Lacenaire/09

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Jules Laisné (p. 41-45).


CHAPITRE IX.

Le neveu de Benjamin Constant. ― Un duel.


On était alors en 1829. La lutte entre les libéraux et les royalistes était dans toute sa force, les ressentiments dans toute leur âcreté. En ce temps de discussions envenimées, malheur aux tièdes ! — La politique se mêlait à tout, s’infiltrait partout : dans les tabatières à la Charte ; dans les réimpressions de Voltaire, de l’éditeur Touquet ; dans les chapeaux à la Bolivar, et dans ceux dont les coiffes étaient illustrées de portraits de Lafayette, de Lafitte, de Dupont (de l’Eure), etc. Au restaurant, au café, au cercle, on ne se groupait qu’avec les gens de son bord, et jusque dans les maisons de jeu non publiques, la ressemblance des opinions assortissait les adversaires.

Lacenaire fréquentait assidûment ces derniers endroits, autant par plaisir que par nécessité, et il avait rencontré dans l’un d’eux le neveu de Benjamin Constant, le célèbre orateur de l’opposition.

Le jeune homme était aussi joueur que son illustre parent, mais il n’avait pas cette générosité dans le gain, cette insouciance dans la perte, et cette exquise urbanité qui faisaient de son oncle, soit à la tribune, soit autour d’un tapis vert, le plus accompli des gentilshommes.

Il se fâcha après quelques pertes réitérées, et chicana Lacenaire, contre lequel il jouait, sur un coup douteux.

À l’imitation de ceux qui se sentent véreux, ou tout au moins suspects, Lacenaire mit avec emphase en avant son honneur et sa délicatesse.

— Je n’ai pas besoin de parler de tout cela, lui répondit M. de Constant ; le nom que je porte est une garantie de ma loyauté, tandis que je me demande encore si je ne suis pas un sot de me faire gagner mon argent par des inconnus…

— Il est vrai, lui répondit son adversaire piqué, que je n’ai aucun oncle député et orateur ; mais au moins, dans ma famille, jamais on n’a chanté la palinodie ni fait le saltimbanque.

— Que voulez-vous dire, monsieur, je ne vous comprends pas ! — reprit le neveu pâle de colère et les lèvres frémissantes.

— Ce n’est pas à moi de vous l’expliquer, monsieur, si vous ne connaissez pas l’histoire contemporaine et les sauts de carpe de monsieur votre oncle à l’époque des Cent-Jours !

En parlant ainsi, le joueur faisait allusion à une fameuse et virulente protestation dirigée par Benjamin Constant contre l’Empereur, marchant de l’île d’Elbe sur Paris, et à l’acte qui en fut la suite.

En effet, Benjamin Constant avait lancé contre le fugitif une des plus brûlantes invectives dont les fastes de la politique fassent mention, et il avait pris, en prévision de la réinstallation de Napoléon sur le trône, une de ces résolutions stoïques dont les grands écrivains trouvent plus souvent la formule sous leur plume que le courage de les accomplir dans leurs cœurs. Dans cette objurgation passionnée comme une catilinaire, il disait en parlant du vaincu de la coalition européenne :

« Il reparaît sur notre territoire, cet homme teint de notre sang ; il reparaît, cet homme poursuivi naguère par nos malédictions unanimes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Il redemande sa couronne, et quels sont ses droits ?

« C’est un chef armé qui fait briller son sabre pour exciter l’avidité de ses soldats ; c’est Attila, c’est Genghis-Khan, plus terrible, plus odieux, qui prépare tout pour régulariser le massacre et le pillage. Quel peuple serait plus digne que nous du mépris si nous lui tendions les bras ? Nous deviendrions la risée de l’Europe, après en avoir été la terreur ; nous reprendrions un maître que nous avons nous-mêmes couvert d’opprobre ; notre esclavage n’aurait plus d’excuse, notre abjection plus de bornes, et du sein de cette abjection profonde, qu’oserions-nous dire à ce roi (Louis XVIII) que nous eussions pu ne pas rappeler ?

« Non, Parisiens, telle ne sera pas notre conduite, telle ne sera pas du moins la mienne. J’ai vu que la liberté était possible sous la monarchie. J’ai vu le roi se rallier à la nation. Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanes pour racheter une vie honteuse ! »

Après une page d’une éloquence aussi enflammée et aussi fière, le dernier qui dût se vendre au despotisme impérial, était sans contredit celui qui l’avait écrite, à moins de livrer la parole humaine à la dérision la plus universelle et la plus légitime. Cependant le tribun n’ayant pas fui au 20 mars ; l’Empereur, revenu aux Tuileries, l’y fit appeler, et, à l’issue d’une entrevue où fut jouée entre les deux personnages la scène d’Auguste pardonnant à Cinna, Benjamin Constant, supplié d’accepter les fonctions de conseiller d’État, céda à Napoléon, et se rallia à lui au milieu de la stupéfaction générale.

Ce trait de versatilité dévoilé devant les assistants, à l’époque où Benjamin Constant était justement considéré comme une des colonnes du parti libéral, contrariait trop vivement son neveu, pour ne pas donner lieu de sa part à des provocations directes. Aussi un duel fut-il proposé par M. de Constant et accepté par Lacenaire.

Le lendemain, les combattants, accompagnés de leurs témoins, se rendirent au bois de Boulogne, rendez-vous ordinaire alors de tous les duellistes, et, dans un fourré voisin de l’allée des Princes, le combat eut lieu au pistolet.

L’issue en fut fatale pour le neveu de l’orateur libéral. Il tira le premier et manqua son adversaire. Lacenaire le visa froidement et l’atteignit au sein droit d’une balle homicide.