Lacenaire/32

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Jules Laisné (p. 186-194).


CHAPITRE XXXII.

Plan et cuisine d’un crime. ― Conversation philosophique et criminelle. ― Les deux agonisants de la Force.


Ici qu’on me laisse encore raconter, d’après Albert Monnier, une conversation des plus caractéristiques de Lacenaire. Je l’avais promise, du reste, à mes complaisants lecteurs :

Lacenaire ne voulut jamais dévoiler, comme on l’a déjà dit, que les deux crimes qui devaient faire tomber la tête de ses deux dénonciateurs, mais il aimait à en parler pour en faire ressortir l’habileté du plan et le fini des détails.

Un de ses interlocuteurs lui fit, un jour, cette objection :

— L’assassinat du garçon de caisse ne pouvait bien aboutir. Son cadavre abandonné sur le lieu du crime aidait à mettre sur vos traces. D’ailleurs, votre poignard pouvait se briser dans les plaies, la forme de sa lame, la nature des coups auraient indiqué s’il y avait eu lutte, et le nombre des complices ; en outre, la position du corps…

— Halte-là, interrompit Lacenaire… vos observations sont justes… mais je ne suis pas un niais… j’aurais fait disparaître le cadavre… ça rentre dans ma manière.

— Les cadavres disparaissent rarement, lui répliqua-t-on. Supposons que vous l’enterriez ? Un hasard peut le faire déterrer comme dans l’affaire de Bastien. Si vous le jetez à l’eau, pourquoi ne le retrouverait-on pas, même coupé par petits morceaux, comme dans l’affaire Lhuissier ? La chair est précieuse… lorsqu’on en trouve, on s’informe d’où elle vient.

Lacenaire haussa les épaules en souriant et reprit :

— Vous allez voir que je sais travailler. Voici mon plan. Supposons qu’au lieu de s’enfuir comme un lâche, François eût tenu la porte, j’assassinais le garçon de banque. C’était exprès que j’avais choisi l’échéance du 31 décembre ; soit dit en passant, elle est toujours très forte. J’avais compté sur vingt-cinq mille francs, et les débats ont établi que la somme contenue dans la sacoche dépassait ce chiffre.

Je mettais donc le corps dans le panier d’osier qu’on a retrouvé, j’emballais proprement mon homme et je le faisais porter à Bercy.

— Là, vous le jetiez à l’eau, et on le repêchait…

— Écoutez donc… dit Lacenaire, si je donnais dans ces rengaines-là, il y a longtemps que je serais guillotiné.

À Bercy, je louais un bachot, sous prétexte de partie de plaisir. Je descendais la Seine… Je passais tranquillement devant la patache d’aval des gabelous. À la nuit, senlement j’arrivais à Saint-Ouen, où m’attendait Francois, dans une petite maisonnette louée à l’avance. Nous y entrions le cadavre et nous l’y faisions cuire, morceau par morceau, jusqu’à complète absorption des chairs. — Un singulier pot-au-feu, n’est-ce pas ? — Restaient les os…

— Vous les brûliez, et leur odeur vous faisait découvrir…

Mais écoutez donc !… dit Lacenaire avec complaisance. J’emportais les os, peu à peu, dans mon bachot, sous prétexte de pêche, et je les jetais en plein courant, par ci, par là… De cette façon… on cherchait le garçon disparu avec sa sacoche… On penchait tout naturellement à le croire un voleur… Les recherches étaient moins actives, parce qu’elles devaient être faites à l’époque du jour de l’an, et qu’à ce moment-là, juges d’instruction et agents de police ont leurs petites affaires de famille à soigner avant les affaires publiques. Quand je n’aurais plus eu le sou… environ l’espace de trois mois… j’aurais recommencé jusqu’à ce qu’enfin on me prit… car, déjà à cette époque, je savais bien que je ne pouvais pas lutter impunément contre la société… Je ne pouvais plus fuir ma destinée… ma destinée, c’était l’échafaud !

Plusieurs jours avant de comparaître en cour d’assises, Lacenaire vint dans l’une des chambres de l’infirmerie de la Force, et se plaça près du poêle, où se trouvaient réunies plusieurs personnes.

Au langage des assistants, à la tournure de leurs phrases et de leurs idées, et à ce je ne sais quoi, enfin, qui révèle, les gens occupés aux spéculations intellectuelles, le prisonnier vit aussitôt qu’il avait affaire à des hommes d’étude. Il ne se trompait pas. Ceux qui se trouvaient à la Force ce jour-là étaient des hommes de lettres, des journalistes, des avocats et un médecin.

Celui-ci adressa la parole au nouvel arrivant, et Lacenaire, heureux de montrer aux visiteurs qu’il avait étudié, répondit avec empressement à l’avance qui lui était faite. On sait combien il aimait à briller. Devant cet auditoire d’élite, son amour-propre se réveilla, et, fort de son assurance ordinaire, il causa littérature, politique et philosophie, avec une telle abondance d’expressions, un cynisme si décent dans la forme et une mémoire si imperturbable dans ses citations d’auteurs, — car il était un peu pédant, — qu’il eut un succès complet, sinon comme moraliste, du moins comme causeur paradoxal.

— En politique comme au jeu, disait-il, on ne peut être que dupe ou fripon.

— Mais, lui objecta un journaliste, on voit assez souvent des hommes qui se dévouent à une idée, à une cause, et qui se ruinent ou meurent pour l’une et l’autre.

— Que voyez-vous là d’étonnant ? reprit Lacenaire. La politique est une passion absorbante comme toutes les autres, et l’on joue sa tête pour une passion.

La conversation changea de point et l’on prit pour teste la religion. On parla des Saint-Simoniens, des Templiers, et, sur chacune de ces sectes, il donna son avis d’une façon nette et tranchante.

— Pour établir une religion, dit-il, il faut, avant tout, posséder une chose essentielle, la foi, ou plutôt être possédé par elle. Or, les Saint-Simoniens sont des sceptiques et des gens d’esprit qui ne visent qu’à se faire la courte-échelle. Comment voulez-vous qu’ils réussissent à fonder quoi que ce soit. Ils feront leurs affaires personnelles, mais celles de l’humanité, allons donc !

Les Templiers étaient plus sincères, continua-t-il malgré l’immoralité qu’on leur attribue et leur ardente sensualité ; mais comme ils ne pouvaient se recruter que dans un petit nombre d’hommes, de chevaliers, c’est-à-dire parmi les nobles, ils manquaient aussi d’une autre chose capitale pour la prospérité de toute doctrine, je veux parler des adeptes, et sans un personnel nombreux, il ne peut y avoir d’Église. Si j’avais vécu de leur temps, j’aurais, certes, tout fait pour entrer parmi eux, car je partage entièrement leurs croyances quant à la migration de l’intelligence dans tous les corps de la nature.

Je pense, continua-t-il, que le principe qui anime les êtres organisés et vivants peut, en les abandonnant, passer dans la matière brute, y demeurer, la faire vivre à sa manière, pendant un certain temps, pour repasser plus tard dans d’autres corps ; et tout cela sans règles, sans limites. Tout vit, tout sent ; cette pierre a sa vie et son intelligence.

— Les corps bruts n’en ont pas, répliquait le docteur ; la sensation n’existe que pour les corps organisés et vivants, et pour ceux chez lesquels les impressions vont à un centre commun ; le cerveau, qui les perçoit, les convertit en sensations ; interrompez la communication, il n’y a plus de transmission au cerveau, plus de perception, plus de sensation. Tel est le cas de l’apoplexie et de la paralysie qui en est la suite. En vain vous coupez, vous brûlez le membre paralysé, les impressions ne sont plus transmises au cerveau. Reste encore le cas d’un homme auquel on vient de trancher la tête.

À ces mots qu’on croyait irréfléchis, les auditeurs regardèrent Lacenaire avec émotion ; sa physionomie n’en décelait aucune. Il sortit de la chambre quelques instants après.

Au bout d’une heure, les mêmes personnes passaient près de son lit, dans la grande salle de l’infirmerie.

Il avait pour voisin un jeune homme, voleur de profession, ruiné par la plus honteuse débauche et dévoré par une phthisie pulmonaire qui ne lui laissait plus que peu de jours à vivre : deux agonies qui se regardaient, qui se heurtaient.

— Lacenaire, lui disait ce jeune homme, je regrette vivement de ne pas être libre pour assister à ton supplice et voir si, en montant sur la planche, tu auras le même aplomb qu’ici.

— Je te le garantis, répondit Lacenaire sans affectation. Comme le plus coupable, je dois être exécuté le dernier ; avant de mourir, je pourrai voir tomber la tête de mes co-accusés, s’ils sont aussi condamnés à mort.

En entendant ces épouvantables paroles, on n’hésita plus à causer avec lui de ses propres affaires.

— Lacenaire, lui-dit le docteur, vous n’êtes point un homme vulgaire. Vous avez une déplorable portée d’esprit. Comment votre intelligence ne vous a-t-elle pas défendu contre vous-même ?

— Ah ! il s’est rencontré un jour dans ma vie où je n’avais d’autre alternative que le suicide ou le crime.

— Pourquoi donc ne vous êtes-vous pas suicidé ?

— Je me suis demandé alors si j’étais victime de moi-même ou de la société ; j’ai cru l’être de la société.

— C’est un raisonnement commun à tous les criminels.

Lacenaire ne répondit rien.

Après une pause :

— Mais quand il serait vrai que vous eussiez été victime de la société, vous n’avez frappé que des innocents, continua le journaliste.

— Cela est vrai ; aussi ai-je plaint ceux que j’ai tués ; mais je les ai frappés, parce que c’était un parti pris contre tous.

— Ainsi, vous vous étiez fait un système de l’assassinat ?

— Oui, et je l’ai choisi comme moyen de ma propre conservation et pour assurer mon existence.

— On conçoit plus aisément que l’homme poussé par l’impérieuse nécessité se décide à commettre un crime pour la satisfaire ; mais vous, c’était pour dépenser le prix du sang en orgies. Dites, Lacenaire, avez-vous jamais éprouvé quelque accès d’une fièvre morale, une sorte de frénésie du crime, et du plaisir à l’exécuter ?

— Non.

— Alors vous avez fait cela froidement, comme une opération commerciale, par calcul, par combinaison.

— Oui.

— Si vous n’étiez pas naturellement cruel, lui demanda le médecin, comment avez-vous pu parvenir à étouffer en vous tout sentiment de pitié ?

— L’homme fait tout ce qu’il veut. Je ne suis pas cruel, mais les moyens devaient être en harmonie avec le but ; assassin par système, il fallait me dépouiller de toute sensibilité.

— Vous n’avez donc jamais eu de remords ?

— Jamais.

— Aucune crainte ?

— Non. Ma tête était mon enjeu ; je n’ai pas compté sur l’impunité. Il y a une chose, en effet, à laquelle on est forcé de croire : c’est à la justice, parce que la société se fonde sur l’ordre.

— Mais, ce sentiment de la justice, c’est la conscience, répliqua l’avocat.

— Moins le remords.

— Je ne comprends pas l’un sans l’autre. L’idée de la mort ne vous effraye-t-elle pas ?

— Nullement. Mourir aujourd’hui ou demain, d’un coup de sang, d’un coup de hache, qu’importe ? J’ai trente-cinq ans, mais j’ai vécu plus d’une vie, et, quand je vois des vieillards se traîner et s’éteindre dans une lente et douloureuse agonie, je me dis qu’il vaut mieux mourir d’un trait et avec l’exercice de toutes mes facultés.

— Si vous pouviez vous suicider maintenant pour échapper à l’ignominie de l’échafaud, le feriez-vous ? lui demanda encore le docteur.

— Non. Eussé-je le poison le plus actif, je ne me suiciderais pas. D’ailleurs, la guillotine n’est-elle pas, de tous les poisons, le plus subtil ? Voici pourquoi je ne me suiciderais pas : j’aurais pu me tuer avant d’avoir versé le sang ; assassin, j’ai compris que j’avais établi entre l’échafaud et moi un lien, un contrat ; que ma vie n’était plus à moi, qu’elle appartenait à la loi et au bourreau.

— Ce sera donc à vos yeux une expiation ?

— Non… une conséquence,l’acquit d’une dette de jeu.

— Quelle logique !… Croyez-vous, Lacenaire, que tout soit fini avec la vie ?…

— C’est à quoi je n’ai jamais voulu songer.

— Pensez-vous ne pas vous démentir un seul instant jusqu’au dernier ?

— Je crois que je regarderai l’échafaud en face. Le supplice est moins dans l’exécution que dans l’attente et l’agonie morale qui le précèdent. D’ailleurs, j’ai une puissance telle sur mon imagination, que je me crée un monde à moi… Si je le veux, je ne penserai à la mort que devant elle.

Après un intervalle, Lacenaire reprit ainsi :

Croyez-vous qu’on me méprisera ?

— Un homme tel que vous n’inspire que de l’effroi.

— Aussi est-ce de la haine que j’attends. Il est une chose que, suivant moi, on ne peut guère supporter, le mépris d’autrui et son propre mépris.

Après avoir dit ces paroles, il remplit son verre de vin et ajouta en souriant :

— Ce n’est pas du Falerne, et cette boisson n’est pas comme celle d’Horace :

Nata mecum, consule Manlio.

récolté au temps même où je naissais, sous le consulat de Manlius.

Cependant, le jour arrivait où ces épouvantables paroles devaient recevoir leur juste punition.