Lacenaire/06

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Jules Laisné (p. 27-32).


CHAPITRE VI.

Genève. ― Tentative de meurtre. ― Utilité de l’ivrognerie.


Cette ville est pour les Lyonnais brouillés avec leurs créanciers, ce qu’est Bruxelles pour les Parisiens dans la même situation. Les banqueroutiers n’y manquent guère, et, à l’auberge où il descendit, Lacenaire fit connaissance avec l’un d’eux. Le commerçant réfractaire, très déconsidéré dans l’établissement, très ivrogne, et, qui pis est pour un maître d’hôtel, dépourvu d’argent, allait être chassé, si le nouvel arrivant ne lui avait pas prêté quelques francs. Cette fois-là, en rendant service, Lacenaire avait un but intéressé. L’événement de Vérone ne l’avait pas corrigé de l’envie de faire des escroqueries. Il en méditait d’autres, et assignait en pensée un rôle actif à son obligé dans ses futures opérations.

Comme pour mieux persévérer dans cette idée, il s’était hâté de dissiper, quelques jours après son arrivée à Genève, l’argent restant de ses faux, et il se trouvait en proie à ces embarras sans cesse renaissants qui assaillent les dissipateurs.

Grâce à sa bonne tenue, à ses manières affables et à ses façons de vivre larges et aisées, au comptant ou à crédit, il sut capter la confiance d’en de ces courtiers-marrons qui hantent les voyageurs afin de leur vendre toutes sortes de marchandises. Il se fit passer à ses yeux pour un horloger en tournée, et le courtier lui proposa un marché, qu’il se hâta de conclure, comme on pense bien. Le soi-disant commerçant acheta au faiseur d’affaires, à un terme assez court, dix mille francs de montres de Genève ; il reçut presque aussitôt la moitié de la commande ; le reste devait lui être livré bientôt, et il comptait tout vendre à vil prix, n’importe où.

Malheureusement pour Lacenaire, l’indiscrétion du Suisse assassiné ne l’avait pas rendu plus circonspect à l’égard de sa correspondance, et il se faisait adresser ses lettres à Genève, à l’adresse du Lyonnais. Le nouvel intermédiaire agit avec le même sans gêne que son devancier, et se trouva au courant des affaires de son terrible compatriote. Pour une récompense de cinquante francs, il dévoila ses manœuvres frauduleuses au vendeur, lequel sut se faire rendre les objets déjà fournis, en menaçant son client de le signaler à la police.

Lacenaire devina sur-le-champ à qui il était redevable de ce coup, et, se voyant brûlé, c’est-à -dire découvert et reconnu, il résolut de partir au plus vite, mais après avoir fait payer à son dénonciateur de Genève, aussi chèrement qu’à celui de Vérone, la trahison dont il souffrait une seconde fois.

Il ne varia pas son programme. Il invita son compatriote à déjeuner. Le Lyonnais accepta l’offre avec avidité. Après le déjeuner, il lui mit en tête de faire une promenade pareille à celle qui fut si fatale à l’infortuné Génevois. Comme celui-ci, le nouveau convive accepta la partie, et se mit en route ; mais, dès les premiers pas, la soif l’ayant saisi à la gorge, selon l’ordinaire, il entra dans un cabaret-auberge situé à la sortie de la ville, et vida coup sur coup plusieurs chopes. Cette libation ne l’ayant pas désaltéré, il avala ensuite comme pousse-bière la moitié d’un verre ordinaire d’eau-de-vie ; puis il se disposa à repartir après ce rafraîchissement.

Mais, au moment de franchir la porte du cabaret, le pétillement d’une lèchefrite s’élevant de l’intérieur vint chatouiller son appareil olfactif. Le banqueroutier n’était pas seulement un ivrogne distingué, c’était encore un gourmand de première classe. Heureusement pour lui : — il se retourna vivement, ouvrit les narines comme un cheval de guerre au son de la trompette, et aspira le parfum pénétrant qui remplissait d’appétit l’air de la maison ; puis, jetant un coup d’œil mélancolique sur le beurre qui sautait dans la poêle et retombait en gouttes écumantes sur ses parois :

— Il n’y a qu’en Suisse, dit-il, qu’on entend la friture… quelle odeur ! quelle dorure !

Lacenaire avait autre chose à faire qu’à écouter les accents de ce lyrisme culinaire ; il saisit vivement par le bras le gourmand enthousiasmé pour le faire sortir de cet état d’exaltation. Le Lyonnais résista à cette pression ; en résistant, il trébucha comme Silène sur les marches de la porte, et tomba les quatre fers en l’air aux grands éclats de rire de plusieurs Allemands qui fumaient et buvaient au fond de l’établissement.

Furieux déjà d’être obligé de partir, et heureux de trouver un prétexte pour se rattacher à cette cuisine irrésistible, il fit volte face et alla en trébuchant vers les rieurs.

— Pouvez-vous me dire mein herr, ce que vous trouvez de si réjouissant dans ma chute ? — leur demanda-t-il avec l’accent traînant et empâté d’un homme qui veut lutter contre l’ivresse.

Les habits souillés, le regard atone et la trogne vermillonnée de l’interpellateur redoublèrent l’hilarité des fumeurs. Alors, sans ajouter un seul mot à son discours, l’homme ivre saisit un moth vide et le jeta à la tête de l’un des rieurs. Mais le coup fut heureusement si mal dirigé, que l’individu menacé put éviter ce choc désagréable. La dispute s’alluma alors. D’un seul de ces coups de poings allemands que le prince Rodolphe devait distribuer avec tant de succès plus tard au Chourineur des Mystères de Paris, on étourdit le malencontreux assaillant.

Lacenaire laissait les horions grêler sur sa tête. Il aurait voulu le voir assommer d’un seul coup ; mais, la chose tardant à se faire, il fut obligé, par une pudeur hypocrite, de le dégager de la bagarre. La chose faite, il chercha à l’entraîner dehors, de peur d’un nouvel abordage qui n’aurait fait que retarder sa vengeance ; mais le vaincu ne voulut jamais s’éloigner du cabaret.

— Mon chapeau est trop défoncé, mon visage passe à travers… attendons la soirée ici, — disait le Lyonnais meurtri.

Ce n’était qu’un prétexte pour colorer sa résistance. En réalité, la poêle où chantait la friture odorante attirait notre homme comme un invincible aimant. Ses grands yeux de beurre le fascinaient. Malgré tous les raisonnements, il resta sous leur charme, et comme il avait encore en poche une trentaine de francs, reste de sa délation, il voulut à toute force dîner dans l’auberge.

Il est sûrement aussi difficile de chasser de la tête d’une femme coquette l’image d’un bijou désiré, que du cerveau d’un homme en ribotte une fantaisie née dans l’ivresse. Il n’y eut pas moyen de détourner celui-ci de son idée fixe. Il fit donc dresser triomphalement une table en face de ses antagonistes, et demanda bruyamment de l’absinthe. Il aurait, certes, pu se passer de ce dernier poison, mais, cesser de boire devant des adversaires… allons donc ! — L’ivrogne tombe et ne se rend pas !…

Lacenaire fut instamment sollicité de partager ce repas, car son compatriote tenait d’autant plus à le régaler qu’il l’avait trahi. Comme compensation du tort qu’il lui avait causé, il voulait manger avec lui le salaire de la dénonciation. C’était sans doute au fond des choppes précédemment vidées que le délateur repentant avait puisé l’idée de cette expiation. — La bière lave les consciences.

La colère rongeait le cœur de Lacenaire pendant tout ce temps perdu inutilement. Son impatience de laisser le soulard au coin de quelque bois augmentait avec toutes ces lenteurs, et il voyait sa vengeance se retarder indéfiniment ; car, au train dont allait son camarade, on ne pouvait prévoir à quel moment il sortirait de ce cabaret maudit.

Il fut obligé de faire contre fortune bon cœur, en attendant une occasion favorable au nouvel assassinat qu’il méditait, et promit à son ami de dîner avec lui. Ce consentement obtenu, le banqueroutier se prépara à faire honneur au festin commandé, et, pour mieux y parvenir, il se recueillit, posa sa tête alourdie dans ses deux mains, superposa le tout sur la table, et se mit à ronfler un instant après, comme jamais ne le fit une contrebasse.

Les poings crispés par une rage silencieuse, Lacenaire avait envie de saisir un couteau pour en frapper l’ivrogne endormi, mais de plus en plus enrayé de son affaire avec le courtier-marron, tremblant d’être arrêté en rentrant en ville, force lui fut de laisser son amphitryon à ses rêves gastronomiques et de filer pendant un des interminables points d’orgue qu’il exhalait dans son sommeil.

Deux jours après il était à Lyon.

Qu’on dise après cela qu’il n’y a pas un Dieu pour les buveurs !