Lacenaire/22

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Jules Laisné (p. 132-137).


CHAPITRE XXII.

Le mystificateur. ― L’ancien et les gendarmes. ― Le roi philanthropique.


Lacenaire était aussi dans l’occasion un mystificateur assez plaisant. Ainsi, grâce à sa belle humeur, il s’était tellement fait bien venir d’un restaurateur d’une de nos barrières de la rive gauche, que celui-ci ne pouvait plus se passer de lui.

Quoique déjà âgé cependant, le négociant en ragoûts était un ami intrépide de la gaudriole et de la dive bouteille, et il négligeait tout, famille et établissement, pour chanter, rire et boire avec Lacenaire. Il est vrai de dire qu’il ignorait les antécédents de son favori. Une fois, après un dîner des plus joyeux, ils coururent, en compagnie d’autres amis et de beautés peu scrupuleuses, une bordée qui durait déjà depuis sept jours. Inquiet, à la fin, de cette conduite si désordonnée pour un père de famille, le repris de justice entreprit d’amener le vieillard à rentrer chez lui. Il avait la faculté de parcourir rapidement les feuilles publiques en les retournant de la tête en bas, et cette lecture à rebours était un des tours qui charmaient le plus le vieux viveur, complètement ignorant, du reste, des lettres de l’alphabet. Lacenaire se mit donc, pour tuer le temps, à faire cet exercice, mais, tout à coup, il s’arrête, retourne vivement le journal dans son vrai sens, et, d’une voix altérée, lit un fait-Paris dans lequel était relatée une scène de vol et de meurtre, qui venait d’ensanglanter la veille le propre restaurant de son compagnon de plaisir.

En entendant ce récit, le vieillard anacréontique ne fit qu’un bond dans une voiture qui le suivait depuis une semaine, et un quart d’heure après, pâle et effaré, il entrait chez lui comme un insensé.

— Qu’est-il donc arrivé ici ? demande-t-il, dans une agitation extrême, à sa paisible famille. Qu’y a-t-il eu ?… qu’est-ce que c’est ?… Mais parlez donc !…

— Comment ! qu’est-ce qu’il y a eu ?… Mais rien, papa ; rien, mon ami !… répondent au déserteur ses enfants et sa femme encore plus surpris que lui et le prenant pour un fou.

En effet, il n’était rien arrivé à la barrière qu’un coquin de père de plus, et le prétendu sinistre était né d’une improvisation de Lacenaire.

Il avait l’habitude de plaindre le sort du peuple, quoiqu’il ne se fît pas faute, comme on l’a déjà vu, de voler les plus chétifs ménages ; et un jour qu’il était en partie de promenade avec quelques-uns de sa bande dans la forêt de Saint-Cloud, la pluie les obligea de se réfugier chez un garde. Pour passer le temps, ils se mirent à boire du vin. On en débitait dans la maison.

Deux gendarmes à cheval survinrent. L’un d’eux avait été chargé de remettre deux cents francs dans la commune voisine, et les portait enfermés dans un sac de toile grise. Lacenaire lia conversation avec eux, et il se trouva précisément qu’il avait eu pour chefs au régiment des hommes justement connus de ses interlocuteurs, malgré la différence des corps d’armée. On offrit à boire aux agents de la force publique, et la politesse fut acceptée par eux de grand cœur. Les rasades furent renouvelées coup sur coup. La gaîté des buveurs, le plaisir de se trouver avec un homme qui avait servi, et les souvenirs de garnison se mêlant au vin qui ruisselait sur la table, tout cela acheva de griser les deux gendarmes. Ils se levèrent en chancelant pour continuer leur route, et toute la bande se mit en devoir de les accompagner : ce qui fut accepté.

Tandis qu’on s’acheminait sous les grands arbres, Lacenaire, qui avait fait en sorte de rester derrière, se pencha à l’oreille de Travacoli, et lui dit :

— Comme c’est bizarre et injuste ce qui se passe dans le monde ! — Voici de naïfs gendarmes qui nous prennent, nous autres, pour les plus braves gens du monde, et qui nous laisseraient tout saccager ici, tandis qu’ils arrêteraient avec la plus grande rigueur le premier pauvre qui ramasserait une branche de bois dans cette forêt… N’est-ce pas triste ?…

Puis un instant après, il ajouta avec insinuation :

— Il serait assez drôle de faire voir le tour du sac aux argus (de voler le sac des gendarmes)et de les refroidir ici même, n’est-ce pas ? — Qu’en dites-vous, Travacoli ?

Celui-ci réfléchissait et ne répondait point : Lacenaire lui fit alors la proposition formelle d’assassiner les gendarmes avec l’aide des autres voleurs.

— Pas du tout, répondit l’Italien au tentateur, vous savez que ma manière de travailler n’est pas la vôtre, et qu’il ne rentre pas dans mes plans de refroidir personne. D’ailleurs, ce n’est pas avec la gendarmerie que je commencerais ce jeu-là… Merci !…

Travacoli s’y opposant, et les autres brigands ne se souciant pas de chercher chicane aux gardiens de l’ordre, on les laissa en paix avec leur sac d’écus.

Ils partirent donc, enchantés du cordial accueil de leurs compagnons de route, et particulièrement émerveillés de la rondeur joviale et franche de l’ancien militaire.

Il ne fut pas longtemps à se consoler d’avoir laissé échapper les deux gendarmes, car, une dizaine de jours après la promenade si peu sentimentale où il avait fait leur connaissance, il avisa dans la rue Saint-Honoré une carriole sans gardien, remplie de paquets de toutes sortes et de toutes grandeurs, stationnant près de l’hôtel d’Aligre, devant la porte du commissionnaire au Mont-de-Piété. C’était un de ces véhicules qui servent quotidiennement à transporter les objets engagés au grand établissement de la rue des Blancs-Manteaux et à rapporter ceux qu’on a dégagés la veille.

Lacenaire était accompagné de Pisse-Vinaigre. Il pouvait être sept heures du soir, et l’on était en octobre. Aussitôt son plan fut arrêté. Il sauta vivement dans la voiture, en faisant signe à son camarade de l’imiter, rassembla les rênes dans sa main et appliqua un vigoureux coup de fouet sur le dos du cheval.

L’animal partit au grand trot, enfila plusieurs rues adjacentes à la grande voie qu’il quittait, et s’arrêta dans une cour avec écurie et remise, connue de ceux qui le menaient. C’était une espèce de fourrière dont le maître recelait les voitures et les chevaux volés, et louait des cabriolets à ceux de ses clients qui exploitaient la campagne. Là, après avoir dételé le cheval et l’avoir recommandé aux soins particuliers d’un palefrenier, les deux larrons procédèrent à la visite du fourgon. Ils y laissèrent tous les paquets contenant ces objets de première nécessité ou de mince valeur, qui ne sont engagés ordinairement que par de pauvres gens ou par des personnes réellement gênées, et ils empilèrent dans un fiacre dont le cocher était affranchi (c’est-à-dire sûr) tous les objets de prix.

Quand l’ombre se fut tout à fait épaissie sur la ville, ils partirent avec la voiture de place seulement, et allèrent déposer leur fardeau chez l’Homme-Buté. L’honnête commerçant convint d’acheter le tout à la pesée, selon son habitude, et, après avoir fait descendre le butin dans sa cave, il y précéda les fournisseurs pour évaluer leurs marchandises. Les balances du recéleur fléchissaient sous le poids de l’or et de l’argenterie. Lacenaire tenait à la main une chandelle dont la lueur fumeuse, en se projetant sur les pierres des bijoux, faisait scintiller leurs reflets prismatiques et éclairait cette scène à la Rembrandt.

Quand les voleurs eurent encaissé leur argent, ils allèrent souper chez la mère Gérard, puis, vers quatre heures du matin, ils retournèrent à l’écurie où la veille ils avaient laissé le coursier capturé. La bête, après s’être repue de grappe et d’avoine, s’était étendue sur une litière digne d’Incitatus, le cheval consulaire, et il ne dut pas être trop satisfait lorsqu’on l’en arracha.

En effet, les voleurs, que le vin avait mis en joyeuse humeur, ne voulaient pas priver les préteurs nécessiteux de leurs effets. Ils attelèrent le bidet à la carriole, et, vêtus de blouses, comme deux honnêtes blanchisseurs de la campagne qui vont distribuer le linge chez leurs pratiques, ils replacèrent sur une borne, à l’endroit où ils les avaient pris la veille, les paquets des pauvres gens. On ne nous a pas dit ce qu’ils firent des moyens de transport.