Labrador et Anticosti/Chapitre X

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C. O. Beauchemin & Fils (p. 163-192).



CHAPITRE DIXIÈME

Magpie — Saint-Jean


Une entrée triomphale. — Rivière Magpie. — Précis historique. — Les « Paspébiacs ». — L’église actuelle de Magpie. — Comme quoi il faut avoir bon pied, bon œil, pour être missionnaire. — La vie des Magpiens. — Avis aux capitalistes. — Robin, Collas & Co. — LeBoutillier Brothers Co. — La famine littéraire. — M. l’abbé R. Lagueux. — Premier office pontifical au Labrador. — La belle flottille ! — Rivière Saint-Jean. — L’établissement Sirois. — Pêche, chasse, agriculture. — Pourquoi on n’enterre pas les têtes de morue. — Histoire religieuse de Saint-Jean. — Ce qu’on fait de la morue, au retour de la pêche. — Un hôte original. — Les tribulations d’un matelot aux prises avec Madame Thémis. — La pêche en doris. — Île aux Perroquets. — Longue pointe. — Autrefois et aujourd’hui. — Pêche et chasse. — Une baleine en pleine terre. — Départ pour l’Anticost.


Il y a peu d’endroits, sur la Côte Nord, dont l’aspect est plus pittoresque que Saint-Octave de Magpie[1] (ou Magpointe, ainsi que disent les gens). Sur le rivage sont les établissements Robin et LeBoutillier, qui se composent chacun de plusieurs constructions ; puis sur les hauteurs, tout autour de la baie, on voit les maisons des habitants ; l’église et le presbytère sont aussi sur le coteau et commandent un point de vue magnifique. Toutes les barques de pêche appartenant aux deux grandes Compagnies sont mouillées ensemble, sur cinq ou six rangs, dans la partie ouest de la baie et vis-à-vis les établissements, ce qui forme un coup d’œil très original.

Deux cent cinquante hommes de la baie des Chaleurs passent ici la saison de la pêche. Cette forte immigration rend la population du lieu considérable durant l’été. À notre arrivée, tout ce monde est rassemblé sur le rivage, et nous fait un accueil triomphal. Les détonations d’armes à feu se succèdent sans interruption, grâce au zèle des fusiliers échelonnés à tous les dix pas sur les deux côtés du chemin qui conduit au presbytère. Une musique, composée de violons et d’accordéons, qui accompagnait notre ascension de ses « marches » les plus enlevantes, nous aida fort à gravir les hauteurs escarpées sur lesquelles est bâtie la demeure curiale. Près de la maison LeBoutillier, on lisait l’inscription : « Bienvenue » ; et partout c’étaient des drapeaux et des décorations de feuillage. — Bien qu’il fût près de huit heures du soir, comme la population se trouvait réunie, Monseigneur fit immédiatement son entrée solennelle à l’église et l’ouverture de la retraite.


MAGPIE — MAISONS ROBIN ET LEBOUTILLIER

Mercredi, 26 juin. — Le vent d’est souffle encore comme de plus belle. Mais la brume et les nuages disparaissent peu à peu, et il nous est enfin donné d’apercevoir la cote de l’île d’Anticosti, distante d’une trentaine de milles ; on ne peut voir toutefois que la pointe ouest de la grande île. Plus près, et du côté de l’est, on distingue un peu l’île aux Perroquets, dont le phare tournant projette de tous côtés durant la nuit ses feux intermittents.

La rivière Magpie ou la Pie, qui a donné son nom à l’endroit, est peu considérable ; des rapides rendent son cours impropre à la navigation. Son estuaire, assez large, forme un havre accessible aux barges de pêche. Un pont en fer, construit par le Gouvernement fédéral, traverse cette rivière : c’est un luxe dont beaucoup d’autres cours d’eau sont privés, au grand désavantage des habitants de la Côte. À l’embouchure, on pêche le saumon : un seul rets y est tendu, et le rendement en est assez productif. C’est l’unique endroit de Magpie où l’on fait cette pêche. La rivière elle-même a un cours trop parsemé de rapides pour que la pêche à la ligne y soit beaucoup praticable, et les « officiers » vont cueillir ailleurs des lauriers qui ne sont pas ce qu’il y a au monde de plus glorieux, il est vrai ; mais, en temps de paix, c’est toujours cela ! Sans compter que cette pêche, par surcroît, leur assure de fins dîners, bénéfice que ne procurent pas toujours les triomphes de Mars.

* * *

J’ai eu l’avantage de pouvoir interviewer, sur l’histoire de Magpie, le plus ancien habitant du lieu, un homme qui y résidait depuis 46 ans, M. William Girard, propriétaire de l’endroit de pêche au saumon dont je viens de parler. Quand il aborda ici pour la première fois, en 1849, il n’y avait pas une seule construction. Il y venait seulement, à cette époque, des goélettes pour faire la pêche au saumon ; et, le temps de cette pêche fini, si l’on avait encore quelque provision de sel, on prenait ce qu’il fallait de morue pour l’utiliser.

En 1870, on voyait à Magpie quelques maisons et un établissement de la maison LeBoutillier. C’est à cette époque que les Robin commencèrent aussi à exploiter la pêche de la morue en cet endroit.

Un quart de siècle plus tard, en 1895, on y compte 54 ménages, dont une bonne partie appartiennent à une branche acadienne de la famille Huard, dont je ne soupçonnais aucunement l’existence ; comme ces parents du vingt-cinquième degré n’en savaient pas plus long à mon sujet, cela diminuait beaucoup, de part et d’autre, les ennuis que l’on peut croire que nous éprouvons d’une pareille situation.

Presque toute la population de Magpie est composée d’Acadiens venant de la Gaspésie, surtout de la baie des Chaleurs et spécialement de Paspébiac (mot que l’on entend souvent prononcer ici Paspéya) ; il en est de même des deux cent cinquante hommes qui viennent seulement pour la saison de la pêche. Et c’est au point que l’on désigne tout ce monde sous le nom de « Paspébiacs ». Ces Paspébiacs ont un caractère absolument tranché même au milieu de la population acadienne. Il n’est vraiment pas facile d’avoir, plus qu’eux, la tête près du bonnet, et il faut y regarder à deux fois avant de les contredire ; ils ont, semble-t-il, le sang à une température très élevée. Quand ces braves gens causent entre eux, vous les croiriez transportés de colère, tant ils ont le verbe haut et… l’adjectif retentissant. Partout on reconnaît cette ardeur qui est dans leur tempérament, et la tiédeur dans la foi n’est pas leur fait : ils descendent en ligne directe des Francs dont le roi Clovis aurait voulu se voir accompagné pour aller chauffer les oreilles aux mécréants qui crucifiaient Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le matin de notre départ de Magpie, un colporteur juif (encore la question juive !) tout frais débarqué s’étant aventuré, dans la maison où il logeait, à critiquer la dévotion au scapulaire de la sainte Vierge, reçut la réplique de la mère de famille elle-même, et il y a lieu de croire qu’il ne remit pas lui-même la question sur le tapis. Ils ont pour le prêtre un attachement sans bornes. « S’il fallait, me disait l’un d’eux, donner pour notre missionnaire tout le sang de nos veines, ce serait fait tout de suite. » Les chefs de la Mission ont eu le toupet de dire à Monseigneur : « Si Votre Grandeur nous ôte M. le curé Bouchard, nous fermerons à clef l’église et le presbytère. » C’était parler fort irrévérencieusement, sans qu’ils s’en rendissent bien compte ; mais cela montre de quel cœur ils y vont. Ils ont une langue très sonore et qui rappelle le parler des Méridionaux de France. Sére la pougne ! (serre la poigne), répétait souvent à un compagnon de rame l’un des hommes de la baleinière qui nous transportait hier à Magpie. Les habitants de la Côte ne se font pas faute de rire un brin des Paspébiacs et même de contrefaire leur langage. Les Paspébiacs leur rendent la pareille à l’occasion. « Ah ! voyez donc les chevaux des habitants qui courent sur le plain ! » Et un éclat de rire général accueillait cette boutade de l’un de nos rameurs. Les « chevaux » des habitants, ce sont leurs chiens, qui s’élancent en aboyant dès qu’ils entendent la détonation d’une arme à feu.

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Près de l’embouchure de la rivière Magpie, se trouve un petit vallon où habitent plusieurs familles. C’est là que M. W. Girard et son père construisirent la première chapelle, qui avait trente pieds de longueur sur vingt-cinq de large ; en 1867, cette chapelle servait encore au culte. Il y avait aussi, dans le voisinage, un cimetière que le sable a recouvert peu à peu, jusqu’à une hauteur assez considérable pour que les gens s’inquiètent de savoir si les défunts qui reposent là pourront entendre la trompette du jugement. Nous les avons pleinement rassurés là-dessus.

En 1870, une deuxième chapelle fut élevée justement à l’endroit où se trouve l’église actuelle (53 pieds sur 33). Celle-ci, qui est donc la troisième, est la plus considérable de toutes celles que nous avons vues jusqu’ici sur la Côte ; on y voit même un « jubé » et des galeries latérales. L’intérieur est près d’être terminé, et quand ce sera fait, cette église fera vraiment l’orgueil des Magpiens. Il manque encore un clocher et une cloche ; mais tout prochainement, espère-t-on, et clocher et cloche seront installés en leur lieu. En attendant, on supplée à leur absence, dans la mesure du possible, par l’emploi d’un cornet à piston qui fait partie de l’ameublement de la sacristie ; à l’heure des offices, quelque enfant de chœur, chez qui l’on a reconnu les aptitudes labiales qu’il faut, s’empare du cuivre et improvise une mélopée quelconque pour appeler les paroissiens à l’église. Quand le clocher, la cloche et le sonneur seront là pour remplir leur office, le cornet à piston, désormais rejeté de fonctions liturgiques qu’aucun rubriciste n’avait prévues pour un instrument si peu ecclésiastique, sera mis en réserve pour la future fanfare de Magpie.

S’il faut préciser un peu à propos de cette église, je dirai que sa construction est toute récente. C’est le 7 mars 1892 que l’on a mis la cognée au pied de l’arbre, puisque c’est ce jour-là qu’on alla au bois pour commencer à préparer les matériaux nécessaires. L’édifice fut inauguré par la messe de minuit au jour de Noël 1893.

Autrefois, le missionnaire, quand il était de passage à Magpie, logeait chez la famille Girard dont j’ai parlé déjà. Mais à présent, en avant de l’église, il y a un presbytère, joli à rendre jalouses bien des Missions d’anciens diocèses. C’est la résidence de M. l’abbé Samuel Bouchard, le missionnaire chargé de desservir la division, que nous parcourons actuellement, de l’ancienne Préfecture. Cette division commence à la Rivière-aux-Graines et s’étend jusqu’à Mingan : c’est une étendue de vingt lieues de côte. Vingt lieues ! C’est bientôt dit. Mais imagine-t-on ce qu’une desserte pareille représente de fatigues et de dangers ? L’été, les voyages se font encore assez facilement par les embarcations ; et pourtant, lorsque le missionnaire est appelé pour un malade, il faut bien qu’il se mette en route, que le temps soit favorable ou non, que la mer soit calme ou furieuse. Quand c’est l’hiver, les voyages sont plus pénibles. Suivant les circonstances, on monte en cométique ou l’on chausse la raquette. Le printemps et l’automne on n’a aucune de ces ressources, et il faut voyager à pied, le jour, la nuit, à travers les bois ou par les sables du rivage, et franchir comme on peut ruisseaux et rivières. L’hiver et le printemps qui ont précédé notre passage à Magpie, les cas de maladie ont été exceptionnellement nombreux sur la Côte ; et le missionnaire fut, durant des mois, par voies et par chemins. Plus d’une fois, quand il était à une extrémité de sa desserte, une dépêche télégraphique l’appelait soudainement à l’autre extrémité ; et à l’instant il se remettait en route, quelles que fussent les difficultés de toutes sortes. Aussi, depuis que nous sommes dans ce district, ne cesse-t-on pas de nous célébrer sur tous les tons le dévouement de l’abbé Bouchard. Mais, pour une tâche surhumaine comme celle-là, il faut plus que du dévouement : il faut une vigueur et une santé peu ordinaires. Là-dessus encore M. Bouchard a forcé l’admiration de ces pêcheurs qui s’y entendent, et il lui est arrivé de faire « rester » quelques-uns de ces hommes dont la force de résistance à toutes les fatigues est pourtant extraordinaire.

Toutefois, l’exercice du saint ministère dans de telles conditions est propre à ruiner en peu de temps la constitution la plus vigoureuse. D’autre part, le missionnaire, étant obligé de partager ses efforts entre tant de postes différents, ne peut donner assez d’attention à chacune des Missions dont il est chargé. Frappé de ces raisons et voyant de ses yeux jusqu’à quel point elles sont fondées, Sa Grandeur Mgr l’Administrateur a décidé de partager en deux parties, aussitôt qu’il sera possible, la division desservie maintenant par M. l’abbé Bouchard[2].

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Les Magpiens, comme les autres habitants de la Côte, vivent aux dépens de la population des eaux.

La place n’est pas favorable pour la chasse au loup marin. Aussi l’on ne s’occupe pas de la capture de ces amphibies. Par contre le hareng donne bien, et l’on en profite. Autrefois, c’est-à-dire il y a une vingtaine d’années, la pêche du maquereau était ici très productive ; ce poisson y est aujourd’hui peu abondant.

Quant à la morue, la pêche en est fructueuse. On la pêche à trois ou quatre milles de terre, mais aussi, quelquefois, à une distance beaucoup plus considérable, et même jusqu’à douze milles de la côte. Cette pêche se fait dans les mêmes conditions qu’ailleurs.

Durant l’hiver, on fait la chasse aux renards, martes, castors, visons, loups-cerviers, etc. Mais les bénéfices que l’on en retire sont peu considérables.

L’agriculture se pratique ici dans les conditions élémentaires que j’ai déjà décrites. Les pommes de terre viennent fort bien, et tous les habitants les cultivent avec zèle. L’avoine, dont il y a assez grand d’ensemencé, mûrirait sans doute si on lui en laissait le temps ; mais on la fauche de bonne heure ; car c’est le foin du Labrador, le mil et le trèfle ne réussissant pas d’ordinaire à vivre convenablement sur ce sol qui, la plupart du temps, n’est que du sable pur. Je n’ai pas besoin de dire que patates et avoine n’y prospèrent qu’en raison directe de la quantité de têtes de morue que l’on emploie en guise d’engrais ; c’est aussi en raison directe d’icelle que l’on empeste, à deux lieues à la ronde, un air pourtant si bien disposé à faire les délices de tous les nez qui se présentent.

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Dans les plus fortes marées, l’eau monte au plus d’une douzaine de pieds, ce qui serait déjà considéré comme fort extraordinaire par les gens qui ont le désavantage de vivre à l’intérieur des continents. Tout ce que je dirai de la météorologie de Magpie, c’est que le thermomètre Far. a marqué une fois 98° à l’ombre. Mais quand il fait chaud à ce point, c’est au milieu du jour ; car la nuit, le matin et le soir, la température est toujours fraîche.

À quelque distance de la côte, on trouve ici des ocres noire, jaune, grise. Les capitalistes, toujours en quête d’endroits où engloutir leur argent, me sauront gré de ce renseignement. Quant aux bois de construction, à huit milles de l’embouchure de la rivière, on trouve de l’épinette blanche marchande, de bonne qualité et de grande taille[3]

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Les Compagnies Robin et LeBoutillier ont à Magpie de vastes établissements. Donnons ici quelques détails sur ces organisations qui jouent un rôle si important en ce pays du Labrador canadien.

La plus ancienne de ces maisons, celle des Robin, fut fondée à l’île de Jersey, en 1766, par Chs Robin. Plus tard, ce nom de Robin est remplacé par la dénomination Robin et Cie. Il y a quelque vingt-cinq ans, la valeur de la Compagnie était estimée à un million. En 1883, elle subit une éclipse financière qui ne l’empêcha pas cependant de continuer sa route. Enfin, en 1892, un armateur jersais du nom de Collas, établi à Gaspé, et qui exploitait la pêche à Sheldrake et à la Rivière-au-Tonnerre, forma société avec les Robin, et la raison sociale de la Compagnie est à présent la suivante : Robin, Collas & Co., Ltd. Il n’y a plus aujourd’hui qu’un seul Robin dans la société ; et il réside, non pas à Jersey, mais à Naples.

Les quatre directeurs de la Compagnie habitent l’île de Jersey, où se trouve encore son principal bureau d’affaires, dans la ville de Saint-Hélier, chef-lieu de l’île. C’est M. Collas qui est à la tête de ce bureau. En Canada, la Société s’établit d’abord à Paspébiac, et là est encore son principal siège commercial en notre pays sous la direction de M. Romil, gérant général pour le Canada.

La Compagnie possède en tout trente-quatre établissements de pêche, dans la baie des Chaleurs et sur la Côte Nord ; le plus grand nombre de ces postes se trouvent dans la baie des Chaleurs, où l’on suit absolument les mêmes méthodes qu’au Labrador. Ce fut en 1869 que l’on vint tenter fortune au nord du Saint-Laurent, où l’on s’est fixé à différents endroits depuis Moisie jusqu’à Natashquan. Les postes du Dock, de Ridge Point, de Magpie et de la rivière Saint-Jean emploient collectivement 105 barges de pêche et 480 hommes de la Gaspésie qui viennent passer ici le temps de la pêche ; sur ce nombre, il y en a 120 à l’établissement de Magpie, qui possède 45 barges de pêche. En outre, on utilise les services d’un bon nombre d’habitants de la Côte. C’est M. Walter Ledain, de Jersey, qui est à la tête de cet établissement, composé de plusieurs beaux édifices, dont font partie six cookrooms.

À chaque poste, il y a un magasin général de marchandises et de provisions, dont l’on fait des avances aux pêcheurs qui en ont besoin.

Les Robin s’occupent de l’exploitation du homard, à la baie des Chaleurs, mais c’est la morue sèche qui est l’objet principal de leur commerce. Chaque semaine des goélettes parcourent les postes, se chargent du poisson que l’on y a préparé, et le transportent à Paspébiac. De là on l’expédie à l’étranger, et les sept ou huit navires de la Compagnie sont occupés à cette exportation. C’est le Brésil qui est le principal marché de ce produit ; on exporte peu en Europe.

La maison LeBoutillier Brothers Co., L’d, moins importante que celle des Robin, est aussi bien moins ancienne, puisqu’elle a été fondée en 1838, à Jersey. Elle n’est plus jersaise que de nom, les associés qui la composent à présent étant tous Canadiens. Elle n’a même aucun bureau d’affaires en Europe, mais seulement des correspondants pour l’achat des marchandises. Son bureau principal est à Québec, où se trouve son secrétaire général, ainsi que son président. Jusqu’à ces derniers mois, elle avait pour gérant feu M. W. Fauvel, député du comté de Bonaventure à la Chambre des Communes, qui surveillait de Paspébiac les intérêts de la Compagnie. M. Fauvel était Jersais, et cela explique l’allure jersaise que l’on remarque encore dans cette association.

Les LeBoutillier suivent le même système que les Robin pour les avances de provisions aux pêcheurs et pour l’exploitation de la pêche.

C’est vers 1865 qu’ils ont commencé à pêcher sur la côte nord du Saint-Laurent, où ils ont deux établissements, à la Rivière-au-Tonnerre et à Magpie. Dans la baie des Chaleurs ils possèdent l’île Bonaventure, et c’est le seul endroit de la Gaspésie où ils font la pêche. Il est à remarquer qu’au Sud, comme on dit ici, les pêcheurs employés par la Compagnie ont presque tous leur barque, et se fournissent eux-mêmes de bouette.


LA BAIE DE MAGPIE.

En 1883, les LeBoutillier ont passé par des embarras financiers, qui heureusement n’ont été que temporaires.

La Compagnie donne quelque attention à l’exploitation forestière ; mais son principal objet de commerce est la morue.

Tous les quinze jours, une goélette vient sur la Côte Nord prendre le poisson que l’on a fini de préparer, et l’apporte à Paspébiac. De là on l’expédie en Italie, à la Barbade, mais surtout au Brésil qui est le principal marché. On charge ainsi, chaque année, une vingtaine de navires de quatre à cinq cents tonneaux.

La maison LeBoutillier emploie, sur la Côte Nord, environ quatre-vingts hommes du pays, et cent vingt du Sud, qui s’en retournent chez eux à la fin du mois d’août. L’agent principal de la Côte, résidant à Magpie, est un M. LeBoutillier, né en Angleterre, mais élevé à Saint-Malo. Sa courtoisie et sa parfaite distinction nous ont été particulièrement agréables.

Ces représentants des armateurs, qui dirigent les établissements de pêcherie fixés aux différents postes, ne passent ici que le temps de la pêche et reviennent à la Gaspésie vers le mois de novembre. Ils ne voudraient pas, pour tout au monde, rester sur la Côte durant l’hiver, estimant qu’on ne saurait exiger d’un homme qu’il s’ennuie mortellement plus que six mois par année. Ces agents, qui parlent tous l’anglais et le français, sont généralement des Jersais. Les maisons qu’ils habitent aux différents postes sont de confortables demeures, dont l’apparence est fort proprette. Ces messieurs ont presque toujours les plus grands égards pour les missionnaires.

Samedi, 29 juin. — Le Str Otter, parti de Québec samedi, le 22 juin, aurait dû passer ici dans la nuit de lundi à mardi ; mais la tempête de vent d’est qui a duré tant de jours, a rendu son voyage très rude, et il n’est arrivé ici que jeudi midi. Pour des gens d’autant plus affamés de nouvelles qu’ils ne savent rien de ce qui s’est passé dans l’univers depuis quinze jours, un retard de soixante heures est quelque chose de très appréciable. Quant à moi, j’avais eu beau me mettre à la ration pour lire les journaux et les revues que m’avait apportés le courrier précédent, je n’avais plus rien à lire, et j’ai connu les horreurs de la famine littéraire… Enfin, des dépêches arrivèrent, signalant d’heure en heure le passage de l’Otter à ses différentes stations d’arrêt ; et l’Otter lui-même, de son pas tranquille et lent, s’en vint jeter l’ancre devant Magpie, nous apportant un courrier abondant et varié.

Le dicton populaire prétend qu’un malheur n’arrive jamais seul. Je suppose qu’une loi pareille gouverne les événements heureux. Car non seulement le steamer nous apportait la poste, mais, bonheur encore bien plus grand, il nous emmenait aussi un aimable compagnon de voyage, dans la personne de M. l’abbé R. Lagueux, professeur à la faculté de théologie de l’Université Laval. Nos « Paspébiacs », informés de l’événement, y allèrent de leur habituel entrain. Plusieurs embarcations se rendirent au large à la rencontre du voyageur, et de terre une fusillade bien nourrie salua son arrivée, au complet ébahissement de plusieurs Yankees, passagers du Str Otter, qui s’expliquèrent difficilement qu’on pût donner tant d’éclat au débarquement d’un compagnon de voyage en qui ils n’avaient pas su deviner un personnage.

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La mission s’est terminée, ce matin, de façon très solennelle par une messe pontificale, dont les splendeurs ne rappelaient sans doute que de bien loin les grandes cérémonies de la Basilique de Québec, mais qui toutefois suffirent pour émerveiller les Magpiens, dont la plupart n’avaient jamais rien vu de si beau. Ils devaient, du reste, être bien contents d’assister dans leur église à la première messe pontificale qui ait été célébrée au Labrador. Et ce qui, aux yeux de ces braves gens, donnait un prix singulier à la faveur dont ils étaient l’objet, c’est que cette solennité avait lieu précisément le jour de la fête de saint Pierre, qu’ils regardent comme le patron des pêcheurs. Quoique, dans ces dernières années, l’autorité ecclésiastique ait enlevé la défense de s’occuper des œuvres serviles le jour de la Saint-Pierre, nos pêcheurs n’entendent pas travailler ce jour-là : c’est leur fête.

D’ailleurs les Paspébiacs n’ont pas davantage consenti à pêcher, tout le temps qu’a duré la retraite. Quoique la visite pastorale et les exercices de la mission qui l’accompagne soient uniquement destinés aux habitants de la Côte, partout les gens de la Gaspésie et de la rive sud du Saint-Laurent, qui ne sont ici qu’en passant, ont voulu suivre tous ces offices religieux, et ils l’ont fait avec le même zèle et la même piété que la population côtière. Cette abstention du travail n’était pas toujours du goût des chefs des établissements ; mais ils ne pouvaient rien obtenir de leurs hommes sur ce chapitre. Ceux des étrangers qui n’avaient pas encore eu la facilité de recevoir auparavant la Confirmation, ne manquèrent pas non plus de profiter de l’occasion qu’ils avaient de recevoir ce sacrement.

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Il était marqué au programme que, de Magpie, nous traverserions à l’île d’Anticosti. Mais s’il ne faut pas accorder une foi entière aux articles du programme d’une simple soirée musicale, combien plus faut-il s’attendre à des variations imprévues quand il s’agit de voyage à la voile !

Cette fois, et le vent et l’état de la mer nous empêchèrent de partir. Les hôtes, de part et d’autre, acceptèrent la situation avec une entière bonne grâce.

Dimanche, 30 juin. — Le voyage à l’« Anticost » est remis à plus tard, puisque la traversée est encore impraticable aujourd’hui ; et vers le milieu de la matinée, nous partons pour la Rivière-Saint-Jean, dans une barge de pêche, munie de ses quatre voiles. Les gens de Magpie assistent en grand nombre au départ de leur évêque et le saluent une dernière fois par de multiples coups de fusil. Mais ce n’était pas assez pour satisfaire cette bonne population. En effet, à peine avons-nous quitté le rivage, que nous nous voyons escortés par une flottille de barges qui viennent nous reconduire. En avant de nous filait le yacht de M. l’abbé Bouchard ; puis venait la barque qui portait Mgr l’évêque ; de chaque côté et en arrière s’avançaient les douze barges toutes pavoisées qui nous accompagnèrent tout le temps. J’ai rarement fait un voyage aussi charmant que celui-là. La température était très belle, la mer assez calme, la brise favorable. De chacune des embarcations, dont l’équipage était composé de pêcheurs acadiens, partaient incessamment des détonations d’armes à feu. À voir toutes ces barques légères qui voguaient les unes près des autres, en déployant à la brise leurs voiles blanches ou rouges, on aurait dit un essaim de papillons voletant au gré du vent.

Comme nous approchions de la rivière Saint-Jean, quelques barques en sortirent, vinrent nous rencontrer et se joignirent à notre escorte. Dans l’une de ces embarcations, se trouvait un joueur d’accordéon qui agrémenta fort le reste de notre trajet en épuisant tout son répertoire.

L’entrée de la rivière Saint-Jean est d’un aspect très pittoresque. Cette embouchure est resserrée par une langue de terre qui s’avance de l’est ; quand on l’a franchie, on ne sait plus de quel côté arrive la rivière. On se trouve, en effet, dans un large bassin qui a l’air de se prolonger semblablement dans deux directions différentes. Mais pour peu que l’on se renseigne sur la géographie de l’endroit, on apprend que la baie de l’ouest est le vaste estuaire d’un petit ruisseau qui arrive de l’intérieur, tandis que celle de l’est est l’entrée de la grande rivière Saint-Jean. Entre les deux estuaires, on voit un grand plateau de bonne terre, sur lequel est bâti le village de Saint-Jean.

Il est superflu de dire qu’il y a là un havre de grande étendue et parfaitement sûr pour les goélettes et les petites embarcations. Seulement, dans certaines conditions du vent et de la mer, il est impossible d’y entrer, comme d’en sortir, à cause d’une chaîne de brisants qui se forment, en travers de l’étroit passage qui y donne accès, par suite du peu de profondeur qu’a la mer en cet endroit. « C’est une place farouche », me disait un vieux marin de ce pays. Quelque généreux gouvernement enverra peut-être un jour ses dragueurs pour remédier à cette situation difficile. En attendant, les pêcheurs feront comme par le passé, c’est-à-dire comme ils pourront.

Saint-Jean de la Rivière — Saint-Jean[4], est l’un des plus jolis endroits de la Côte Nord, et je regrette de n’avoir pu en donner qu’une idée bien imparfaite par la description sommaire qui précède.

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SAINT-JEAN — L’ÉTABLISSEMENT SIROIS.

(Photog. par l’Auteur.)


À l’endroit où se trouve maintenant le village, il n’y avait personne encore vers 1860 ; pendant que sur la pointe ouest, à la même époque, on voyait les constructions légères que nécessitait la pêche à la morue. C’étaient les maisons Robin et LeBoutillier qui se livraient à cette exploitation, et y employaient cinquante à soixante barges. Les Robin occupent au même lieu un établissement permanent depuis 1875. On peut juger de l’importance de cette exploitation par le nombre de cookrooms que l’on y voit, et dont il y a bien une dizaine. De 1875 à 1882 environ, la compagnie Collas et Frère fit aussi la pêche à Saint-Jean, et ses constructions étaient élevées du côté nord-est de la rivière.

Le plus ancien établissement de Saint-Jean est celui de M. Philéas Sirois, de l’Islet, qui y fait la pêche depuis 1857 et vend à la maison LeBoutillier toute la morue qu’il prépare. Il emploie 33 barges à son industrie. Ses constructions comprennent, outre sa résidence d’été, huit cookrooms, un magasin, deux hangars à morue et deux hangars à sel. Il fait aussi la traite des fourrures avec les sauvages, et par conséquent aussi il leur avance des marchandises et des provisions, ainsi qu’aux blancs qu’il a à son service. Mais il n’emploie que quatre hommes de Saint-Jean ; les 106 autres viennent de l’Islet, de Montmagny et surtout de la baie des Chaleurs. Durant l’hiver, ses Gaspésiens s’approvisionnent à son compte chez les LeBoutillier. Ce genre de commerce, imposé aux bourgeois par les circonstances, ne vaut certes pas le système des ventes au comptant ; car, suivant la méthode usitée au Labrador, tout dépend du succès de la chasse ou de la pêche. Et si, à la fin de la saison, il reste des balances de compte dans les livres du marchand, ce n’est le plus souvent que pour la forme.

On ne prend ici que peu de hareng, et à l’automne seulement.

Il y a dans le fleuve deux rets à saumon, qui donnent chaque armée une vingtaine de barils de ce poisson. Mais la rivière Saint-Jean en fournit quarante à cinquante mille livres. Les huit rets qui y sont tendus appartiennent à des Gaspésiens. En outre, plus à l’intérieur des terres, on y fait la pêche à la ligne. Les « officiers » — des États-Unis, ceux-là — qui viennent y traquer le noble poisson, se sont fait construire une habitation très confortable, placée à 27 milles de l’embouchure de la rivière. On ne se rend pas aussi loin, sans doute, en bateau à vapeur. Car la rivière Saint-Jean n’est navigable pour les barges que durant quelques milles ; au delà, elle a le grave inconvénient de manquer d’eau, dont elle n’a plus que ce qu’il faut absolument pour porter le nom de rivière. J’ai remonté son cours jusqu’à trois milles, en baleinière ; sa largeur, jusqu’à cette distance, est constamment de six ou sept arpents. Ses deux rives ont l’aspect bien sauvage. Celle de droite, coupée perpendiculairement, nous laisse voir un lit d’argile recouvert d’une couche de sable de six à sept pieds d’épaisseur. Or, à certain endroit, sans aucune transition, le lit d’argile, toujours horizontal, devient beaucoup plus élevé, et la couche de sable qui


SAINT-JEAN — L’ÉTABLISSEMENT ROBIN, COLLAS & Co.

le recouvre est d’une épaisseur considérable. On voit qu’il y a eu là affaissement subit d’une partie du sol. Les géologues qui iront étudier sur place cette brusque cassure de terrain, trouveront sans doute la chose intéressante. — La rivière Saint-Jean se rend, paraît-il, jusqu’à la baie des Esquimaux, pour ce qui est de sa branche principale ; c’est à une distance d’une centaine de milles de son embouchure qu’elle se divise en trois branches, qui coulent respectivement du nord-est, du nord et du nord-ouest.

Il y a aussi, dans l’estuaire de la rivière Saint-Jean, plusieurs rets tendus pour prendre la truite.

Bien que l’entrée et la sortie du bassin de la rivière soient de temps en temps difficiles pour les barges de pêche, cela n’empêche pas l’industrie de la morue d’y être pratiquée assez en grand, puisqu’aux 33 barges de la maison Sirois, il faut ajouter les 45 à 50 de la Compagnie Robin. Cette dernière emploie 160 hommes, dont quarante de Saint-Jean, et les autres de la baie des Chaleurs.

La population de Saint-Jean comprend aujourd’hui 34 familles, dont la plupart viennent de la baie des Chaleurs.

* * *

À Saint-Jean, on trouve de la belle terre arable, composée de terre noire et de sable, excellente pour la culture. Comme partout sur la Côte, les pommes de terre y viennent très bien. L’avoine et l’orge y mûrissent ; mais on préfère les couper en vert, pour en faire du fourrage, parce qu’on ne se soucie guère de battre le grain durant l’hiver. Du reste, le foin réussit fort bien, et c’est presque exceptionnel sur la Côte. Il n’y a ici qu’un seul cheval, ce qui fait que la noble et civilisatrice institution des « courses » n’y est pas beaucoup florissante. Pour la culture, on trouve beaucoup plus avantageux de se servir des bœufs, et c’est mieux avisé en ce sens, facile à découvrir, que tout en profitant du travail de ces paisibles bêtes, on les prépare en même temps pour la boucherie. Cela est tout à fait pratique.

Comme ailleurs, on engraisse ici les terrains cultivés avec les déchets de poisson. Il y aurait de ces déchets pour couvrir des centaines et des centaines d’acres de terre, connue on peut l’imaginer par la quantité de morue que l’on prépare à Saint-Jean ; chez M. Sirois seulement, les vigneaux où sèche la morue atteindraient, mis bout à bout, une longueur totale d’une lieue et demie. En y ajoutant tout ce qui se prépare de poisson à l’établissement Robin, on arriverait à un formidable chiffre de têtes de morue, qui parsemées sur le sol suffiraient à empester tout un continent.

Et, à ce propos, j’ai fait ici une découverte considérable. En voyant tous ces crânes qui pourrissent sur les champs, on se demande pourquoi on ne les enterre pas par un labour quelconque : de cette manière, semble-t-il au blanc-bec qui blâme les gens de la Côte de leur manière peu intelligente de faire les choses, de cette manière la putréfaction serait bien plus rapide, et le sol bénéficierait de tous les produits solides ou gazeux qui en résultent, sans qu’il s’en perdît rien dans l’atmosphère où l’on s’en passerait bien. Eh bien, j’ai découvert — pour l’avoir entendu dire aux gens de l’endroit — qu’on n’enterre pas les têtes de morue, lorsque l’on ensemence les terres, pour le très raisonnable motif qu’en ce temps-là la morue n’est pas arrivée encore, ni sa tête, ni sa queue ; par conséquent, à moins d’avoir mis de ces têtes en conserve, pour en avoir à temps, d’année en année, il faut bien se résigner à attendre l’arrivée de la morue pour tirer bénéfice de son chef. Donc, quelque mauvais que cela sente, il n’y a qu’à se résigner à subir les conséquences de la situation, en attendant que nos pêcheurs aient l’idée d’arroser leurs champs, un certain nombre de fois par jour, avec quelque liquide parfumé à l’héliotrope, au benjoin ou à l’essence de rose.

* * *

La mission de Saint-Jean fut d’abord desservie par les missionnaires de la Pointe-aux-Esquimaux, qui avaient en soin tout le pays jusqu’aux Sept-Isles, c’est-à-dire une étendue de 35 lieues de la côte. Quand on est curé d’une paroisse longue à ce point, on n’a guère le temps d’approfondir les œuvres de saint Thomas d’Aquin, ni de publier un volume de poésies par année. Mais si l’on n’écrit rien ici-bas, on a de fréquentes occasions de remplir de belles pages dans le livre de vie : genre de bibliographie où tout le monde est appelé à faire des chefs-d’œuvre.

Mais il y eut aussi des missionnaires résidents à Saint-Jean : M. J.-G. McCrea (maintenant curé de Saint-Joachim, P. Q.) en 1883-84, et M. J.-A. Lafrance (aujourd’hui curé de Saint-Martin de Beauce) en 1884-86. Ces prêtres n’avaient à desservir qu’un espace de 20 lieues, depuis la Rivière-aux-Graines jusqu’à Mingan. Aujourd’hui, le missionnaire de Magpie vient donner la mission une fois par mois. Tous les missionnaires, résidents ou de passage seulement, ont reçu l’hospitalité la plus généreuse dans la famille Sirois. C’est aussi dans cette maison que se faisaient les offices religieux de la Mission avant qu’il y eût une chapelle, c’est-à-dire jusque vers l’année 1876.

Cette première chapelle, qui sert encore à l’exercice du culte, est longue de 30 pieds et large de 20. Au milieu de la façade s’élève une haute tour carrée, au sommet de laquelle est fixée la cloche. Malgré sa forme carrée, cette tour est d’un style très dégagé ; il faut dire, aussi, qu’elle consiste seulement en quatre piliers surmontés d’un petit toit.

Mais cette chapelle, quoique récemment construite, est déjà de dimensions beaucoup trop restreintes pour la population du lieu, surtout l’été, où il vient ici tant de gens engagés pour faire la pêche. C’est au point que, durant la mission qui vient d’y avoir lieu, Mgr Labrecque a dû prêcher dehors, pour ne pas priver un grand nombre de personnes de l’avantage de ses prédications. Aussi, le 2 juillet, Sa Grandeur a volontiers donné l’autorisation de construire une nouvelle église, suffisamment grande pour les besoins du présent et de l’avenir.

* * *

Durant notre séjour à Saint-Jean, j’ai accru quelque peu la somme des connaissances que j’avais précédemment acquises sur l’industrie de la pêche à la morue. Ainsi, j’ai pu assister chez M. Sirois au débarquement du poisson et aux premiers traitements qu’on lui fait subir.

Voici donc les barques de pêche qui rentrent, le soir, de la pêche. Elles s’en viennent accoster une jetée (qu’il ne faut pas confondre avec les jetées construites par le gouvernement, et qui n’a absolument rien d’électoral, par conséquent) formée d’un plancher de petits troncs d’arbres supporté par une forêt de semblables rondins enfoncés dans le sable. Dans sa partie antérieure, la surface de la jetée est divisée en carrés de quelques pieds d’étendue : chacun de ces compartiments recevra le poisson d’une barge. Et ce poisson, on le transborde non pas délicatement — entre le pouce et l’index — mais à l’aide d’une sorte de gaffe terminée par une pointe de fer, à l’aide de laquelle on embroche à la fois autant de morues que l’on peut. — Quand les marmots de la ville accompagnent leur maman ou leur bonne au marché et qu’ils contemplent les étalages des marchands de poisson, ils s’imaginent que la morue est un poisson très plat, très large, en forme de triangle isocèle, et qui a la chair et l’arête d’un côté et la peau de l’autre. Eh bien, cette croyance est absolument erronée. La morue, je l’ai constaté de la façon la plus certaine, est un poisson du même modèle que la généralité des poissons. Je prie donc que l’on rectifie en conséquence les idées des petits enfants.

Il s’agit maintenant de trancher la morue. Sur la jetée, en arrière des compartiments dont j’ai parlé, il y a une baraque, dans la construction de laquelle on a évité toute ornementation trop luxueuse. Cet édifice n’a pour tout meuble qu’une sorte de table assez longue. Sur cette table, on fait arriver les morues une par une ; chaque poisson passe successivement sous le couteau de trois bourreaux, qui lui tranchent la tête, lui ouvrent le ventre, en retirent les intestins et enlèvent une partie de l’arête. Tout cela se fait en un clin d’œil, tant ces hommes ont acquis d’adresse, par l’habitude. On habille ainsi séparément toute la morue apportée par une barge ; puis on la pèse et l’on en marque la quantité au crédit du pêcheur.

Cette morue est soumise ensuite à une série de lavages, de salaisons, de mises en piles, d’expositions sur les vigneaux, dans le détail desquels je n’ai pas besoin d’entrer. Les pêcheurs qui liront ces pages, ne s’attendent pas à y trouver les règles de leur art ; quant aux autres lecteurs, l’exposé de toutes ces manipulations leur serait fastidieux. Il suffit de dire que, même lorsque le temps est suffisamment beau, il ne faut pas moins de six semaines pour la préparation de la morue sèche.

Mercredi, 3 Juillet. — Nous devions partir ce matin soit pour l’île d’Anticosti, soit pour la mission de la Longuepointe, suivant que la navigation serait plus ou moins facile. Le vent de nord qui souffle serait favorable à la traversée du fleuve ; mais il est d’une telle violence qu’il serait presque impossible, ou du moins fort dangereux, d’aborder la côte anticostienne par le gros temps qu’il fait. D’ailleurs, et ce motif est vraiment péremptoire, la barre de l’embouchure de la rivière Saint-Jean est infranchissable au milieu de cette tempête ; c’est au point que les barges n’ont pu sortir aujourd’hui pour la pêche. Nous voici donc prisonniers dans le village de Saint-Jean. Pourtant, Monseigneur réussit à s’évader, en partant à pied pour la Longuepointe, qui se trouve à la distance d’une dizaine de milles. Quant à M. l’abbé Lagueux et à moi, nous restons ici avec les bagages, en attendant que le calme revienne dans la nature.

Jeudi, 4 juillet. — Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Aujourd’hui, la tempête est finie ; la température est devenue favorable et nous décidons de partir pour aller rejoindre Monseigneur à la Longuepointe.

Ce fut avec regret que nous quittâmes notre hôte, M. Sirois, qui, admirablement secondé par Mme Sirois et sa sœur Mme Giasson, s’était ingénié à nous rendre agréable le séjour à Saint-Jean. Par exemple, cette hospitalité de M. Sirois est comme une forteresse qu’il faut prendre d’assaut ; à l’entendre parler vous lui êtes à charge, et le jour où vous partirez sera le plus beau de sa vie. Lorsque M. l’abbé Bouchard fit sa première mission à Saint-Jean, il se rendit en arrivant à la maison de M. Sirois, où se retirent toujours durant l’été[5] les missionnaires : « Très bien ! vous êtes le bienvenu, lui dit ce singulier maître de céans ; seulement vous irez prendre vos repas ailleurs ! » Mais ces façons revêches, cette brusquerie, c’est une écorce sous laquelle cet hôte typique essaie vainement de cacher ses généreuses qualités de cœur, et pour jouir de tout ce qu’il y a de piquant dans la situation, vous n’avez qu’à prendre des airs de conquérant et à paraître vous imposer sous ce toit hospitalier. Il n’en faut pas plus pour mettre l’original propriétaire en veine de gaieté, et vous passerez de joyeux quarts d’heure à rendre coup pour coup dans une lutte dont le badinage, bien compris de part et d’autre, fait tous les frais.

* * *

À 10½ heures de l’avant-midi, nous étions installés à bord du yacht de M. l’abbé Bouchard, qu’une baleinière à huit rames remorquait jusqu’en dehors du bassin de la rivière, « afin, disait malicieusement M. Sirois, que notre départ fût plus prompt et plus assuré ». Pendant ce temps-là le digne homme nous adressait un dernier salut en amenant et relevant le drapeau qui flottait au bout du mai planté en face de sa résidence, et des salves de mousqueterie nous disaient l’adieu final.

L’équipage de l’Aida était au complet, contrairement à notre attente. Car, mardi, deux constables étaient venus de Magpie mettre en arrestation le matelot du bord qui était, paraît-il, en délicatesse avec certain article du Code civil du Bas-Canada, et l’avaient emmené à pied devant le juge de paix de Magpie : un petit voyage de trois lieues ! La vue du chemin qu’il y a à faire, au Labrador, quand on a des démêlés avec la Justice, m’a rempli d’une terreur inexprimable, et je suis bien décidé à redoubler d’efforts pour rester bon ami avec cette respectable personne, au moins tant que je serai sur cette Côte. Toujours est-il que notre inculpé, un « Paspébiac », se présenta bravement au tribunal, parla et bavarda non moins bien qu’aurait fait un vrai disciple de Thémis, prouva qu’aucun code, ni civil, ni romain, ni maritime, n’avait à se plaindre de lui ; et le magistrat le renvoya absous de toute accusation. Ce procès mémorable eut lieu hier, à Magpie, et l’homme nous revint d’un pied léger, dans l’après-midi : encore trois lieues de marche !

* * *

Cette fois, la brise qui soufflait nous était favorable, et notre petit navire, fit merveille tout le temps du trajet. À peu près à mi-chemin, nous passâmes à travers une flottille de cinq goélettes de la Nouvelle-Écosse qui étaient venues faire la pêche en ces parages. Tout alentour, espacées à des distances convenables, on voyait de nombreuses embarcations nommées doris[6]. Ce sont de très petits canots montés par un seul homme, qui pêche avec deux lignes. Le pêcheur, portant des vêtements en toile huilée et de couleur jaune, se tient debout dans sa petite barque, et n’a guère de repos quand la morue est assez abondante. Devant lui est une espèce de chevalet, que l’on nomme jack, dont les deux montants supérieurs sont reliés ensemble par un fil de fer. Lorsqu’il retire une morue au bout de sa ligne, il n’a qu’à frapper la tête du poisson sur ce fil de fer, et la morue se décroche et tombe au fond de l’embarcation. À l’heure du repas, un coup de cloche rappelle les hommes à la goélette. Naturellement, le tranchage de la morue se fait à bord, où l’on sale le poisson en attendant que, au retour de l’expédition, on puisse lui donner la préparation voulue[7].

Un peu à l’ouest de la Longuepointe, commence une suite d’îles plus ou moins considérables qui longent la côte du golfe jusqu’au détroit de Belle-Isle. Les îles aux Perroquets, au nombre de trois, sont à la tête de cette chaîne presque ininterrompue, et la première qu’on rencontre, et que l’on désigne seule ordinairement par le nom d’île aux Perroquets, porte un phare à lanterne tournante, qui rend bien des services à la navigation. Il y a quelques années, M. de Puyjalon eut le soin de ce phare. Le gardien actuel est M. Placide Vigneau, l’un des plus anciens habitants de la Pointe-aux-Esquimaux, où il passe l’hiver.


PÊCHEUR DANS UNE « DORIS. »

(Photog. par l’Auteur.)


En face du village de la Longuepointe, on voit l’île Nue (ainsi nommée parce qu’il n’y croît aucun arbre), les deux îles à Bouleau, et l’île de Mingan. Ce village étant au fond d’une anse fort étendue, il y a là un havre de bel aspect.

Vers 1½ heure de l’après-midi, nous jetions l’ancre vis-à-vis ce village de la Longuepointe, dont le nom complet est Sainte-Anne de la Longuepointe de Mingan[8]

Vendredi, 5 juillet. — Il y a plus de trente ans que l’on s’est établi à la Longuepointe. La population qui y réside est venue principalement de la baie des Chaleurs. Le village d’autrefois était placé plus à l’est que le village actuel. Un jour, une violente épidémie de petite vérole sévit parmi les habitants du lieu, et l’on crut devoir s’éloigner de l’endroit où elle avait fait tant de ravages. On brûla toutes les constructions qui s’y trouvaient. Le seul vestige qui reste de cet établissement, c’est un vieux cimetière que l’on y voit encore.

Au témoignage des anciens, la Longuepointe n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était il y a une vingtaine d’années. En ce temps-là, plusieurs « bourgeois » y faisaient en grand l’exploitation de la pêche, et l’on y comptait jusqu’à trois ou quatre cents barges employées à cette industrie, tandis qu’à présent il n’y en a que dix-huit. À cette époque de prospérité, la grande préoccupation était de trouver de l’espace pour les vigneaux, qu’il fallait placer sur le travers, c’est-à-dire perpendiculairement au rivage. Puis vinrent les mauvaises années, où la pêche ne donnait presque rien, et peu à peu les gens émigrèrent en d’autres endroits.

Mais la morue paraît être revenue en assez grande abondance sur ces bancs de pêche, puisqu’on m’assure qu’en 1894 aucun endroit de la Côte Nord n’égala la Longuepointe comme place de pêche. Durant l’été, on prend la morue à trois milles de terre, tandis qu’au printemps il faut s’éloigner jusqu’à une quinzaine de milles au large

Ce qui augmente encore les conditions favorables à la Longuepointe, c’est l’abondance du capelan et du lançon qu’il y a tout près du rivage. C’est ici que les pêcheurs de Saint-Jean, et même parfois ceux de Magpie, viennent s’approvisionner de bouette.

Il n’y a maintenant à la Longuepointe qu’un « bourgeois », M. John Vibert, natif de Jersey, qui arriva ici en 1871. Il fait aux pêcheurs des avances de provisions, reçoit d’eux la morue qu’ils ont préparée et la vend à la Compagnie Robin. Ici, les pêcheurs, propriétaires de leurs barques, travaillent à leur compte. Les uns continuent jusqu’à l’automne à faire sécher la morue ; les autres, à la fin de la saison, la salent et la vendent en cet état. Mais généralement on ne pêche ici la morue que jusqu’à la fin de septembre.

On ne prend pas de hareng, à la Longuepointe. Quant au saumon, il y a deux rets de tendus, et on les dit assez productifs.

Quelques habitants font, l’hiver, la chasse aux animaux à fourrure, à l’intérieur des terres. L’automne et le printemps, on tue beaucoup de gibier. Car il est bon de dire, une fois pour toutes, que les îles du littoral, inhabitées par l’homme pour la plupart, servent de refuge à une très grande quantité d’oiseaux : souvent vous les voyez tournoyer au-dessus de ces îles en troupes immenses, remplissant l’air de leurs cris aigus.

Pas plus qu’ailleurs, il n’y a ici de bois de construction : on n’en trouve pas, même en s’avançant dans l’intérieur. Quant à la culture, elle se fait dans les mêmes conditions que dans les autres localités dont j’ai parlé déjà. Il faut pourtant mentionner les herbes qui croissent en abondance sur les îles ; on les coupe en septembre et en octobre, et cela fait un bon fourrage, qui est une précieuse ressource pour les gens d’ici et d’autres endroits du bas du fleuve.

À une faible distance de la côte, se trouvent plusieurs lacs qui n’ont pas de décharge autre que le sable, et l’on croit que la bonne eau douce que l’on rencontre partout dans le sol, à huit pieds de profondeur, vient précisément de ces lacs.

Il n’y a pas besoin d’être un fort géologue pour conjecturer que tous ces terrains de sable à peu près pur tirent leur origine de la mer. Mais ici, à la Longuepointe, j’en ai eu une preuve absolument sans réplique. M. Vibert m’a fait voir une côte de baleine qu’il a trouvée, en 1892, en creusant le sol, à quatre arpents de la mer. Cet os mesurait 18 pieds de longueur, et 18 pouces de largeur ; il devait donc provenir de l’une des grandes espèces de baleine. Depuis quand cette pièce anatomique, qui est fort bien conservée, était-elle enfouie en cet endroit ? Personne ne prétendra qu’elle a été transportée là par des enfants en veine de s’amuser, car le poids d’une telle masse osseuse est fort considérable.

Ce M. Vibert, que je viens de nommer, quoique protestant, reçoit toujours chez lui le missionnaire, lorsqu’il vient desservir la Longuepointe. Quant aux offices religieux, ils se sont faits en diverses maisons, tant qu’il n’y a pas eu de chapelle. Et ce n’est qu’en 1888 que l’on en construisit une ; elle fut terminée vers 1892. Elle est longue de 36 pieds, et large de 25. Son apparence artistique n’a rien de particulièrement remarquable, sans doute ; elle est pourtant très convenable. Et les habitants du lieu n’ont plus qu’une chose à désirer : recevoir plus souvent la visite du missionnaire.

Nous devions ce matin mettre à la voile pour l’île d’Anticosti. Mais toute la journée il a fait un calme plat, et force nous a été de rester à la Longuepointe, puisqu’il était impossible d’en partir pour aucun lieu du monde. Comme hier, il a fait aujourd’hui une température très chaude. C’est ici qu’a eu lieu notre première rencontre un peu sérieuse avec les maringouins du Labrador : elle nous a valu de cuisants souvenirs.

Dans le cours de la journée, Monseigneur et M. l’abbé Lagueux ont goûté un peu de la pêche à la morue, à quelque distance du rivage. Ils proclament que ce n’est pas moins intéressant qu’un autre genre de pêche.

Vers le soir, le capitaine de l’Aida nous fait savoir qu’il se propose de profiter de la brise du soir pour traverser à l’« Anticost » ; et à huit heures nous faisons nos adieux à nos amis de la Longuepointe et nous embarquons, pendant que l’on nous salue à coups de fusil de tous les points du village : chacune de ces détonations est précédée d’un éclair qui illumine un moment les ombres du crépuscule, et accompagnée d’un bruit dont l’éclat se décuple au milieu du calme de l’air.

  1. Statistiques. — Population : 54 familles, 248 personnes, dont 160 communiants. Confirmés, 71. Une école, suivie par plus de 60 élèves.
  2. Depuis l’automne de 1895, deux prêtres résident dans cette desserte, M. l’abbé H. Gaudreault, qui a remplacé M. Bouchard, et M. l’abbé W. Tremblay.
  3. Documents de la Session (Ottawa), XXVIII, no 5.
  4. Statistiques — Population : 31 familles ; 190 âmes, dont 107 communiants, 45 confirmés. Une école, fréquentée par plus de 50 enfants.
  5. L’hiver, le missionnaire reçoit l’hospitalité dans la famille Benj. Chambers.
  6. Nos Canadiens prononcent ce mot : Doré, ce qui est sans doute la prononciation en usage chez les Anglais. Ces embarcations sont d’invention américaine, et dès 1855, paraît-il, les pêcheurs des États-Unis s’en servaient sur les bancs de Terre-Neuve. Il s’en construit maintenant beaucoup dans les ports de France.
  7. On lira avec intérêt les détails suivants sur la façon dont les Français font la pêche à la morue, à Terre-Neuve. Je les extrais d’un article intitulé : La pêche sur le grand Banc de Terre-Neuve, publié dans le Cosmos du 28 septembre 1895 :

    « La plupart des navires partis de France viennent d’abord toucher à Saint-Pierre. Ils y font de l’eau, des vivres, achètent le hareng nécessaire à la première pêche, et débarquent leurs passagers ; car la plupart sont chargés d’un grand nombre de graviers (on appelle ainsi les journaliers employés aux sécheries de morue sur les graves de Saint-Pierre), ou bien ils transportent les équipages des bateaux qui arrivent directement dans ce port pour aller faire la pêche sur le French-Shore ou sur les bancs.

    « Au mois de juin, tous les navires se réunissent à Saint-Pierre pour y renouveler leur provision de bouette, sauf ceux qui, comme nous le verrons plus loin, se bouettent eux-mêmes sur le grand Banc. Cette fois, c’est du capelan que l’on embarque, et ce poisson est fourni comme le hareng par les habitants anglais de la côte sud de Terre-Neuve,

    « Les navires pêcheurs de la métropole, ou bancquiers, s’établissent en pêche à peu près sur toutes les parties du grand Banc ; ils pêchent assez rarement sur le Banc de Saint-Pierre, et plus rarement encore sur le Banc-à-Vert. Les goélettes de Saint-Pierre pêchent, généralement sur le Banc de Saint-Pierre en vue des îles ; quelques-unes vont sur le grand Banc ou sur le Banquereau. (Amiral Cloué.)

    « La pêche ne se fait pas du bord même, comme en Islande, mais dans des embarcations spéciales.

    « Ces embarcations à fond plat, ayant environ de 5 à 6 mètres de long, s’appellent des doris. Autrefois, l’on employait pour la pêche des chaloupes creuses ayant environ 7 mètres de quille que l’on appelait chaloupes du banc. Il y a une cinquantaine d’années qu’on leur a substitué les doris, qui, beaucoup plus légères, chargent moins les navires, se hissent et s’amènent à bord très facilement. Ce sont cependant de mauvaises embarcations, destinées primitivement à la pêche le long des côtes où on peut les haler très facilement au sec par mauvais temps. Leur forme les rend très instables, et il faut toute l’habileté et la hardiesse de nos matelots pour qu’elles puissent tenir la mer comme elles le font, même par gros temps.

    « La pêche se fait au moyen de grandes lignes connues sous le nom de palangres ou d’harouelles, armées sur toute leur longueur d’une série d’hameçons. Avec les anciennes chaloupes du banc, qui étaient creuses et profondes, quelques-unes de ces lignes avaient jusqu’à 6 milles, soit 11 kilomètres de long. Aujourd’hui, avec les doris qui sont beaucoup plus petites, elles ne dépassent guère 2000 ou 3000 mètres.

    « Le navire bancquier, étant à l’ancre sur les fonds de pêche, envoie de chaque côté ses doris mouiller les lignes, généralement le soir, à partir de quatre heures. Les doris reçoivent les lignes lovées et bouettées dans des mannes, et les élongent en s’éloignant du bord. L’extrémité de la ligne est marquée par une bouée surmontée d’une gaule. Le lendemain matin, on vient relever les lignes en commençant par l’extrémité en large. (Pilote de Terre-Neuve.)

    « Souvent, si le temps est beau, après avoir tendu les lignes, les pêcheurs restent sur leur extrémité jusqu’au lendemain matin, pour s’éviter la peine d’un double voyage ; alors, si le temps devient mauvais pendant la nuit, ils se trouvent compromis loin de leur navire, et ne peuvent pas toujours rentrer à bord.

    « Qu’on se figure, dit l’amiral Cloué, sur une mer violente comme celle des bancs, des embarcations non pontées, chargées souvent outre mesure, sur lesquelles s’exposent des hommes qui n’ont pas seulement à craindre les périls de l’aller et du retour, mais encore ceux du débarquement et du rembarquement ! La brume est aussi une cause qui écarte les chaloupes de leur bâtiment, au point qu’elles le perdent quelquefois tout à fait. Trop heureux sont alors ceux qui les montent, s’ils peuvent relâcher à bord de quelque autre navire pêcheur ; il en est qui parviennent à rallier la côte de Terre-Neuve ou même Saint-Pierre, mais combien se perdent complètement ! Que de sinistres enregistrés chaque année ! Que de familles dans le deuil et dans la misère ! Il faut avoir vu ces vigoureux matelots à l’œuvre sur les fonds de pêche, pour avoir une idée du rude métier qu’ils font par des temps où l’on n’aurait jamais pu supposer qu’une embarcation put tenir la mer. (Ibid.) »

    — Dans ces dernières années on a commencé, à bord des goélettes américaines et françaises, à se servir de bouette conservée dans de la glace. On emporte ainsi de la bouette pour une douzaine de jours.

  8. Statistiques. — Population catholique : 20 familles ; 159 personnes, dont 65 communiants. Confirmés, 9. Population protestante : 2 familles, 10 âmes. L’école est suivie par une cinquantaine d’enfants.