Lai du Palefroi Vair

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Tarsot.
Fabliaux et Contes du Moyen ÂgeHeath (p. 83-95).
Lai du Palefroi Vair[1]


Je vous dirai qu’en Champagne jadis fut un brave chevalier nommé messire Guillaume, riche en bonnes qualités, mais pauvre d’avoir. Obligé de subsister par sa valeur, il ne possédait pour tout bien qu’une petite terre valant au plus deux cents livres : et c’était grand dommage, car il avait tout, courage, honneur, probité. Paraissait-il dans un tournoi ? il ne s’amusait pas à faire aux dames de beaux saluts ou des signes de galanterie ; il s’élançait, tête baissée, à l’endroit où la foule était la plus forte, et ne se retirait que quand il avait terrassé ou vaincu ses adversaires. Aussi était-il partout connu et considéré. Je m’arrête avec plaisir sur son éloge, messieurs, parce que la justice qu’on rend aux braves gens est le moyen le plus sûr de leur donner des imitateurs.

Dans le voisinage de Guillaume, demeurait un très riche seigneur, veuf et père d’une fille belle comme le jour, nommée Nina. Son château était, ainsi que celui du chevalier, situé dans les bois (car la Champagne alors avait beaucoup plus de forêts encore qu’elle n’en a aujourd’hui) ; et ils n’étaient distants l’un de l’autre que d’une grosse lieue.

Mais celui du vieillard, bâti sur un monticule fort escarpé, se trouvait en outre défendu par un fossé profond et par une forte haie d’épines, de sorte qu’on ne pouvait y aborder que par le pont-levis. C’était là que s’était retiré le prud’homme ; il y vivait tranquillement avec sa fille, faisant valoir sa terre qui lui rapportait annuellement mille bonnes livres de rente.

Avec une pareille fortune, vous jugez bien que la demoiselle, belle et aimable comme elle l’était, ne devait pas manquer de soupirants. De ce nombre fut Guillaume ; jaloux d’avoir pour mie une personne d’un mérite aussi rare, il mit tous ses soins à lui plaire ; et bientôt à force de courtoisie et de beaux faits d’armes, il y parvint. Mais quand le père vit les visites du chevalier devenir trop fréquentes, il défendit à sa fille de lui parler et le reçut lui-même avec une froideur si marquée, que le favori n’osa plus revenir.

Par là se trouva interrompue toute communication entre les deux jeunes gens. L’âge ne permettait plus au père de monter à cheval, ni de sortir ; ainsi n’était-il avec lui aucun espoir d’absence. Le vieux renard, d’ailleurs, ayant eu dans sa jeunesse plusieurs aventures, avait appris par son expérience à devenir défiant et rusé. Guillaume n’eût demandé seulement qu’à voir sa mie ; et cette faible consolation lui était interdite.

Un jour enfin qu’il cherchait et rôdait autour des murs, il aperçut une poterne abandonnée, à travers laquelle il était possible de se parler. Il trouva moyen de le faire savoir à Nina qui ne manqua pas d’en profiter. Pour lui il pouvait venir en sûreté au lieu du rendez-vous par de petits sentiers détournés, à travers la forêt, que lui seul connaissait. Ce dédommagement léger fit d’abord le bonheur des deux amants : ils en jouirent pendant quelque temps avec transport ; mais quoi ! se parler sans se voir, s’aimer tendrement et ne pouvoir se le prouver ! pas un baiser ! toujours craindre d’être découverts et d’être séparés pour toujours ! Guillaume ne put tenir à une pareille situation. Il résolut d’en sortir d’une manière ou d’une autre, et vint au château dans le dessein de déclarer ses intentions au père et d’en obtenir une réponse décisive.

« Sire, lui dit-il, j’ai une grâce à vous demander, daignez m’écouter un instant ; j’aime votre fille, Sire, et j’ose vous supplier de m’accorder sa main. Vous connaissez ma naissance et mon nom, je crois avoir quelque droit à votre estime et n’être point indigne de Nina ; j’attends votre réponse ; mais cette réponse va me donner ou la vie ou la mort. — Je conçois sans peine qu’on peut aimer ma fille, répondit le vieillard ; elle est jeune, belle et sage ; sa naissance est distinguée ; je n’ai qu’elle d’héritière ; et si elle mérite toujours mon amitié, un bien considérable l’attend. Avec ces avantages, je crois qu’il n’y a point de prince en France qui ne s’honorât de l’épouser. Déjà plus d’un gentilhomme puissant est venu me solliciter à ce sujet ; mais rien ne me presse, j’attendrai un parti convenable, et je ne veux point surtout de ces chevaliers qui, comme leurs faucons, ne vivent que de proie. »

Guillaume, confus, n’eut pas la force de répondre, il alla se cacher dans la forêt, où il employa le reste du jour à se désoler, en attendant que les ténèbres lui permissent de se rendre à la poterne. Nina s’y rendit aussi de son côté ; et ce fut alors qu’éclatèrent des sanglots douloureux. « Recevez mon dernier adieu, s’écria le chevalier ! c’en est fait, il n’est plus de bonheur pour moi dans cette contrée, et il faut que je la fuie, puisque je ne puis devenir votre époux. Maudites soient à jamais les richesses qui me font perdre tout ce que j’aime. — Hélas ! je m’applaudissais de les posséder pour pouvoir vous les offrir, répondit la tendre Nina. Faut-il que le sort me réduise à les maudire aussi ! Mais, mon cher Guillaume, ne désespérons pas encore : il nous reste une ressource que depuis longtemps a prévue ma tendresse ; vous avez près d’ici, à Médot, un vieil oncle de l’âge de mon père et son ami d’enfance ; si vous lui êtes cher, comme je ne puis en douter, allez le trouver et lui confiez le secret de notre amour : sans doute il a aimé dans son jeune âge ; il aura pitié de nous. Dites-lui qu’il peut faire mon bonheur et le vôtre ; je ne lui demande pour cela qu’un service simulé ; c’est de vous céder, pendant quelques jours seulement, trois cents livres de rentes sur sa terre ; qu’il vienne alors me demander pour vous à mon père : il m’obtiendra de son amitié, j’en suis sûre ; et dès que nous serons unis, nous lui remettrons en mains l’acte de son bienfait ! Ah ! mon doux ami, ai-je besoin de ses présents pour t’aimer ! — J’allais mourir, s’écria Guillaume ; vous me rendez la vie. »

Il courut aussitôt chez l’oncle et le supplia de seconder son amour, sans lui avouer cependant qu’il était aimé de la demoiselle. « Votre choix ne mérite que des éloges, répondit celui-ci ; je connais beaucoup votre mie, elle est charmante, soyez tranquille, je me charge de l’obtenir de son père, et je vais de ce pas la lui demander. » En effet, il monta aussitôt à cheval. Guillaume, transporté de joie, partit de son côté pour Galardon où était annoncé un tournoi qui devait durer deux jours. Pendant toute la route il ne s’occupa que du bonheur qu’il allait enfin goûter. Hélas ! il ne soupçonnait guère qu’on songeait à le trahir.

L’oncle fut reçu par le père à son ordinaire ; on se mit à table, où tout en buvant l’un à l’autre, les deux vieillards racontèrent leurs antiques prouesses en amour et en chevalerie. Mais quand on eut desservi et que tout le monde se fut retiré : « Mon vieil ami, dit le seigneur de Médot, je suis garçon et m’ennuie de vivre seul ; vous allez bientôt marier votre fille et vous trouver de même. Acceptez une proposition que j’ai à vous faire : accordez-moi Nina ; je lui abandonne tout mon bien, je viens demeurer avec vous et ne vous quitte plus jusqu’à la mort. » Cette proposition enchanta le père ; après avoir embrassé son vieux gendre, il fit venir sa fille, à laquelle il annonça l’arrangement funeste qu’ils venaient de conclure ensemble.

Si la demoiselle fut consternée, je vous le laisse à penser. Elle ne rentra dans sa chambre que pour se désoler, pour maudire mille fois la trahison du perfide vieillard, pour appeler à son secours le malheureux Guillaume. Pendant ce temps, il travaillait à la mériter en se couvrant de gloire à Galardon, et il était bien loin d’imaginer que par une noirceur abominable son oncle la lui enlevait en le déshéritant. Le soir, elle courut à la poterne, car elle ignorait qu’il fût au tournoi ; mais après avoir attendu longtemps sans le voir paraître, elle se crut abandonnée.

Le jour fatal venait d’être fixé par les vieillards au surlendemain. Le futur avait demandé que le mariage et la noce se fissent en son château de Médot. En conséquence, il fut réglé que, pour arriver de bonne heure, on partirait au point du jour ; et, en attendant, le gendre et le beau-père envoyèrent dans tout le voisinage inviter leurs amis, c’est-à-dire ceux des gens de leur âge qui vivaient encore. Le lendemain arrivèrent, les uns après les autres, ces barbons au corps décrépit, au front ridé, à la tête chauve et tremblante. Jamais ne se vit assemblée de noce plus burlesque. Vous eussiez cru qu’ils venaient tous, avant de partir pour l’autre monde, se dire le dernier adieu.

La journée fut employée à préparer les ajustements et la parure de la triste mariée. Elle étouffait intérieurement de douleur, et se voyait obligée pourtant de dévorer ses larmes et d’affecter un visage tranquille. Le père venait de temps en temps examiner si l’ouvrage avançait. Dans une de ces visites, quelqu’un lui demanda s’il avait songé à faire venir suffisamment de chevaux pour conduire à Médot toutes les personnes qui devaient s’y rendre. « Les hommes ont les leurs sur lesquels ils sont venus, répondit-il. Ceux de mes écuries serviront ; mais, en tout cas, pour ne pas nous trouver embarrassés, il n’y a qu’à en envoyer chercher quelques-uns de plus chez mes voisins. »

Et sur-le-champ il dépêcha un domestique qu’il chargea de cette commission.

Celui-ci se rappela en route que Guillaume avait un cheval gris magnifique, et réputé le plus beau de toute la province. Le balourd crut que ce serait sans doute flatter sa jeune maîtresse que de lui procurer, pour une cérémonie aussi agréable, une pareille monture, et il alla chez le chevalier l’emprunter.

Guillaume, après avoir remporté le prix du tournoi, avait passé chez son oncle pour chercher la réponse qu’il attendait ; mais ne l’ayant pas trouvé et s’imaginant que le père apparemment faisait quelque difficulté, il était revenu chez lui, du reste si parfaitement tranquille sur cette affaire, si plein de confiance en la parole du négociateur, qu’en entrant il commanda qu’on fît venir un ménétrier pour lui chanter des chansons amoureuses. Il se flattait que son oncle se ferait un plaisir de venir lui annoncer lui-même la réussite de son message, et, dans cet espoir, il avait sans cesse les yeux tournés vers la porte.

Tout à coup, il voit quelqu’un paraître : c’était le domestique qui, le saluant de la part de son maître, lui demande au nom du vieillard, pour le lendemain son beau palefroi gris. « Oh ! de toute mon âme, répond Guillaume, et pour plus longtemps s’il le veut. Mais quel besoin a-t-il donc de mon palefroi ? — Sire, c’est pour mener à Médot, Nina, notre demoiselle. — Sa fille ! Eh ! que va-t-elle faire à Médot ? — Se marier. Quoi ! est-ce que vous ne savez pas que votre oncle l’a demandée à monseigneur, et qu’il l’épouse demain matin au point du jour ? »

À ces paroles Guillaume reste pétrifié d’étonnement. Il ne peut croire une trahison aussi noire et se la fait certifier une seconde fois. Malheureusement pour lui, les coupables sont tels qu’il ne peut s’en venger. Il se promène pendant quelque temps en silence, les yeux baissés et l’air furieux. Soudain, il s’arrête, appelle son écuyer, fait seller le cheval gris, et le livre au valet. « Elle le montera, se dit-il à lui-même, et en le montant elle songera encore à moi. Ne suis-je pas trop heureux de contribuer à ses plaisirs ? Mais non, c’est à tort que je l’accuse. On a forcé sa main, elle n’en est que plus à plaindre ; moi, j’ai son cœur, et tant que je vivrai, elle aura le mien. »

Le chevalier alors appelle tous ses gens. Il leur distribue le peu d’argent qu’il a, et leur permet de quitter son service dès l’instant même. Ceux-ci éperdus lui demandent en quoi ils ont eu le malheur de lui déplaire. « Je n’ai qu’à me louer de vous tous, répond-il, et je voudrais qu’il me fût permis de vous mieux récompenser ; mais la vie m’est à charge, partez et laissez-moi mourir. »

Les infortunés se jettent en larmes à ses genoux ; ils le conjurent de vivre et le supplient d’agréer qu’ils restent auprès de lui pour adoucir ses maux. Il les quitte sans leur répondre et va s’enfermer dans sa chambre.

On dormait pendant ce temps au château du père. Pour pouvoir partir de grand matin on s’y était couché de bonne heure, et le guetteur du donjon avait ordre d’éveiller tout le monde au son du tocsin, dès que le jour commencerait à paraître : Nina seule ne put reposer. L’instant de son malheur approchait et elle n’y voyait plus de remède. Vingt fois dans la journée la pauvrette avait cherché l’occasion de s’enfuir. Elle l’eût fait sans crainte si la chose eût été possible, mais elle avait trop d’yeux à tromper, et son unique consolation fut de passer la nuit dans les larmes.

Vers minuit la lune se leva. Le guetteur, qui le soir avait un peu bu et qui s’était endormi, se réveillant tout à coup et voyant une grande clarté, crut qu’il était déjà tard, et se hâta bien vite de sonner son tocsin. Aussitôt tout le monde de se lever, et les domestiques de seller les chevaux. Le palefroi gris, comme le plus beau, fut destiné pour la demoiselle. À cette vue, elle ne put contenir sa douleur et fondit en larmes. On n’y fit point attention, parce que ces larmes furent attribuées au regret de quitter la maison paternelle. Mais quand il fut question de monter le cheval, elle s’y refusa si opiniâtrement qu’il fallut l’y placer comme de force.

On partit : d’abord marchaient les domestiques, hommes et femmes, puis les gens de la noce, puis la mariée qui, peu empressée d’arriver, s’était mise à la queue de la troupe. On l’avait confiée à un vieux chevalier, homme sage et renommé, lequel devait lui servir de parrain pour la cérémonie, et celui-ci fermait la marche.

Il y avait pour arriver à Médot trois lieues à faire, toujours dans la forêt, et par un chemin de traverse si étroit, que deux chevaux pouvaient à peine y passer de front. Il fallut donc aller à la file. Pendant la première demi-lieue on causa, on s’égaya un peu ; mais nos barbons qui n’avaient pas dormi suffisamment succombèrent bientôt au sommeil. Vous eussiez ri de voir leurs têtes chenues vaciller à droite et à gauche ou tomber penchées sur les cous des chevaux.

La demoiselle suivait, trop occupée de sa douleur pour songer à eux. Pareille à ces condamnés qu’on mène au supplice, et qui, pour vivre quelques instants de plus, retardent la marche autant qu’ils peuvent, elle ralentissait le pas de son cheval. Mais on n’eut pas fait une lieue que, sans le vouloir, elle se trouva ainsi séparée de la troupe Son vieux conducteur ne s’en aperçut pas davantage, parce qu’il sommeillait comme les autres. Cependant ses yeux s’entr’ouvraient de temps en temps ; mais comme il voyait toujours devant lui le palefroi gris, ils se refermaient tout aussitôt : les chevaux, au reste, n’avaient pas besoin de guides ; dans un chemin pareil ils ne pouvaient s’égarer.

Il y avait un endroit pourtant où la route se partageait en deux ; l’une était la continuation de celle de Médot, et l’autre un petit sentier qui conduisait chez Guillaume. Tous les cavaliers de la troupe avaient suivi la première comme de raison ; et le cheval du vieux parrain ne manqua pas de suivre la trace des autres. Pour le palefroi gris, depuis le temps qu’il conduisait son maître au rendez-vous de la poterne, il était si fort accoutumé au sentier, qu’il le prit à son ordinaire.

Il fallait, pour arriver chez Guillaume, passer à gué une petite rivière. Au bruit que fait le cheval en mettant le pied dans l’eau, Nina sort de sa triste rêverie ; elle se retourne pour appeler le parrain à son secours, et ne voit personne ; seule et abandonnée dans une forêt à pareille heure, un premier mouvement d’effroi la fait tressaillir ; mais l’idée de pouvoir échapper au malheur qui la menace étouffe sa frayeur ; et elle pousse hardiment son cheval dans la rivière, prête à périr, s’il le faut, plutôt que de consommer cet hymen abhorré. Il n’y avait rien à craindre ; le cheval, selon sa coutume, traverse de lui-même le gué ; et bientôt il arrive chez son maître.

Le guetteur apercevant la demoiselle corna aussitôt pour avertir, et vint lui demander ensuite à elle-même, à travers la petite porte du pont-levis, ce qu’elle voulait. « Ouvrez vite, cria la jeune fille, c’est une femme poursuivie par des voleurs qui vous demande secours. » L’autre regarde par le guichet : il voit une jeune personne parfaitement belle et couverte d’un riche manteau d’écarlate. La parure, la beauté de la demoiselle, ce cheval gris qu’elle monte et qui lui semble être le palefroi de Guillaume, l’étonnent au point qu’il croit que c’est quelque fée favorable que la compassion amène auprès de son bon maître pour le consoler. Il court aussitôt l’avertir. Guillaume avait passé la nuit dans les larmes. Ses gens, véritablement affligés parce qu’ils l’aimaient, n’avaient pas voulu se coucher plus que lui. De temps en temps ils allaient sans bruit écouter à sa porte, dans l’espoir que peut-être sa douleur s’allégerait ; mais l’entendant toujours soupirer et gémir, ils revenaient pleurer ensemble. Cependant, des qu’il sut qu’une femme était à sa porte, par courtoisie il alla au-devant d’elle et fit baisser le pont-levis.

O joie inespérée ! O bonheur ! il voit sa mie. Elle s’élance dans ses bras, en criant : « Sauvez-moi » ; et en même temps elle le serrait avec les siens de toutes ses forces, et regardait derrière elle d’un air d’effroi, comme si réellement des ravisseurs l’eussent poursuivie.

« Rassurez-vous, s’écrie-t-il, rassurez-vous, je vous tiens et il n’y a personne sur la terre qui puisse désormais vous arracher à moi. » Alors il appelle ses gens, leur donne différents ordres, et fait lever le pont. Mais ce n’est pas assez ; pour être parfaitement heureux, il faut qu’il soit l’époux de Nina ; il la conduit donc à sa chapelle, et, mandant son chapelain, lui ordonne de les marier ensemble. Alors la joie rentra dans le château ; maîtres et domestiques, tous paraissaient également enivrés de plaisir ; et jamais à tant de chagrin ne succédèrent aussi promptement des transports de joie aussi vifs.

Il n’en était pas ainsi à Médot. Tout le monde y était arrive excepté la demoiselle et son gardien. Mais on avait beau se demander ce qu’ils étaient devenus, personne ne pouvait l’apprendre. Enfin ce gardien parut, toujours dormant sur son cheval ; et il fut fort étonné, quand on le réveilla, de ne plus voir la mariée devant lui.

Comme on soupçonna qu’elle avait pu s’égarer dans la forêt, plusieurs domestiques furent détachés pour aller la chercher. Mais on sut bientôt à quoi s’en tenir par l’arrivée d’un écuyer qu’envoyait Guillaume, et qui vint annoncer que la demoiselle était chez son maître et de la part du chevalier invita le père et tous les gentilshommes de la noce à se rendre chez lui. On y courut ; Guillaume alla au-devant d’eux, tenant par la main sa nouvelle épouse qu’il leur présenta sous cette qualité.

À ce mot d’abord s’éleva dans la troupe un grand murmure. Mais quand Guillaume eut prié qu’on l’écoutât, quand il eut conté toute l’histoire de ses amours jusqu’à l’aventure du palefroi, tout changea. Ces vieillards, blanchis dans des principes d’honneur et de loyauté, témoignèrent même leur indignation de ce qu’on les avait rendus complices d’une perfidie ; et ils se réunirent tous pour presser le père de ratifier l’union des deux jeunes gens.

Celui-ci ne put s’y refuser, et la noce se fit chez Guillaume. L’oncle mourut dans l’année ; le chevalier par cet événement hérita de Médot. Peu de temps après, son beau-père étant mort aussi, il se vit un des plus riches seigneurs de Champagne, et il vécut aussi heureux qu’il méritait de l’être.

  1. Histoire du Cheval gris