Lady Fauvette/Lady Fauvette/18

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 169-180).

XVIII

M. et miss Beaumont étaient partis pour Saint-Pétersbourg. Un personnage influent et haut placé avait donné à l’ex-banquier des lettres de recommandation pour différentes maisons de cette ville, où il espérait trouver un emploi quelconque.

La liquidation terminée, les immeubles vendus, les valeurs réalisées et les 120, 000 livres de miss Crach ajoutées à ce total, la répartition aux créanciers avait été de soixante-deux pour cent, un dividende très acceptable par ce temps de crise commerciale, d’affaires nulles et de catastrophes financières… Aussi n’y avait-il pas eu de faillite ; Beaumont s’était retiré de là d’autant plus honorable qu’il était complètement ruiné, ce qui n’est pas toujours le cas des banquiers qui tombent.

À part une somme d’argent insignifiante qui appartenait en propre à miss Beaumont, d’un petit héritage qu’elle avait fait, et dont les intérêts accumulés depuis six ans, ajoutés au capital, donnaient à peine cent cinquante livres de rente, il ne leur restait rien de toute cette splendeur princière, de tout ce luxe au milieu duquel ils avaient vécu jusqu’alors.

M. et miss Beaumont arrivèrent à Saint-Pétersbourg au commencement de février ; c’était encore l’hiver ; or, l’hiver est une saison séduisante, dans les grandes villes russes. Alice fut éblouie par l’aspect grandiose des maisons de pierre, des rues blanches de neige ; la Néva était prise et on y patinait. Cette multitude de traîneaux, ce luxe, ce bruit, ce mouvement lui firent oublier un peu Londres qu’elle aimait tant.

Ils louèrent une jolie maison dans la rue Galunaïa ; on choisit une bonne, une gouvernante allemande pour Alice, puis Beaumont s’occupa de cette fameuse place de directeur dont lui avait parlé lord H…

Il fallait bien songer à l’avenir. C’était dur, pour un homme habitué à être son maître, à ne relever de personne, de devoir ainsi, sous le haut patronage d’un grand nom, solliciter un emploi dans cette ville inconnue, où des milliers d’individus arrivaient tous les jours dans le même but et s’en retournaient trop souvent sans l’avoir atteint. Enfin il le fallait ; il fallait trouver moyen de donner à Alice, sinon le superflu, du moins le nécessaire, et le nécessaire pour miss Beaumont n’était pas si peu de chose, élevée comme elle l’avait été. Elle, la pauvre enfant ! il ne fallait pas songer à lui faire faire quoi que ce fût ; les quelques métiers accessibles aux femmes étaient absolument impossibles pour elle, à son âge et avec son caractère… Lady Fauvette institutrice, demoiselle de compagnie ou professeur de musique ! Elle n’y pensa pas un instant… Lady Fauvette courant le cachet, par tous les temps, ses pauvres petits pieds dans la boue ! Lady Fauvette enseignant l’histoire ou la géographie, elle que la seule idée d’un travail sérieux, d’une étude ou d’une tâche imposée épouvantait !… Cette enfant hautaine, dédaigneuse, habituée à faire ses volontés et même ses caprices les plus excentriques… Lady Fauvette avec ses mouvements d’impératrice, son caractère absolu, indépendant et fier, ses idées fantasques… Lady Fauvette sous la domination de quelqu’un !

Cette idée-là ne pouvait venir à personne, et à Beaumont moins qu’à tout autre. Non, si quelqu’un devait travailler, c’était lui, le père…, et il ne faillirait pas à ce devoir ; au reste, l’ex-banquier avait repris toute sa force, toute son énergie ; depuis son départ de Londres, on eût dit qu’il se sentait plus léger de cœur et d’esprit, moins découragé. C’était une nouvelle vie qui allait commencer pour lui, et, après les angoisses horribles qu’il venait de traverser, après les moments d’incertitude affreuse, d’appréhension, de terreurs vagues, d’inquiétude, de désespoir qui avaient troublé son existence si heureuse, si brillante à la surface, terrible en réalité…, après la vie agitée, énervante qu’il avait subie pendant un an, tout changement qui amenait un calme relatif devait lui paraître acceptable.

Maintenant, c’était bien fini ; il était ruiné, pauvre, sans aucun espoir de revenir jamais à la position qu’il avait perdue et avec cette seule perspective d’être bientôt le subordonné de quelqu’un ; mais du moins, il était tranquille. Son esprit toujours tendu pouvait enfin se reposer ; il n’avait plus à s’inquiéter de ces échéances colossales, auxquelles il ne pouvait faire honneur qu’en vendant ses propriétés à un prix dérisoire ; l’idée de cette signature toujours à la veille d’être protestée ne troublerait plus ses nuits… ; tous ces grands intérêts qui s’agitaient autour de lui, cette responsabilité !… Et puis, toujours ce gouffre béant qui l’attirait, qui l’appelait, qui le fascinait et au fond duquel il lisait en lettres noires : Faillite !… ce mot terrible qu’il retrouvait partout, qu’il épelait vaguement sur le parquet ciré des salles de bal où les petits pieds de sa fille se posaient tout sautillants et moqueurs, ces jolis pieds mignons chaussés de satin blanc ; il semblait à Beaumont qu’ils allaient effacer une bonne fois les lettres fatidiques qui l’épouvantaient… La jeune fille avait passé, et le mot fatal s’étalait encore une fois, insolent, terrible, aux yeux du banquier ; rentré chez lui, il le suivait jusque dans sa chambre à coucher ; un vrai cauchemar ; le jour, Beaumont le retrouvait dans les tentures de son bureau, où le soleil semblait écrire lentement en lettres de feu :

Faillite !

Il se fût enfui au bout du monde pour échapper à cette obsession ; il eût vécu de la vie des galériens pour changer de vie. C’était horrible.

Tandis que là, à Pétersbourg, dans sa petite maison paisible, il se sentait renaître ; là, il était calme, et le calme, après cette agitation fébrile des derniers jours, le calme, c’était presque le bonheur. Là, dans cette ville immense, où personne ne le connaissait, il ne craignait ni le dédain des uns ni la pitié des autres ; là, il était bien certain de ne rencontrer aucun de ces hommes qui se détournaient pour ne pas le saluer… ; il rentrait dans la vie ordinaire ; il n’était ni à plaindre ni à blâmer. Il pouvait marcher la tête haute et, pourvu qu’il travaillât, se créer une aisance relative.

Une semaine après son arrivée à Pétersbourg, un matin, il embrassa sa fille, prit les lettres de lord H… et se dirigea vers la perspective Newsky ; un des bureaux de banque de la maison Tchourof cherchait un gérant, lui avait-on dit.

Les lettres de lord H… lui ouvrirent toutes les portes, et toujours, grâce à ce haut patronage, il fut accepté d’emblée.

La nouvelle vie allait donc commencer pour lui, la vie monotone, fastidieuse, toujours la même, due subordonné : partir le matin pour les bureaux, rentrer le soir, ne voir sa fille qu’une fois par jour et la laisser toujours seule avec cette vieille Allemande, bonne et douce créature, à la vérité, mais si nulle !

Dame Gründen avait bien la meilleure figure sereine qu’on pût souhaiter ; c’était une bonne et large physionomie sympathique, toute ronde, toute franche, simple et naïve, avec de grands yeux bleu pâle, un teint vermeil et de doux cheveux argent doré qui reposaient la vue.

Dame Gründen avait dû être une blonde fraîche dans sa jeunesse. Ses mains, blanches, potelées, tricotaient toujours. Le tricot était sa distraction, son passe-temps. Elle tricotait pour se donner une contenance ; elle tricotait en causant et bien souvent s’endormait en tricotant… Elle serait restée des heures à tricoter dans un fauteuil avec le même sourire béat sur ses vieilles lèvres. Pensait-elle ? Je ne crois pas.

Dame Gründen portait invariablement des bonnets rose tendre, qui allaient à ravir avec son teint frais.

Dame Gründen avait un excellent naturel, des manières douces, un air affable.

En somme, dame Gründen était l’idéal de la gouvernante. Elle ne parlait ni trop ni trop peu, n’était pas gênante, ce qui est énorme, faisait bien tout ce qu’elle entreprenait, avait un talent remarquable pour les crèmes fouettées, les beignets aux pommes, les confitures panachées et toute espèce de sucreries très fines, qu’elle exécutait dans la perfection et dont elle était, du reste, friande au possible, il faut bien l’avouer.

Cette vieille Allemande bonasse était le calme et l’ordre en personne ; elle avait un cœur d’or, une patience angélique, et, malgré toutes ces qualités, qui en faisaient une femme de charge accomplie, dame Gründen n’était pas bien amusante vraiment ; sa conversation n’avait rien de particulièrement attachant pour une jeune fille, et, entre nous, Beaumont n’avait pas tout à fait tort en la disant bien nulle.

Pauvre lady Fauvette ! le changement fut grand, terrible ! Elle avait des accès de spleen affreux.

Cette neige qui tombait toujours, toujours, sans interruption…, ces petites chambres mesquines auxquelles elle ne s’habituait pas…

Plus de piano, plus de chevaux, plus de luxe…

Elle souffrait et s’ennuyait de tout son cœur… Rien à faire, rien, rien ; de longues soirées qui n’en finissaient pas…, de longues journées seule à penser, et quelles pensées ! une vie sans but, inutile, désœuvrée ; l’enfant ne savait rien faire ; des ouvrages de main, elle n’en connaissait aucun, et, lorsque dame Gründen voulait lui en apprendre, elle essayait bien pendant quelques minutes, mais c’était si difficile !

Dame Gründen, l’excellente femme, s’était prise d’affection à première vue pour Alice. Le caractère fantasque de la jeune fille, ses manières un peu brusques et excentriques, son ignorance de tout ce qu’une femme sait l’étonnaient bien quelquefois ; elle ouvrait de grands yeux, en disant :

— Quelle singulière enfant !

Mais son bon vieux cœur aimant se sentait attiré vers miss Beaumont.

Ah ! dame Gründen comprenait bien ce que souffrait cette pauvre petite âme froissée qui ne se plaignait jamais ; elle aurait voulu pour tout au monde consoler Alice, la distraire, ramener le rire sur ces lèvres roses qui riaient si bien autrefois ; mais, malgré toute sa bonne volonté, elle n’arrivait à aucun résultat.

La jeune fille devenait chaque jour plus ennuyée, plus irritable, sa santé s’altérait…

Ces coups terribles et réitérés qui avaient fondu brusquement sur elle, tant de grandes douleurs inattendues avaient brisé ce cœur d’enfant, dont les gros chagrins, jusqu’alors, s’étaient bornés à la privation d’un bal, la mort d’un oiseau ou la perte d’un pari. Sans s’en rendre compte, sans se l’avouer à elle-même, elle regrettait sa maison, sa chambre, son cheval, ses fleurs, toute sa vie d’autrefois brillante et fêtée, cette vie d’enfant gâté que tout le monde flatte, adule et envie…

Elle avait besoin de bonheur ; sa beauté, fine, aristocratique, réclamait le luxe, voulait le succès.

Le changement avait été trop soudain ; elle s’étonnait qu’on pût être ainsi subitement transporté d’un monde dans un autre et en souffrait affreusement sans rien dire. Ses grands yeux profonds semblaient plus grands encore ; ses joues amincies devenaient d’une pâleur transparente qui faisait mal ; ses lèvres se décoloraient…

— Vous vous rendrez malade, mon enfant, disait la vieille Allemande ; il faut sortir, voir du monde, vous distraire.

— Vous croyez ? Eh bien, sortons.

Et elles sortaient ; mais à peine dans la rue, l’enfant en avait assez : il fallait rentrer bien vite… Cela lui semblait si drôle de sortir à pied !

Dans la maison, elle s’ennuyait à faire pitié…, ne parlant pas, maussade, indifférente à tout…, allant d’une fenêtre à l’autre, regardant les voitures, les traîneaux, les passants, la bousculade : Ils rient, ceux-là, disait-elle d’un accent étrange.

Et laissant retomber brusquement le rideau :

— Oh ! que je m’ennuie, Gründen, cette neige, toujours cette neige !

Alors dame Gründen, usant des grands moyens, cherchait dans ses vieux souvenirs, lui racontait comme à un bébé quelque vieille histoire enfantine ou lui lisait un passage de Goethe, « bien tendre, » de sa douce voix germanique, monotone et calme comme une berceuse.

Quelquefois Alice s’endormait paisiblement sur un fauteuil ; mais, le plus souvent, elle interrompait brusquement la vieille femme en s’écriant :

— Taisez-vous, taisez-vous…, c’est affreux ! et elle éclatait en sanglots.

Dame Gründen ne se fâchait jamais, c’était la patience incarnée ; elle faisait l’impossible pour calmer son élève et ne se plaignait pas. Du reste, l’enfant, qui, au fond, avait toujours son même bon petit cœur, lui passait bien vite les bras autour du cou et disait, de son air câlin en embrassant la vieille dame :

— Écoutez, Gründen, il ne faut pas m’en vouloir ; je vous aime bien, vous savez, mais j’ai le spleen… Je voudrais que nous fussions au printemps ; cet hiver me pèse, cette neige m’ennuie ! ce froid me tue !

Trois mois se passèrent ; et il arriva enfin, ce printemps !

Il revint tout gai, avec son brillant cortège d’oiseaux, de fleurs, de rayons de soleil, de parfums vagues…

Tout le monde quittait Pétersbourg pour la campagne, et, en quelques semaines, la grande ville devint calme, paisible et tranquille comme toutes les grandes villes d’Europe au printemps.

Alice sourit au premier rayon de soleil ; elle battit des mains quand elle découvrit la première violette sous les feuilles, dans leur petit jardin.

— Que c’est bon, le printemps ! s’écria-t-elle en embrassant son père qui s’en alla, ce jour-là, à son bureau, heureux comme un roi heureux.

Alice avait ri !

Il hâta sa besogne et rentra de bonne heure, avec un gros bouquet de lilas blancs.

— Où est lady Fauvette ? demanda-t-il gaiement en entrant dans le petit parloir.

Lady Fauvette était au lit ; elle s’était trouvée mal dans le jardin… Peut-être avait-elle pris froid…, et puis, le grand air vif !… Enfin, dame Gründen l’avait trouvée si pâle, si affaiblie que, par mesure de précaution, elle l’avait fait coucher.

Le père se sentit défaillir ; il laissa tomber sa gerbe de fleurs et ne fit qu’un bond jusqu’à la chambre où Alice dormait, blanche et calme comme un lis, ses boucles blondes éparses sur l’oreiller.

— Il faut un médecin ! s’écria Beaumont, et il courut en chercher un.

Quand le médecin arriva, la jeune fille dormait toujours ; il lui tâta le pouls, secoua la tête gravement en disant : « C’est étrange ! » ordonna une potion réconfortante, prit sa canne et promit de revenir le lendemain.

Le lendemain Alice, qui se sentait mieux, s’était levée ; le docteur assura que son médicament avait eu un merveilleux effet.

— Du reste, dit-il à Beaumont, il ne faut pas s’effrayer outre mesure ; c’est un peu d’anémie, une grande faiblesse ; il faudrait des distractions, du changement ; l’été la remettra tout à fait.