Lacenaire/04

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Jules Laisné (p. 18-23).


CHAPITRE IV.

Paris. ― Le jeu. ― Le faussaire.


Comme tous les jeunes gens qui ont eu l’imprudence de s’adonner à la rime en province, Lacenaire arriva à Paris avec d’immenses illusions et l’intention d’y vivre de sa plume. Hélas ! il était loin alors de soupçonner les déboires et les désespérances qu’amène cette résolution en apparence si raisonnable, et combien, pour quelques écrivains qui arrivent à l’aisance, il en est qui s’épuisent en luttes stériles contre l’indifférence et la misère ! Mais, fort de ses vingt-cinq ans, de sa confiance en lui-même et de ce qu’il croyait savoir, il se mit à l’œuvre et envoya aux journaux plusieurs articles de polémique que leur insignifiance ne sauva pas du panier.

Il songea alors à employer, pour vivre, la ressource désespérée des jeunes gens brouillés avec leur famille et amoureux de l’oisiveté. Il s’engagea.

Il n’y aurait eu rien à dire à cela, s’il s’était borné à utiliser ses aptitudes dans l’état militaire, mais il n’avait aucune intention semblable, et la preuve, c’est qu’il commença à se faire incorporer sous un faux nom. Ce fut là son point de départ dans sa route fatale.

Après s’être fait au régiment plusieurs affaires plus désagréables les unes que les autres, par son caractère indisciplinable, il s’en attira une dernière d’une si fâcheuse nature que, pour éviter le conseil de guerre, il eut recours à la désertion et retourna à Lyon. Là il mit son absence sur le compte d’un voyage imaginaire en Angleterre et en Écosse, et sut si bien broder son histoire, que personne ne douta de sa véracité. Il lui fallait cependant utiliser son temps dans cette ville industrieuse, et pour le moment, il se fit commis voyageur pour les liqueurs. Les affaires étaient mauvaises et difficiles, l’impatience le saisit, il se dégoûta de la partie et retourna à Paris, muni d’une centaine de francs. Le jeu l’aida à doubler la somme, et ses illusions sur la fortune de son père l’empêchant de modérer ses dépenses, il fit réellement alors, comme certains menteurs, ce voyage en Écosse qu’il avait raconté par anticipation à ses compatriotes. C’était sans doute pour voir si ses inventions se rapprochaient de la réalité.

Lorsque son opinion se fut formée sur ce point, il regagna Paris, ayant en sa possession un millier d’écus récoltés sur les tapis verts d’Édimbourg ; mais le soir même de son arrivée, la roulette du Palais-Royal les lui enleva.

Il fallait remédier à ce désastre, et il s’adressa à son frère, devenu chef de la maison de Lyon.

Au lieu d’argent, le jeune homme ne lui envoya que des conseils, chose toujours aisée. Le moindre billet de banque eût mieux fait son affaire.

Opulent hier encore, le touriste, maintenant aux abois, répondit courrier par courrier, à son aîné, que si, dans trois jours, il ne recevait aucun secours plus efficace que des préceptes et des avis, il saurait s’en procurer d’une façon qui ne ferait pas plaisir à sa famille.

Nulle réponse ne fut faite à cet ultimatum. Lacenaire résolut donc de mettre son projet à exécution ; mais, avant de commencer, il tenta un emprunt près d’une tante qu’il avait sous la main, rue Barre-du-Bec. Cette négociation lui procura trois cents francs. Il les hasarda encore au jeu ; le trente-et-quarante les engloutit. Sans se décourager il retourna chez la brave femme, et lui arracha cent autres écus. Cette fois-ci, la roulette, un peu plus expéditive que le trente et quarante, les dévora en trois coups.

Irrité contre tout et contre lui-même, honteux de sa défaite, le joueur, si maltraité par la chance, ne perdit cependant pas la tête. Il était très versé dans la calligraphie, et ferré sur l’imitation de l’écriture d’autrui. Il chercha donc à se dédommager des rigueurs du sort en mettant à profit cette dernière et déplorable faculté.

Un ami de tripot lui prêta dix francs, et, sans autres frais de route, il prit la diligence de Lyon.

Si le voyageur était léger d’argent, il avait en revanche sur lui force lettres de change ; et, certes, il en devait connaître la valeur, car lui-même les avait fabriquées.

Étant encore à son coup d’essai pour ces sortes d’opérations, il s’était contenté de n’en faire que pour dix mille francs seulement. Un faussaire modeste aurait pu être effrayé d’une pareille émission, mais Lacenaire, qui préludait à de plus grandes choses, ne la considérait que comme un ballon d’essai. Cependant, comme il était homme de précaution avant tout, il avait eu soin de ne mettre son véritable nom que sur les deux premiers effets, afin de diminuer sa part de responsabilité en cas de découverte prématurée.

À Lyon, il convertit toutes ces valeurs en or, et alla se distraire au spectacle de ses travaux financiers. Il y aperçut son frère. Le jeune négociant abasourdi de cette rencontre inopinée, en attendait l’explication dans une muette anxiété.

— Eh bien ! ne vas-tu pas me regarder toute la soirée avec ta bouche ouverte et tes yeux hébétés ? lui dit enfin Lacenaire, animé par son antipathie jalouse.

— Que viens-tu faire ici, à ton tour ? lui répondit son frère ; réponds, parle.

— Ce que je viens faire est déjà fait, je te prie de le croire.

— Qu’est-ce que c’est enfin ?… Tu me fais frémir.

— Frémis tant que tu voudras, je ne t’en empêche pas. Moi, je n’en ai pas le temps ; je suis venu négocier ici des valeurs que j’avais en portefeuille, et dans quelques jours j’en serai parti.

— Des valeurs ! Qui te les as confiées ?

— Personne. Elles m’appartiennent et sont tirées par les meilleures maisons de Paris sur d’excellents négociants de la place, et comme c’est moi-même qui les ai remplies, je ne crois pas qu’on y puisse trouver la moindre irrégularité.

— Mais, malheureux, tu vas te faire arrêter en allant toucher cet argent, et tu nous déshonores !…

— Pas de grands mots… Il est impossible qu’on puisse m’arrêter en allant toucher, car j’ai l’argent dans ma poche, et je suis ici ; rassure-toi donc. — Quant à vous déshonorer, ceci est une autre question. Mais j’aimerais encore mieux en arriver là que de mourir de faim.

— Silence, au nom de Dieu ! et sors d’ici, car tu me fais peur ! Dis-moi au moins où tu as négocié ces fausses lettres ?

Le faussaire, avec une tranquillité parfaite, donna à son frère tout tremblant l’adresse des escompteurs, écouta avec attention le reste du spectacle, applaudit aux bons endroits, fit la moue aux mauvais, comme un amateur éclairé, et regagna son hôtel en fredonnant des motifs d’opéra ; après quoi il s’endormit avec sérénité.

Son frère crut devoir avertir le chef de la maison, et celui-ci sa femme, du malheur qui les menaçait. Malgré la position commerciale plus que critique du père, il resolut de faire tout pour éviter à son nom la souillure de la cour d’assises et la flétrissure d’une peine infamante. À force de sacrifices, il réalisa cinq mille francs, dédommagea une partie des porteurs de fausses traites et prit des arrangements avec les autres.

Autant par prudence que pour obéir à la prière de sa femme, cet homme justement indigné, se méfiant de sa violence, évita de voir son fils, tant il craignait de se laisser aller à quelques excès envers lui. Quant au coupable, il se promenait tranquillement par la ville, sans que le feu des commentaires des amis de sa famille le fit sourciller. Fatigué enfin de cette bravade impie, il s’en alla en Suisse d’abord, puis en Italie. C’est à Vérone qu’il devait commettre son premier meurtre.