Lacenaire/03

La bibliothèque libre.
Jules Laisné (p. 10-18).


CHAPITRE III.

Révolte au collége. ― La liste des conjurés et la table des proscriptions. ― Première communion. ― La Prédiction.


À sa sortie, il fut placé au séminaire d’Alix, à quelques lieues de Lyon. C’était un triste séjour que celui de cet établissement. À l’exception de M. Reffay de Lusignan, un des professeurs, tout le personnel enseignant était d’une sévérité outrée et d’un rigorisme ridicule. Les élèves étaient cafards et s’espionnaient les uns les autres au profit des supérieurs. Le collégien de Saint-Chamond ne tarda pas à prendre cette maison en horreur et à faire tout son possible pour en être chassé ; il n’y réussit que trop. On le renvoya alors au lycée de Lyon.

Il s’y trouvait à peine depuis deux mois qu’une révolte y éclata. On était alors en 1815. L’Empereur s’échappait de l’ile d’Elbe et marchait sur Paris. Les provinces placées sur sa route étaient dans une agitation extrême, et la fermentation descendait pour ainsi dire de la tête des hommes à celle des enfants. Les collégiens de Lyon se soulevèrent et crièrent : Vive la République !

Contrairement à ce qui se passe dans le monde, les chefs de ces conspirateurs imberbes se compromirent plus que les simples soldats, et furent tous renvoyés. On se réserva d’en finir avec les autres quelques jours âpres. Lacenaire n’avait pas trempé dans cette insurrection universitaire ; car, en dépit de Tite-Live et de Démosthène, il n’a jamais eu de goût pour la république, fût-elle grecque ou romaine. Mais comme les principaux agents de la révolte l’avaient porté sur une « liste des conjurés, » qu’ils s’étaient crus obligés de faire pour obéir aux saines traditions classiques, et comme de tout temps cette fameuse liste, si inutile entre gens qui se connaissent, n’a jamais été composée que pour tomber aux mains du tyran, dans le quatrième acte des tragédies, celled es lycéens se trouva naturellement au pouvoir du proviseur. À son tour, ce fonctionnaire dressa sa table de proscription, et expédia l’ex-séminariste à sa famille par une des premières fournées qui eut lieu. Quand on reconnut l’innocence de l’expulsé, on ne voulut jamais, malgré les démarches persistantes de son père, le réintégrer au lycée qu’en qualité d’externe.

Cette injustice fut commise à l’instigation d’un maître d’études, affligé d’un vice infâme, que Lacenaire avait surpris en flagrant délit d’attentat aux mœurs.

Devenu externe, l’élève se livra avec passion à la pratique de l’école buissonnière, et forma, avec une douzaine de gaillards de son âge, un cercle ambulant dont les séances se tenaient dans les petits cafés borgnes de la ville ou dans les auberges situées le long des saulées de la Saône. Ce genre de vie coûtait cher à mener, et le jeune Lacenaire, qui soupçonnait à peine à Saint-Chamond et à Alix de quelle utilité pouvait être l’argent, ressentit tout d’un coup un grand besoin d’en avoir. Ce n’était pas chose facile ! Il songea tout d’abord, pour se tirer d’affaire, à la première opération qui vient en tête au collégien ayant des passions à satisfaire, et résolut de tirer parti de ses livres classiques. Il commença timidement par négocier son Jardin des racines grecques ; mais en ayant tiré peu de fruit, comme dirait un vaudevilliste, il livra à la circulation une collection de dictionnaires grecs et latins, et plusieurs autres livres.

Son escarcelle se remplit au moyen de ces spéculations de librairie fréquemment renouvelées ; mais toute chose a une fin, surtout la bibliothèque d’un lycéen, et l’élève se trouva encore au dépourvu. Ce fut alors qu’il forma avec son frère aîné une association dont le but était l’exploitation de l’armoire de leur mère. Madame Lacenaire y plaçait l’argent que son mari lui donnait pour subvenir aux dépenses du ménage ; mais les sommes diminuaient si rapidement, que, pour les soustraire aux tentatives de son second fils, — qu’elle soupçonnait à tort, — elle avait placé sa clef dans un endroit connu d’elle seule, et confié à son favori ses soupçons et le secret de cette cachette. Ce qu’il y avait de comique dans la conduite de la pauvre femme, c’est que ce n’était point le cadet, mais au contraire l’aîné de ses enfants, son préféré, qui la dévalisait.

Ne pouvant plus voler par lui-même, l’hypocrite voulut déterminer son frère à retirer, comme un autre Raton, les écus de l’armoire. Il lui indiqua la place où se trouvait la clef du trésor, et il fut convenu que, pendant que l’un volerait, l’autre cajolerait la mère dans une autre pièce de l’appartement.

— Et combien faudra-t-il prendre chaque fois, demanda l’initié ?…

— C’est selon, dit l’aîné : quand je dirai à maman : Embrasse-moi vingt fois, trente fois, soixante fois, tu prendras vingt, trente, soixante francs…

— C’est bien.

Ce qui était convenu fut exécuté avec un aplomb, une adresse et une précision dignes des industriels les plus adroits. Ils perfectionnèrent leurs moyens d’exécution, inventèrent des combinaisons, des signes et un argot tout particulier pour s’entendre, et ils furent d’accord en effet jusqu’au jour où, pour un louis, ils se disputèrent et rompirent la société.

Ce fut précisément pendant cette époque de dissipation et à cette heure où les défauts de l’adolescent se changeaient en vices, qu’on songea à lui faire faire sa première communion. Ce n’était pas chose facile, car l’externe, esprit fort, regardait comme une corvée l’accomplissement de cet acte. Aussi, lorsque, la veille de communier, son confesseur, voyant, au degré de son instruction religieuse et à ses allures, qu’il n’était pas préparé à recevoir le divin Sacrement, l’engagea à ajourner cette cérémonie, le pénitent lui répondit avec une bonhomie assez narquoise : — « Oh ! mon père, dans dix ans je ne serai pas mieux préparé que maintenant. » — Le prêtre était un homme simple et pieux ; il ne comprit pas le sens double et malicieux de cette réponse, et donna l’absolution au communiant, lequel se rendit immédiatement… au spectacle.

Talma jouait, ce soir-là, à Lyon, ce rôle de Manlius, qui est resté une de ses plus belles créations, et le collégien, qui ne révait que spectacle, l’écoutait dans l’extase.

La tragédie finie, il alla en droite ligne, le cœur encore tout palpitant des émotions de la soirée, dans la loge du concierge du théâtre, demander à voir le grand acteur, auquel il avait une prière à adresser.

Il ne put y parvenir, car tout ce qu’il y avait à Lyon d’hommes éclairés et amis de l’art encombraient la loge du tragédien. Le spectateur enthousiaste fit une ronde aux alentours du théâtre pour l’attendre à sa sortie ; mais Manlius, entouré d’une suite d’admirateurs, monta en voiture et se rendit chez un de ceux qui s’étaient disputé l’honneur de le loger.

Le jeune homme retourna mélancoliquement chez son père, mit son retard sur le compte de la retraite qui précède la communion, et monta le lendemain à la sainte table. Il en était à peine descendu, qu’il s’entourait de mystère et écrivait à Talma la lettre la plus suppliante du monde pour le prier de l’attacher à sa personne et de l’emmener à Paris « jouer la tragédie. » — Comme tous les hommes de grande renommée, l’artiste était en butte à toutes sortes de missives et n’y répondait qu’à son corps défendant. Il est probable qu’après avoir souri de cette requête naïve il n’y attacha pas grande importance, car le solliciteur ne reçut jamais de réponse de l’acteur tragique.

Hélas ! à quoi tiennent les destinées ?… Si Talma avait fait droit à cette humble demande, Lacenaire serait, en ce moment peut-être, un confident consterné à la Comédie-Française ou un traître enroué au boulevard ; mais soit qu’il dût finir par s’aigrir le caractère à force d’écouter des récits et des songes classiques soit qu’il dût s’égosiller à envoyer au public les tirades de MM. Dennery et compagnie, mieux eût valu pour lui être réduit à ces extrémités que de briller d’un si sombre éclat sur la scène criminelle.

Un matin, son père et lui traversaient ensemble la place des Terreaux. C’était un jour d’exécution. Ils ignoraient tous deux cette circonstance, et ne s’en aperçurent qu’en face de la guillotine. M. Lacenaire, furieux contre son fils, qui venait de commettre une nouvelle escapade, s’arrêta, et lui montrant l’échafaud avec sa canne :

— Tiens, lui dit-il, regarde : si tu ne changes pas, c’est ainsi que tu finiras !…

Cet horoscope funeste impressionna à tel point le jeune homme, qu’il y pensait encore longtemps après.

« Dès ce moment, racontait-il plus tard, un lien invisible exista entre moi et l’affreuse machine. J’y pensais souvent sans pouvoir m’en rendre compte. Je finis par m’habituer tellement à cette idée, que je me figurais que je ne pouvais pas mourir autrement. Que de fois j’ai été guillotine en rêve. Aussi ce supplice n’aura-t-il point pour moi le charme de la nouveauté ! Il n’y a, à vrai dire, que depuis que je suis en prison que je ne fais plus de ces rêves-là. »

Le jour de cette exécution, M. Lacenaire conduisait son fils chez un ouvrier pour le mettre en apprentissage et lui faire connaître la fabrique, selon l’usage des Lyonnais, car les affaires du négociant se dérangeant de plus en plus, il avait renoncé à faire suivre toute autre carrière à son cadet que celle du commerce. Cette résolution dont on lui cachait la cause réelle affligeait fort le jeune homme, et il protesta de toutes ses forces contre son exécution.

Un mois après avoir commencé cet apprentissage, il quittait Lyon pour entrer au collège de Chambéry. Il y fut heureux pendant dix mois, mais à la fin de l’année scholaire, s’étant battu avec un prêtre qui remplissait les fonctions de maître d’études, il fut congédié. L’élève récalcitrant avait remporté deux prix. En retournant à Lyon, le collégien révolté s’arrêta au pont de Beauvoisin pour passer la nuit, et ce fut là qu’il fut initié par une servante d’auberge à des sensations qu’il ignorait encore. Revenu à Lyon, il entra chez un avoué, non pas pour se préparer aux luttes futures du barreau, ainsi qu’il le désirait vivement, mais, comme le lui apprit son frère, pour apprendre un peu de procédure et de chicane, choses si utiles dans les affaires.

Ces paroles furent une nouvelle déception pour le clerc, et le dégoûtèrent sur-le-champ de l’étude. On l’envoya chez un banquier, et ce fut à un bal donné par son patron qu’il rencontra la seule femme qu’il ait jamais aimée sincèrement de sa vie. Cet amour, qui fut couronné de succès, dura deux ans. Celle qui l’inspira était une femme mariée, que nous nous abstiendrons de désigner, car, à l’heure présente, elle est veuve et vit encore à Lyon.

Après la banque, le commis aborda le notariat ; il travailla en qualité de clerc chez un des premiers notaires de la ville. La maison de son père lui était devenue à charge. Ce n’était pas assez de tous les éléments de discorde qui s’y trouvaient déjà : la politique y vint encore jeter ses brandons. Le père était un royaliste exalté et fanatique ; le fils s’était mis, pour faire comme les autres jeunes gens, avec les libéraux, et quand M. Lacenaire apprit cette circonstance, sa fureur ne connut plus de bornes. Pendant cet état d’excitation, on accusa le jeune homme d’avoir détourné de l’étude dix francs, affectés à la levée d’un certificat d’hypothèque. C’était faux, le clerc était innocent ; mais son père faisait chorus avec ses accusateurs, et ne voulait point entendre ses raisons ni ses justifications.

— Je ne suis pas encore un voleur ! dit-il impatienté.

— Celui qui vole ses parents peut voler partout, monsieur, lui répondit sentencieusement M. Lacenaire.

Le jeune Lyonnais quitta sa famille après ces paroles, et se rendit à Paris.

Hélas ! son père ne croyait pas si bien dire, car il ne manquait au jeune homme, pour devenir un des plus fameux bandits de son temps, que deux choses : la nécessité et l’occasion. Aussi, lorsqu’elles se réuniront pour le tenter, on verra de quoi il sera capable. C’était à Paris que Lacenaire devait montrer son savoir-faire, et c’est là en effet que nous allons le voir déployer son énergie pour le crime.