulant entendre leur chanson nouvelle, le maître et l’élève à son palais de la Vigne. C’est un prieur, c’est un légat qui les régalent de vin épiscopal, de vin papal. On se dispute leur compagnie. Devant eux, tout le long du chemin, les châteaux ouvrent leurs grilles ; au maître, des florins par poignées ; à l’élève, au gentil enfant qui se tient là timide, par derrière, un habit tout couvert de passements d’or, une toque à plumes, un poignard donnés en cadeau.

Puis ce sont les séjours dans les bonnes villes, confrères qu’on rencontre, joyeux compagnons qui vous font fête, aventures de grande route et d’auberge, duels pour un air ou pour un couplet. L’apprenti musicien prenait sa part de tout, parfois au détriment de la musique, témoin ce Pierrotin, page de d’Assoucy, qui perdit la voix à force de boire.

Il y avait aussi les jours de misère. Les portes ne s’ouvraient plus, les oreilles restaient insensibles. On traversait des saisons dures, chantant au cabaret pour le menu peuple, avec des plumets lamentables et des pourpoints du temps jadis. L’art y gagnait, car le maître, la poche vide, rentrait au logis de meilleure heure ; et la leçon du page s’en trouvait plus longue. Mais le pire de tout, c’est quand le maître disparaissait, mis en prison pour quelque méchante affaire ; c’est quand le maître venait à mourir laissant tout seul en pays étranger, son page, son pauvre petit page de musique !

J’ai lu autrefois dans une gentilhommière du Haut-Dauphiné, moitié ferme, moitié château, la lettre d’un petit musicien abandonné ainsi pendant toute une saison de neige, lettre qui, hélas, n’est jamais partie et que l’on conserve encore, après plus de deux cents ans, aux archives, parmi d’autres paperasses.


« Ma chère sœur,

Qu’il fait froid ici et que ton Giovannino est malheureux !… Tu te rappelles, au printemps dernier, quand le signor Antonio, mon bon maître, me jugea, malgré mon âge, assez fort en musique et pour la voix ; il se mit à parler de Paris. — Paris est loin, disait-il, mais on chanterait en route… À Paris, la reine est une Médicis. Avec un luth et quelques beaux airs, à Paris, on est sûr de la fortune… Paris, toujours Paris. Et toujours la reine, la cour ! Donc, un beau matin, nous partîmes.

Avec nos instruments de musique et nos livres, nous emportions, en travers sur l’âne, ce grand polichinelle napolitain tout de blanc vêtu et sanglé de cuir, qu’Antonio a lui-même taillé dans le bois et qui nous faisait tant rire l’an passé.

Povero Pulcinella ! il n’a pas eu de bonheur, ni moi non plus d’ailleurs, et le vieil Antonio moins encore.

Tout alla bien les premiers mois, une fois sortis d’Italie. C’était la Provence ! Figure-toi un pays qui ressemble à notre pays : la mer, un beau soleil, des treilles sur des maisons blanches, et des villages et des grandes villes… C’était plaisir de voyager. Puis un parler presque italien, de braves gens toujours prêts à chanter, toujours


prêts à rire. Nos duos, instruments et voix, faisaient merveille ; et Pulcinella, bien que tous ses lazzis ne fussent pas également compris, avait des succès sans pareils. La belle France que cette France !

Il fallut pourtant la quitter.


Le maître tout joyeux répétait Parigi ! Parigi ! Nous nous enfonçâmes donc dans la montagne, tirant vers Lyon : c’était notre plus court.

Quel chemin, petite sœur ! Des rochers, toujours des rochers. De loin en loin un pauvre village. Et le ciel qui devenait moins bleu, et le parler, à mesure que nous montions, qui se faisait barbare. Mes chansons ne plaisaient guère ; quant à Pulcinella, on ne le comprenait plus.

Nous étions sombres, Antonio et moi ; Pulcinella lui-même devenait mélancolique ; Pulcinella manquait d’entrain et de verve ; son œil rouge s’éteignait, sa face de coq semblait triste.

— Il gèle, povero ! il gèle faute de soleil, disait Antonio en essayant de sourire. Puis il répétait ; Parigi ! Parigi ! pour nous rendre un peu d’espérance.

Plus de recette sur les places ni dans les auberges ; et le froid avec cela qui venait. Le froid, la faim, quelle misère !

Nous avions vendu l’âne. Je portais les livres et les luths. Antonio allait devant, par les champs mouillés, par les chemins pleins d’ornières. — « Va male ! va male ! murmurait-il, Paris est trop loin, trop loin Parigi ! » D’ailleurs nous n’avancions plus guère, car le vieux maître se fatiguait.

Un jour il tomba de la neige, et puis il en tomba tous les jours. Nous nous arrêtâmes dans un village. On nous dit que les chemins étaient bloqués pour un mois et qu’il nous fallait attendre le retour de la belle saison.

Attendre sans argent !… cela découragea le vieil Antonio.

« Ahimé ! soupira-t-il, ahimé ! povero Pulcinella ! »

Le soir, près d’un feu de sapin où les paysans nous avaient fait place, Antonio, à la flamme claire, voulut me donner sa dernière leçon. Sa dernière ! entends-tu sorellina ? mais je ne savais pas que ce fut sa dernière. Puis il m’embrassa plus fort


que de coutume, et nous montâmes au grenier dormir dans le foin.

J’avais accroché le Pulcinella devant la lucarne ; je l’avais accroché solidement à un grand clou, avec une corde. Au milieu de la nuit, un bruit m’éveille ; je regarde. En face de moi, blanc comme la neige et le clair de lune qui brillaient derrière, Pulcinella se balançait. C’est bien naturel, n’est-ce pas, un Pulcinella qui se balance ? La chose pourtant me fit peur.

— « Antonio ! Antonio !… » criai-je. Antonio ne répondit pas ; je me retournai, et, sur le mur du fond, dans la grande clarté qu’envoyait la lucarne, j’aperçus une forme noire." L’ombre de Pulcinella sans doute… je voyais la corde et le clou.

— « Antonio ! »

À ce moment (c’est le vent peut-être qui fit cela), le Pulcinella se décroche et tombe. Et sur le mur du fond, chose étrange ! je continuais à voir son ombre immobile, avec la corde, avec le clou. — « Antonio ! » Hélas ! l’ombre de Pulcinella, c’était Antonio, mon maître, mon pauvre maître, qui s’était pendu.

On a enterré Antonio. Les gens du pays ont brûlé Pulcinella, les barbares ! le prétendant ensorcelé. Maintenant je suis seul. Mais le printemps approche ; j’irai à Paris, j’y jouerai à la cour une belle chanson que j’ai composée à la mémoire de mon bon vieux maître : — Pulcinella nella neve — Polichinelle dans les neiges, Polichinelle mort de froid ! »

Bonne chance à Paris, gentil page de musique ! Puisses-tu y trouver la fortune avec tes mélodies, et porter un jour, non sans gloire, l’habit de satin brodé des petits violons du roi. Mais j’y songe : et cette lettre qui n’est jamais partie ?… peut être le printemps vint-il trop tard pour le pauvre Giovannino ; peut-être est-il mort lui aussi, mort dans les neiges, mort de froid comme Antonio et Polichinelle !



MON AMI NAZ




MON AMI NAZ




À MON PETIT AMI LÉON COQUELIN



lettrine Cr, voici par suite de quelle aventure mon ami Naz fut voué au vert :

Blasé sur les joies du collège, fatigué de fumer toujours des feuilles sèches de noyer dans des pipes en roseau, et d’élever des serpents avec des cochons d’Inde au fond d’un pupitre, mon ami Naz résolut un jour de s’offrir des émotions plus viriles.

Et, le képi sur l’œil, le cœur battant à faire éclater sa tunique, il entra, mon ami Naz, au cabaret de la mère Nanon.

Tous les collégiens un peu avancés en âge le connaissaient ce cabaret : une porte basse sur la rue, un petit escalier à descendre, un corridor à suivre, et l’on se trouvait dans la salle ! avec son plafond à solives, sa fenêtre qui regarde la Durance, et la bataille d’Isly accrochée au mur.

Ô joie, ô paresse !… Le collège à deux pas (parfois même nous en entendions la cloche), et du soleil plein la fenêtre, et la grande voix de la Durance qui montait.

— Une topette de sirop, mère Nanon !

— De sirop, petits ?… Est-ce de gomme ou de capillaire ?

— De capillaire, mère Nanon.

Et la mère Nanon apportait une topette de capillaire. De la pointe d’un couteau, elle enlevait dextrement le petit bouchon, puis renversait la topette, le col en bas, dans le goulot d’une carafe pleine de belle eau claire. Le sirop s’écoulait lentement, avec un joli bruit, comme le sable d’un sablier. L’eau claire, le sirop s’y mêlant, se troublait de petits nuages couleur d’opale et d’agate, et de grosses guêpes attirées montaient et descendaient le long du verre, curieusement.

Mon ami Naz — qui était en fonds ce jour-là — but à lui tout seul huit ou dix carafes. Puis, la tête échauffée, il se mit au billard, à faire la partie !

Je le vois encore ce billard : un solennel billard à blouses, du temps de Louis le quatorzième, décoré de grosses têtes de lion à ses quatre coins, têtes de lion qui ouvraient avec bruit leur gueule en cuivre, chaque fois qu’au hasard de la partie une bille tombait dedans. Les billes, d’ailleurs, étaient en buis, les queues sans procédé, et les bandes, antérieures, paraît-il, à l’invention du caoutchouc, semblaient rembourrées de lisière. Quant au tapis, qui en décrirait les reprises sans nombre et les maculatures ?

Mon ami Naz, ce jour-là, gagnait tout ce qu’il voulait.

Pourquoi ne s’arrêta-t-il pas à temps ? Et d’où vient cet amer plaisir que trouve l’homme à tenter la destinée ?

Naz gagnait tout : partie, revanche et belle. Il n’avait qu’à s’en aller, il resta. Il n’avait, le dernier coup fait, qu’à poser la queue glorieusement. Il préféra, le dernier coup fait et marqué, garder la queue en main pour continuer sa série.

Et il la continua, le malheureux ! il fit un, deux, trois carambolages ; il en fit cinq, il en fit six ; il en fit huit, il en fit dix ; et les billes allaient, venaient, s’effleuraient et tourbillonnaient, puis s’entrechoquaient doucement, comme attirées par un aimant invisible ; et les carambolages roulaient, et les spectateurs applaudissaient, et la vieille Nanon elle-même, remuant des sous dans la poche de son tablier, admirait et faisait galerie.

Tout d’un coup, — c’était un effet de recul, — la queue, lancée d’une main nerveuse, glisse sur la bille et la manque ; le tapis craque, le tapis se fend triangulairement, et la queue presque tout entière s’engouffre et disparaît dans un abîme de drap vert.

Le tonnerre en personne serait tombé dans la salle, que le saisissement n’eût pas été plus grand. Chacun s’entre-regarda. Naz, le malheureux Naz, resta debout, comme stupéfait, le corps en avant et la bouche ouverte.

— Son père ! s’écria la vieille Nanon, qu’on aille chercher monsieur son père !

Le père de Naz arriva.

On s’attendait à une explosion de colère. Il se montra glacial et digne :

— Combien ce tapis ?

— Soixante francs, mon bon monsieur, pas moins de soixante francs.

— Voici soixante francs !… et qu’on me donne le vieux drap.

Puis, les bandes déboulonnées et le tapis décloué :

— Emporte-moi ça, dit le père en remettant à Naz le tapis roulé.

Que comptait-il faire ?

Le surlendemain tout fut expliqué quand nous vîmes entrer le malheureux Naz vêtu de vert de la tête aux pieds : habit vert, gilet vert, pantalon vert, casquette verte, et non pas vert-pomme ou vert-bouteille, mais de ce vert cruel et particulièrement détestable qu’on choisit pour les tapis de billard. Sur l’épaule droite nous reconnûmes tous une grande tache faite par la lampe à schiste, et sur l’épaule gauche une petite meurtrissure bleue imprimée dans le drap par un massé trop brutal.

À partir de ce jour, mon ami Naz passa une jeunesse mélancolique.


Six ans durant, son père fut inflexible ; six ans durant, des habillements complets de couleur verte sortirent pour le malheureux Naz de cet inépuisable tapis.

Ses camarades le raillèrent.

Les demoiselles de la ville s’habituèrent à rire de lui.

Et le malheureux Naz souffrit beaucoup de toutes ces choses, étant né avec un cœur aimant.

On le surnomma le lézard vert.

Sa figure, à force d’ennui, devint peu à peu verte comme le reste. Il se mit à boire de l’absinthe !

Enfin, à l’âge de vingt ans, long, maigre, et toujours habillé de vert, mon pauvre ami Naz, ayant pris l’humanité en haine, s’embarqua vert et seul pour les Grandes-Indes, le paradis des perroquets !



LA LEÇON DE MUSIQUE




LA LEÇON DE MUSIQUE




À MES PETITES AMIES JUDITH ET SARAH CLADEL



Voici deux petites sœurs ; l’une,
L’aînée, ainsi qu’on peut le voir,
Sait jouer Au clair de la lune ;
L’autre voudrait bien le savoir.

Or, la cadette, blonde et gaie,
Depuis une heure, toute en eau,
De ses mains mignonnes essaie
D’ouvrir l’énorme piano.


« Viens, Thérèse, viens à mon aide ! »
Thérèse soulève, en tremblant,
Le pesant couvercle, qui cède.
« Dieu ! le beau clavier noir et blanc !

Vois, la musique est en ivoire ! »
Dit Lili très émue au fond ;
Puis, frappant une touche noire :
« Ces noires, quel bruit elles font !

— Silence ! — Oh ! méchante marraine !…
— Il faut, Lili, parler moins haut,
Si vous voulez qu’on vous apprenne
La chanson de l’ami Pierrot.

— Lili sera sage, Thérèse.
— Écoute alors : Do, si, la, sol
Cette touche, c’est un dièse,
Et puis, d’autres fois, un bémol.

Quels beaux noms ! il faut les écrire.
Dièse, bémol, reprend Lili.
La musique, cela fait rire ;
La musique, c’est très joli ! »


Thérèse, qui veut rester grave,
De son index mieux assuré
Soigneusement parcourt l’octave :
Ré, mi, fa, sol, la, si, do, ré.

Et Lili, joyeuse, l’imite :
Do, ré, ré, mi, mi, fa, sol, la
Mais ses petits doigts vont trop vite.
« Non, Lili, ce n’est pas cela !

— Notre chat, de ses pattes roses,
En trottant, parfois réussit
À jouer de très belles choses :
Est-il musicien aussi ? »

Puis elle rit, charmante et folle,
De voir ainsi, d’entre ses doigts,
L’essaim des notes qui s’envole
Comme un nid surpris dans un bois.

Jamais ses mains ne seront lasses :
Lili jouera toujours, toujours !…
Quand soudain deux notes très basses
Vibrent avec de grands bruits sourds ;


Et Lili se bouche une oreille :
Lili n’est brave qu’à demi ;
Lili croit que sa sœur réveille
Quelque vieux tonnerre endormi,

« Le piano ne veut plus qu’on joue ;
Il se fâche… » Et terriblement,
Devant Lili qui fait la moue,
L’instrument gronde un long moment.



LE PEINTRE ET LA PIE


LE PEINTRE ET LA PIE




à mon petit ami théophile bergerat



lettrine Au temps où les tramways n’existaient pas, ce n’étaient, dans tout le quartier Montparnasse, de Vaugirard à l’Observatoire, que murs couronnés d’herbes folles, avec quelque maisonnette de loin en loin, laissant apercevoir un bout de jardin entre les liserons de sa barrière à claire-voie.

Rue Notre-Dame-des-Champs, vers le milieu, il reste une de ces maisonnettes. Est-ce au numéro 43 ou 45 ?… Mais, pour peu que votre cœur soit parisien, vous l’aurez sûrement remarquée. Arrêtez-vous devant, un matin, tirez le loquet, poussez la porte, poussez sans crainte, il n’y a ni concierge ni chien : un couloir de plain-pied, un perron moussu, puis, en contre-bas, un vieux verger, vrai verger de Brie ou d’Île-de-France, le vieux mur, le vieux puits, et des poiriers non taillés, revêtus de ces lichens d’argent qui sont la barbe blanche des vieux arbres.

Les merles y font colonie, venus en bande après qu’une hache sacrilège eut dévasté les ombrages du Luxembourg ; et tous les ans, sur les toits voisins, autour des hautes cheminées, les plus vieux moineaux apprennent aux jeunes le chemin de l’endroit et ses délices.

Depuis cent ans et plus, jamais personne n’arracha une pelote de mousse ni un brin de mouron aux allées. Au contraire, chaque locataire nouveau a considéré comme un devoir de planter d’abord quelque chose : sureau, lilas ou syringa, sans compter les graines d’aventure qui, voyageant par l’air sur l’aile du vent ou dans le gésier d’un oiseau, arrivent un jour on ne sait d’où, fleurir les coins abandonnés des villes. Les derniers venus, faute de mieux, ont même dû se contenter de cultiver le mur, changeant ses trous en pots, ses moindres rugosités en plates-bandes, apportant aujourd’hui une grosse plante grasse achetée sur les quais, demain s’en retournant des champs avec un plein mouchoir d’herbes et de fleurs pariétaires.

Dans le fond du clos, au bout d’un sentier aussi étroit, aussi capricieusement tortillé, aussi embarrassé de branches basses que s’il menait à la demeure de quelque Belle-au-Bois-dormant, on voit une ferme et un hangar, le tout en pisé, couvert de chaume et remontant au règne de Louis XIII.

Mon ami Senez habite la ferme ; sous le hangar transformé en atelier (ferme et hangar coûtent bien 200 francs par an), il accomplit sans envie ni regret sa mission sur la terre, laquelle mission, à ce qu’il a découvert, est de faire de la nature morte.

Car mon ami Senez est peintre de nature morte et ne veut être que cela. La nature morte suffit à son ambition, à sa joie. Dans l’immense domaine de l’art, il s’est réservé ce petit coin intime et fleuri comme son jardin. Aussi de quel cœur il le cultive ! C’est plaisir de le voir, à son chevalet, s’escrimer du pinceau, quelquefois du pouce, écraser ses couleurs, les poser gaiement par touches fraîches, et, tout en causant, tout en fumant, jeter sur la toile ces simples compositions chères aux âmes naïves : un pot de grès, des huîtres ouvertes, l’air cossu et satisfait d’une blague pleine près d’une pipe, l’affaissement désespéré d’une bourse vide à côté d’un billet protesté, l’éclat dur des cuivres contrastant avec le luisant profond des faïences, et le carmin velouté d’un panier de pêches avec le vert tendre des queues d’un bouquet qui trempe dans une eau transparente. Senez, on le voit, peint aussi des fruits et des fleurs ; mais des fruits cueillis et des fleurs coupées. Il s’arrête là ! Peintre de nature morte, Senez a pour unique idéal d’exprimer par le dessin et les couleurs l’âme mystérieuse des choses. C’est une joie de créateur qu’il éprouve à faire parler ces muets, à traduire pour tous leur langage. L’objet peint par lui s’anime et s’égaie : — « Ce pot ébréché ne vous disait rien ? Regardez, il vit maintenant ; le pot est content d’avoir été compris, et voilà le secret de la nature morte. »

Demeuré candide et doux malgré sa barbe qui grisonne, mon ami Senez est heureux. Il a de l’enfant l’œil toujours étonné et le brusque sourire.

Quelquefois pourtant, au passage d’un souvenir, mon ami Senez ne rit plus, et sous ses épais sourcils, subitement contractés, son œil gris clair se voile de larmes.

Il y a eu un drame, drame sanglant, qui le croirait ? dans l’existence de mon pauvre ami Senez.

En voici l’histoire :

Un matin, — la chose ne date pas d’hier, — flânant du côté de Vaugirard, qui alors était un village, mon ami Senez s’arrêta pour regarder vendre à l’encan, en pleine rue, le mobilier d’un pauvre homme. Une commode, une table, trois chaises ; cela faisait peine à voir jeté ainsi sur le pavé. Il y avait encore un chandelier, une glace fêlée, et, détail navrant, une pie vivante dans une cage d’osier.

« On saisit donc les bêtes ?

— On les saisit. »

Et Senez se réjouit intérieurement en songeant que, pour agile qu’il fût, un huissier, en pareille occasion, aurait quelque peine à lui saisir ses merles.

Quand tout fut vendu : « À cinq sous l’oiseau et sa maison ! » dit le commissaire-priseur en soulevant la cage. La cage s’effondrait, la pie perdait ses plumes.

« À cinq sous une pie superbe dans une cage en bon état ! »

L’assistance éclata de rire.

« Il n’y a pas amateur à cinq sous ?… Mettons quatre sous, la cage et la pie… Quatre sous !… Quatre sous !… Trois sous !… Un sou !… »

Des gamins causaient à côté de M. Senez : « Le commissaire a dit comme ça, murmurait l’un, que si on ne le vendait pas il me donnerait l’oiseau. — Nous le plumerons ! » répondait l’autre.

Le bon M. Senez eut pitié. Déjà l’officier ministériel se fatiguait, déjà les odieux gamins tendaient leurs griffes :

« Deux sous !

— Deux sous ! Nous avons acquéreur à deux sous. Deux sous ! deux sous ! Une fois ?… Deux fois ?… Adjugé ! »

Et sans s’inquiéter des risées, le bon Senez emporta sa pie, abandonna la cage aux gamins qui, sans perdre de temps, allèrent, par manière de consolation, l’attacher à la queue du chien de la fruitière.

Dans le clos béni de la rue Notre-Dame-des-Champs, la pie eut oublié bien vite les longs jours passés sous scellés. Ses ailes reprirent leur beau luisant et son œil attristé se remit à pétiller de malice. Acceptée des merles, elle gambadait dans le jardin, n’osant voler encore faute de queue, car la queue est aussi indispensable aux pies que le balancier aux acrobates. Puis un beau jour, sa queue ayant poussé, Margot s’enleva de terre et prit l’essor. M. Senez la crut partie. Non ! perchée sur le mur, les pattes dans la mousse élastique et fraîche, avant d’aller plus loin, elle regarda. D’un côté, le clos, l’oasis avec l’aimable société des merles ; de l’autre, le coteau natal, mais loin, si loin, visible à peine par delà un Sahara de toitures et de cheminées, région infertile, peuplée d’huissiers, de gardiens des scellés, de commissaires-priseurs, et qu’il serait difficile de traverser sans mésaventure.

La délibération fut longue. Puis, après avoir parcouru en dansant la crête moussue, exploré le toit du hangar, et mis curieusement le bec et l’œil dans la cheminée, Margot sauta, ailes étendues, sur la poutre transversale du puits, et de là sur l’épaule de son maître. Ayant, dans son cerveau d’oiseau, mûrement pesé et comparé les choses, Margot venait de se donner pour toujours. Mystérieux phénomène psychique, bien fait pour provoquer les méditations du philosophe et que M. Senez attendri constata par ces simples mots : « Allons ! la pie est apprivoisée. »

La pie vola quelques bagues dans le quartier et devint bientôt populaire. Affectueux naturellement et fier de posséder un oiseau admiré de chacun, le bon M. Senez ne se sentait plus de joie.

Mais au bout d’un mois, chose étrange ! cette joie parut se nuancer de mélancolie. M. Senez n’était plus le même ; on eût dit qu’il devenait sombre à mesure que la pie embellissait.

« Qu’a donc Senez ? » se demandaient ses amis.

Senez répondait :

« Le Salon approche, je cherche mon tableau, et le choix du sujet me tracasse. »

Quand il eut cherché son tableau quelque temps, comme sa tristesse ne diminuait point, ses amis se dirent :

« Senez a peut-être besoin d’être distrait. »

On essaya de le distraire : fins déjeuners, parties de canot, promenades à la campagne ! Rien n’y fit, Senez restait triste.

Peignait-il, au moins ? L’art est encore la consolation suprême.

Hélas ! s’étant un jour introduits dans l’atelier, ses amis virent toutes les toiles retournées, et sur le chevalet poudreux, auprès de la palette sèche, un melon ébauché depuis six mois.

Senez interrogé, avoua que, en effet, depuis six mois, il ne faisait rien, et que l’art ne lui disait plus.

On tint conseil à la brasserie.

« C’est une crise, une simple crise, affirma le docteur. Tous les artistes en traversent de pareilles. Que Senez peigne, et il est sauvé. »

Alors chacun s’ingénia — les braves cœurs ! — à trouver dans ses armoires, sur son bahut, quelque objet provoquant la nature morte, et si tentant pour le pinceau, que M. Senez ne pût résister au désir de peindre.



Ce fut, rue Notre-Dame-des-Champs, une procession :

« Voyez donc, Senez, ce verre de Venise que j’ai eu pour rien chez un Auvergnat. Croyez-vous que cela ferait bien pour une toile de dix, avec des marguerites et un rayon de soleil dedans ? »

Et on laissait le verre et les marguerites sous le rayon, en belle lumière.

D’autres fois c’étaient des faïences : un Rouen, un Nevers aux vives couleurs, un Moustiers aux ornementations délicates ; ou bien de vieux livres usés aux angles, grignotés par la dent des rats, mais pittoresques d’autant plus dans l’or terni de leurs reliures.

On essaya de groupements bizarres cachant des symbolismes mystérieux : un nid de mésanges, six petits œufs bleus piqués d’orange, dans un crâne ; une bassinoire historiée à côté d’une musette Louis XV au bâton d’ivoire, au sac de satin rose frangé d’argent.

Puis ce fut le tour des fruits : raisins, fraises, pommes et poires, écroulements de pêches en velours, avalanches de prunes couleur de cire et d’ambre ou poudrées de poussière bleue : « Pose-moi ça dans un panier rustique ; ajoute une abeille, une guêpe volant dessus, et tu m’en diras des nouvelles. »

Un peintre antibois fit venir d’Antibes toute une cargaison d’oranges, de cédrats, de pastèques et de grenades. « Superbe ! dans ce plat hispano-arabe aux reflets métalliques, près de cet alcarazas rouge, jaune et noir acheté en Kabylie, sur ce tapis oriental aux gammes étouffées et chaudes comme une atmosphère de harem. » De quel cœur, six mois auparavant, Senez eût entrepris ce poème, fripé le tapis, disposé le plat, fait reluire sur l’alcarazas les diamants de l’eau suintante, rendu le grenu baroque des cédrats, la glace tremblante et rose des pastèques, surpris sous leur écrin de cuir gaufré les grenats transparents des grenades, et fait frissonner autour, par on ne sait quelle mystérieuse évocation, toutes les poésies du Midi ensoleillé : murmures d’eaux courantes dans les cours dallées de marbres, chanson de pins et de cyprès et bruissement lointain des cigales.

Enthousiasmé, M. Senez prenait ses pinceaux, tendait une toile, râclait sa palette, exprimait dessus en petits vermicelles joyeusement tortillés les blancs d’argent, les jaunes d’or, les bitumes et les terres de ses tubes ; mais, à peine assis, le découragement le reprenait, et, devant la toile lamentablement vierge, les vermicelles multicolores séchaient sur l’acajou de la palette.

Décidément, la chose était vraie : rien ne disait plus à M. Senez.

À bout d’expédients, les amis dépouillèrent marchés et halles. Des montagnes de poissons étincelèrent sous le jour fin de l’atelier. Les langoustes et les homards y promenèrent leurs pinces énormes, leurs antennes étranges et leurs armatures compliquées. Les gruyères y pleurèrent sous l’acier, les bries y coulèrent sur leur natte de paille. Les lièvres étalèrent leur pelage couleur de coteau, les poulardes leurs cuisses marbrées et leurs appétissants croupions en trèfle.

Hélas ! après de vaines heures d’attente, les modèles à la fin se gâtaient, et il fallait en faire à la brasserie des repas tristes comme des repas funèbres.

Cependant, en proie aux plus sombres pensées, dans cet atelier si gai jadis, maintenant à l’abandon, M. Senez se promenait ; et la pie, espérant attirer un regard, provoquer un sourire, allait devant, allait derrière, et piquait du bec ses pantoufles.

Pauvre innocent oiseau ! il était loin de deviner que c’était lui la seule cause des mélancolies de son maître. Qu’importent au digne artiste les merveilles de la nature et les triomphes de l’industrie ? Que lui font les fruits et les fleurs, les étoffes et les céramiques ? Ce qu’il veut peindre, c’est sa pie : il n’aime qu’elle, il ne voit qu’elle !

Le fait est que jamais pie plus jolie ne fit danser sur pattes plus fines, dans la poudre d’une grande route et sur le gravier d’une allée, un corps bleu noir plus coquettement plastronné de blanc ni une queue plus longue et plus agréablement étagée.

Pourquoi alors ce cher M. Senez ne se débarrassait-il pas de l’obsession en la peignant une fois pour toutes, cette pie dont l’image le taquinait ?

Ah ! mes amis, que vous connaissez mal le démon de la nature mortel ! Sa pie, sa pie tant aimée, c’est morte seulement que lui, peintre de nature morte, pouvait la peindre. Oui, morte ! la tête en bas, pendue par la patte, comme on peint les pies ; avec quelque chose de neuf et de personnel qui rajeunirait ce thème antique. De là de subites tentations, des méditations vaguement criminelles… Mais n’anticipons pas sur les événements…

À mesure que l’hiver s’avançait, les méditations devenaient plus longues et les tentations plus fréquentes. On apprendra bientôt pourquoi. Un jour, à Clamart, M. Senez retrouva son inspiration pour croquer sournoisement un coin de mur merveilleusement écaillé. Quelques flocons étant tombés, il s’empressa de reproduire le bourrelet glacé d’argent et frangé de larmes en cristal que fait la neige au rebord des fenêtres. Puis il copia des nœuds de ficelle et fit une étude consciencieuse d’un clou rouillé planté dans du crépi.

M. Senez n’avait pas encore de projet bien arrêté ; mais assurément, sans qu’il s’en doutât, il s’habituait à l’idée du crime.

« Avait-elle, après tout, cette pie, de si grands sujets d’agrément sur terre, loin des siens, dans ce clos inculte, avec un mur croulant dominé de toits, pour horizon ? Qui sait ? la mort serait



peut-être un bienfait pour elle. » Et, spiritualiste convaincu, trop

logique, puisqu’il croyait à son âme à lui, pour ne pas croire à l’âme des bêtes, il se demandait s’il n’existerait pas par delà le soleil, parmi la poussière d’or des voies lactées, une étoile, un paradis des pies, où dans de vastes plaines bordées de hauts peupliers et traversées de claires rivières roulant des cailloux polis, des grains de mica et des pépites, ces oiseaux, après leur mort, sans souci de la faim ni de la bise, pourraient, sur le sable éternellement frais, sur l’herbe éternellement verte, satisfaire leur double passion pour la danse et les objets brillants.

D’autres fois, moins poétique, il se demandait avec la logique coupante d’un procureur général si, ayant jadis dans le plein exercice de sa liberté, arraché l’oiseau à une mort cruelle, il n’avait pas le droit strict de le faire périr humainement.

Un jour, sur un cornet de tabac, il vit un arrêté préfectoral de Seine-et-Oise qui proscrivait la pie comme animal nuisible, grand destructeur de nids et grand mangeur d’oiseaux.

Ce cornet de papier faillit le décider.

Mais aussitôt, sa bonté native se révoltant, M. Senez rougissait de ces sophismes et détestait le monstre qu’il sentait éclore en lui-même.

M. Senez avait changé ses habitudes. Lui, l’homme rangé qui se couchait à huit heures été comme hiver, déclarant que, si les poètes peuvent travailler la nuit, les peintres ont besoin de mettre à profit la douce lumière matinale, on le vit s’attarder chaque soir autour des chopes jusqu’à ce que le patron lui fermât dans le dos les grilles de la brasserie. On l’entendit, lui, le naïf artiste qui jusque-là peignait comme l’oiseau chante et comme coule la source, on l’entendit soutenir les thèses les plus saugrenues sur la vision comparée à l’impression, et les nouvelles formules esthétiques. L’esthétique altère ; donc M. Senez buvait, et plus d’une fois, passé minuit, il lui arriva d’étonner les rares passants par des discours qu’il se débitait à lui-même, tout seul, en marchant dans les rues désertes.

Un jour, — il avait neigé, et la vue de la neige exaspérait son idée fixe, — une nuit, M. Senez quitta la brasserie avant l’heure. On voulait l’accompagner, il refusa.

Au moment de mettre la clef sur la porte : « Non ! non ! murmura M. Senez, pas encore ! »

Et, remontant l’étroite et courte rue de Chevreuse, il s’en alla dans la boue glacée des chaussées, sans crainte des rôdeurs de nuit, jusqu’à la barrière d’Enfer, en suivant le mur extérieur du cimetière Montparnasse.

Il roulait des pensées poétiques et sinistres ; il s’arrêta un moment à regarder sous la lune, par un éclat de la vieille porte, le clos envahi de broussailles et de lierre, — un clos, se dit-il, singulièrement pareil au mien, — où l’on enterrait alors les guillotinés.

Enfin, il rentra, mouillé, moulu, mais surexcité, brûlant de fièvre.

Le jardin était paisible. Pomponnés de flocons de neige, pommiers et rosiers semblaient fleuris, et des rayons blancs, tamisés au hasard des branches, luisaient tout ronds sur les sentiers. Mais M. Senez ne vit rien de tout cela. Un meurtrier marchant à son crime ne s’arrête pas aux menues curiosités du paysage.

M. Senez alla droit à l’atelier, ouvrit d’une main tremblante, et se dirigea en tâtonnant vers le coin où se trouvait un buste que la pie avait adopté pour perchoir.


« Margot ! Margot ! »


Il espérait que Margot viendrait à sa voix et que le forfait pourrait se perpétrer dans l’ombre.

Margot ne vint point.

M. Senez alluma la lampe et vit que Margot n’y était pas. Le vent amoncelant la neige à l’endroit où la pente du toit s’appuie au mur, avait obstrué une petite ouverture ménagée pour que la pie se promenât de l’atelier au jardin, librement.

M. Senez respira :

« La pauvre bête n’aura pas pu rentrer et sera morte de froid. C’est un crime que la Providence m’épargne. »

Mais il devait savourer son crime jusqu’au bout.

« Margot ! Margot ! — continuait-il à crier quoiqu’il la crût morte et tout en regardant si son cadavre ne faisait pas tache sur la neige, — Margot ! Margot ! pauvre Margot !!! »

Un bruit d’ailes le fit tressaillir. Pelotonnée à la fourche d’un pommier, une forme noire se souleva dans un nuage de flocons secoués, et Margot vint, confiante et gaie, s’abattre sur l’épaule de M. Senez…

Dès le lendemain, M. Senez se remettait à peindre. Plus de promenades, plus de brasserie. Un perpétuel filet de fumée s’allongeait par le tuyau de poêle au-dessus de l’atelier fermé à double tour ; et, quinze jours durant, les amis qui intrigués, essayaient de s’introduire dans la place, se retiraient discrètement, avec des sourires entendus, en lisant, écrit à la craie, sur la porte, le sacramentel :

« Il y a modèle. »

Alors le bruit courut dans Paris que, en effet, comme on l’avait dit, le talent de M. Senez venait de traverser une crise. De là ces longs mois de découragement, de paresse. Mais à présent tout était sauvé, M. Senez cherchant du nouveau, préparait pour le Salon une grande figure.

Enfin, le Salon ouvrit ses portes et la vérité éclata. La pie était là, telle que M. Senez l’avait rêvée, pendue par un pied près d’une fenêtre. De la fenêtre on ne voyait qu’un reflet de feu dans un coin de vitre, un bout de mur en train de s’écailler, et le rebord en briques avec un peu de mousse humide et de neige. Le plumage sanglant de la pie, la ficelle, le clou étaient des merveilles ; et tous ces riens combinés, — la nature morte a de tels miracles ! — disaient irrésistiblement le douloureux poème des grands hivers, quand, un blanc linceul couvrant la campagne, et dérobant jusqu’aux prunelles des haies, les malheureux oiseaux perdus de froid, chassés par la faim, se rapprochent des fermes aux châssis flambants pour trouver la mort sous le piège en quatre-de-chiffres de quelque rustre sans entrailles.

Ce fut un triomphe ; triomphe, hélas ! mélangé de bien d’amertume pour l’infortuné M. Senez.

Au Salon, voyant la foule attroupée autour de son cadre, il pleura ; ses amis crurent qu’il pleurait de joie. Mais quelques jours plus tard, dans le petit jardin, comme je lui montrais un lot de feuilletons célébrant unanimement ses louanges à grand renfort de substantifs colorés et d’épithètes reluisantes, il me mena près du petit tertre herbeux où reposait Margot et me dit :

« C’est bien beau, Monsieur, c’est trop beau. Mais pourquoi faut-il que toujours la gloire soit faite de larmes ? »

Ajoutons que, au point de vue de l’histoire de l’Art, la cruelle résolution de M. Senez et le sacrifice de l’infortunée Margot ne furent pas sans avoir leur importance. C’est depuis cette mémorable nature morte, qu’on rencontre aux expositions, dans les ventes, parfois même chez les marchands de bric-à-brac, tant de pies ainsi figurées : suspendues à un clou, le long d’une paroi quelconque, par une ficelle.

Avant M. Senez, ce genre d’apothéose, avec le clou et la ficelle, avait toujours été, dans le monde des peintres, le privilège incontesté du hareng saur.



TABLE DES MATIÈRES

Illustrations de M. Léonce Petit.
Illustrations de M. Jean d’Alheim.
Illustrations de M. Ch. Bigot.
Illustrations de M. Georges Rochegrosse.
Illustrations de Sahib.
Illustrations de MM. Forain et Ch. Bigot.
Illustrations de M. Louis Chevallier.
Illustrations de MM. Vollon, Bastien-Lepage, Scott, Sutter.
fin de la table des matières.