Labrador et Anticosti/Chapitre I
CHAPITRE PREMIER
De Québec à Betsiamis
Samedi, 25 mai. — À neuf heures du matin, tout est prêt : passagers et colis divers sont installés chacun à sa place sur le petit navire. On n’attend plus que Sa Grandeur Mgr Labrecque, qui arrive à l’instant. Le sifflet retentit aussitôt, annonçant aux Québecquois que c’est le moment, ou jamais, de s’embarquer pour le bas du fleuve Saint-Laurent. Mais tous font la sourde oreille, restant à leur comptoir, dans leur boutique, sur les marchés ou les trottoirs. Bref, ici comme en tant d’endroits, c’est le petit nombre des élus. Je suis de ceux-là, heureusement, pour le quart d’heure. Donc, on lève l’ancre, et l’on met à la voile, ce qui signifie simplement, en l’espèce, que de complaisants individus enlèvent les amarres qui tenaient le steamer attaché au quai, que le mécanicien fait agir la vapeur sur les pistons, que l’hélice se met à tourner, et que l’on donne au gouvernail le mouvement voulu. Tout cela, joint à l’action du courant, fait que nous nous éloignons peu à peu des superbes quais de la Commission du Havre, que nous sortons plus ou moins majestueusement du bassin Louise, et que nous prenons la haute mer, c’est-à-dire que nous nous mettons à traverser le port de Québec, qui attend toujours, avec le plus persévérant des espoirs, le retour des flottes d’autrefois…
Le capitaine O.-C. Bernier, qui commande l’Otter, est le plus complaisant de tous les capitaines présents, futurs, passés. Cet homme encore jeune a eu l’avantage de traverser quatorze lois la ligne équatoriale ; il n’est aucun port de l’Amérique septentrionale et de l’Amérique méridionale qu’il n’ait visité. C’est assez pour être classé parmi les loups de mer. Disons toutefois, pour accommoder les choses et rassurer les âmes timides, que c’est un loup fort bien apprivoisé.
Il a pour le seconder un équipage de braves gens, une vingtaine d’hommes à peu près, qui chaque printemps arrivent des quatre points cardinaux pour faire la manœuvre du bord, service qui n’est pas toujours la besogne la plus aisée et la plus agréable du monde, surtout l’automne, où il est incomparablement plus agréable de « se bercer » en lisant son journal, près d’un bon feu, que de faire tourner la roue du gouvernail sur le pont de l’Otter.
L’Otter, disons-le pour ceux qui l’ignorent encore, est un grand steamer… en miniature : 223 tonneaux, 110.6 pieds de longueur, 17.9 pieds de largeur. De ses deux mâts, l’un est pourvu de voiles, voiles inactives, voiles paresseuses, voiles âgées peut-être, qui se tiennent volontiers carguées sur le bois qui les supporte, et qui bien rarement, dit-on, se gonflent sous l’effort des brises de notre beau Saint-Laurent. Elles laissent tout l’honneur du travail à la machine, qui paraît tenir à se passer du secours de qui que ce soit pour faire avancer le vaisseau.
Or ce vaisseau, qui n’est pas un poulet, puisqu’il fut un temps, assez lointain, où il s’appelait Margeretha Stevenson (il appartenait alors à la Compagnie Molson, de Montréal, propriétaire des mines de fer magnétique de Moisie ; il a changé de nom et de possesseur vers 1878), ce vaisseau a la coque en fer, et passe pour très solide à la mer : on aurait tort, par exemple, de conclure de là que son assiette reste toujours dans un plan perpétuellement le même. Ah ! il s’en faut ! Le moindre souffle qui d’aventure fait se rider la surface des eaux, lui est un sujet d’émotion, sentiment qui se traduit par une danse plus ou moins désordonnée sur la « plaine liquide ». Quand la mer est mauvaise, notre Otter en profite pour prendre les positions les plus extraordinaires. Les passagers ne trouvent pas ordinairement de leur goût les fantaisistes allures du vieux navire.
Donc nous étions partis — car, puisque j’entreprends de faire un récit de voyage, il importe vraiment que je m’y mette.
Nous tournons la Pointe-Lévis ; nous côtoyons le versant méridional de l’île d’Orléans ; nous passons le long des belles paroisses de Saint-Laurent, de Saint-Jean, de Saint-Michel et d’une foule d’autres dont les noms brillent sur le calendrier du diocèse de Québec — publié et imprimé par Léger Brousseau — d’un éclat beaucoup plus vif que dans ma mémoire.
Le fleuve est tranquille ; le temps est superbe. Un soleil de feu nous rôtit lentement. À l’intérieur du navire règne une atmosphère de fournaise. Il y a quelque profit à rester sur le pont, à l’ombre des mâts et de la cheminée qui nous protègent dans toute la mesure de leurs moyens, lesquels ne valent pas grand’chose en la matière.
Vers le soir, des matelots viennent attacher solidement au bastingage une douzaine de barils de pétrole qui partagent avec nous le pont du navire. Je tirai de là des pronostics qui n’étaient pas d’une folle gaieté, sur ce qui allait avoir lieu prochainement.
Toutefois, la soirée fut charmante. Passagers et hommes d’équipage, groupés çà et là, devisaient agréablement des sujets les plus divers. Il m’arriva de saisir au vol les confidences d’un petit mousse : « Dans deux ans, je serai matelot ; j’arriverai bien à être second ; puis, je serai capitaine ! » Quelqu’un se trouva là pour dire à l’enfant qu’il fallait être bien instruit pour être capitaine, et qu’il était, lui, bien trop ignorant pour avoir jamais un grade d’officier sur les vaisseaux. Maintenant le petit mousse n’a plus d’autres aspirations que celle d’arriver au rang de matelot. Pauvre petit mousse !
Tout à coup, vers onze heures, le vent vira à l’est, et la brise glaciale souffla fortement. L’Otter se cabra. Il me fallut bien quitter le pont où je m’étais attardé. Ma cabine, située à l’avant, me procura l’avantage de suivre admirablement toutes les péripéties de la circonstance. Il fallait entendre ce bruit des vagues, à travers la mince paroi de fer ! Chaque coup de mer ébranlait le vaisseau ; je ne sais comment sa coque pouvait résister à des chocs aussi terribles. À la fin, une voie d’eau se déclara… et ce fut dans ma cabine même que l’accident se produisit. Envisageant la situation avec le calme le plus absolu, je ne songeai qu’à préserver mes effets des atteintes de l’onde amère. Je m’installai donc avec eux sur un divan qui se trouvait à proximité. Mais il fallut encore une fois que nous délogions : nous étions poursuivis jusque-là par le torrent qui descendait du plafond de la cabine. C’était à cet endroit, en effet, que l’eau s’était fait jour : elle venait du pont sur lequel évidemment embarquaient les fortes vagues.
Dimanche, 26 mai. — À quatre heures et demie, ce matin, nous sommes en rade vis-à-vis la coquette petite ville de Rimouski. Le capitaine nous fait conduire à terre, Monseigneur et moi, et nous allons célébrer la sainte messe à la cathédrale. Sa Grandeur Mgr Blais nous invite à déjeuner, puis nous fait reconduire à la jetée dans sa voiture. À huit heures précises, le canot du bord nous ramenait à l’échelle du steamer. L’ancre se lève aussitôt, et nous entreprenons la traversée de Rimouski à Betsiamis, par une température assez favorable, et une mer quelque peu agitée. Vers midi, nous jetions l’ancre en face de Betsiamis[1] ou de Bersimis, ou plutôt des deux à la fois, car une petite rivière seule les sépare.
- ↑ Le P. Arnaud écrit : Betshiamits. Je crois devoir conserver l’orthographe Betsiamis, dont l’usage est général.