Laide/02

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Calmann Lévy (p. 41-56).
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II


La laide n’avait, à part le fils de Romain, que les amis de son père. Elle les visitait rarement et ils la recherchaient peu. Hélène chassée de la maison grecque s’enferma dans son grand hôtel, s’abandonna sans contrainte, sans mesure, sans résistance à son chagrin. Huit jours durant elle se livra tout entière à l’orage de sa douleur, ne tenta pas le moindre effort pour l’apaiser, laissant déraciner en elle tout ce qui s’opposait au ravage de la tourmente.

Il y a une volupté barbare à souffrir de souffrir, quand on accepte son désespoir et qu’on regarde en soi l’œuvre de dévastation s’accomplir. Les tempes battent un sourd battement qui bourdonne dans les oreilles, gronde, se répercute dans les échos du cerveau et couvre tous les murmures de la pensée, toutes les protestations de l’instinct. Les éléments intérieurs déchaînés font parfois un bruit de torrent dans la poitrine, et les larmes peuvent couler abondantes bien des heures sans s’épuiser. Les yeux, lorsqu’ils sont brûlés par les pleurs, ne perçoivent plus dans la douce lumière du jour que de longs rayons cuisants. La voix des autres inquiète, comme si elle allait apporter une consolation qu’on redoute, qui ne peut être qu’une banalité ou une offense. Si la douleur soufferte est légitime, elle détruit en son cours tumultueux, sous les flots du sentiment, les digues d’une raison impuissante. Alors, le cœur, l’esprit, les sens noyés tombent en une sorte d’évanouissement mortel et cela dure des heures, des jours, des semaines, sans que l’être insensible ait conscience du temps vécu.

Mais si la douleur est provoquée par l’injustice, elle est combattue, à peine éprouvée. La vaillance qu’échauffe un noble orgueil l’a bientôt vaincue. Un matin le réveil se fait. Après la tempête et ses violences, on sent le retour du calme. On se dit que se défendre exige plus de vertu que de se laisser écraser ; que se courber rapetisse, que se redresser grandit !

Hélène se redressa donc de toute sa hauteur, et, dédaignant le mal qui lui était fait, elle prit l’existence telle qu’elle la recevait, ferma son cœur à triple tour, et donna la liberté à son esprit, jusque-là tenu prisonnier.

L’hôtel que lui avaient légué les parents de sa mère était bourgeoisement meublé, quoique plein de richesses. Hélène, pour n’avoir pas un seul instant le loisir de se retourner vers le passé, remeubla cet hôtel et en changea toutes les dispositions intérieures au gré de ses désirs les plus capricieux. Maîtresse de sa fortune, elle résolut de s’entourer d’une magnificence qui l’obligeât à perdre ses habitudes paisibles et ses goûts simples d’autrefois.

Cette liberté, cette tenue de maison, cette autorité transformèrent Hélène en quelques jours. Elle devint exigeante, impérieuse, fantasque, et porta non sans quelque insolence une laideur dont elle avait souvent paru embarrassée. Elle fut ce qu’elle était pour Guy Romain seul, et ce qu’il lui conseillait sans cesse d’être pour, tous : un garçon.

Dans ses lettres à celui qui l’appelait mon camarade et qui l’aimait comme une sœur, elle se dépeignit sous les aspects nouveaux de son caractère avec tant de belle humeur qu’elle en reçut les félicitations les plus chaleureuses, et que Guy, tout fier de l’avoir convertie, en conçut pour elle une amitié un peu plus vive.

Elle le pria d’assister à l’inauguration de son hôtel, disant qu’il était impossible qu’elle pendît la crémaillère sans lui, sans son unique ami, sans son maître en l’art de l’indépendance. Romain le père semblait s’être attaché à Hélène en raison du carré des distances ; il insista pour que la majeure, comme il l’appelait, fit acte d’oppression et envoyât des ordres à Guy, elle qui ne lui avait jamais adressé que de timides vœux. Hélène, à qui ses gens et ses fournisseurs ne résistaient point, et qui prenait goût à la volonté, signifia par lettre, à son jeune ami qu’il eût à honorer de sa présence, sous peine de brouille éternelle, la fête qu’elle donnait le 15 juin.

Romain était plus inquiet que jamais de l’éloignement de son fils, dont la dernière lettre finissait par ces mots :

« Il serait heureux pour moi, cher père, sinon pour toi, que tu tombasses en quelque maladie grave. Je briserais, par un effort suprême, pour aller te soigner, les lacets qui m’enveloppent, et qui vont peut-être m’étrangler une bonne fois. Elle est belle, elle est irrésistible, elle est veuve, j’ai peur de l’épouser ! »

Hélène ne cessait de bourrer ses heures d’occupations sans nombre. Elle avait trouvé, au milieu des tracas de son installation, le vif désir de faire preuve à la fois de grande originalité et de très-bon goût.

Sa nourrice, ses domestiques ayant pris un instant le départ de la maison paternelle au tragique et craint que la douleur dont leur maîtresse était accablée ne troublât sa raison, applaudissaient à tous les bouleversements qu’elle ordonnait ; ils la croyaient heureuse en la voyant affairée.

La veille du grand jour de l’inauguration de son hôtel, elle fit avec Romain sa revue générale. Elle avait déployé une science de l’ameublement, de la décoration qui étonna le peintre lui-même, quoiqu’il la sût artiste. À son retour chez lui, Romain, par ses récits, exalta si bien la curiosité dé son vieux ami que Martial désira contempler les merveilles de l’habitation de sa fille avant le public, et qu’il envoya le peintre demander un rendez-vous sur l’heure. Malgré l’insistance de Romain, Hélène refusa la visite de son père, et dit qu’elle ne pourrait sans souffrir le revoir une première fois dans l’intimité.

— Ma fête est pour demain, répondit-elle. Mon père le sait, je le lui ai écrit. Je l’ai prié d’être membre du jury de mon exposition, il a bien voulu accepter, rien de mieux, mais rien de plus ! S’il croit venir chez sa fille en venant ici, détrompez-le, Romain. Celle qu’il a traitée en étrangère l’accueillera en étranger.

Le peintre se récria.

— N’ajoutez pas un mot, reprit Hélène, ou bien vous subiriez avec lui le sort que tous deux vous m’avez infligé. Je vous chasserais de chez moi ensemble.

Cette exposition dont Hélène parlait à son vieil ami, et dont elle lui devait l’idée première, était une sorte de concours entre les élèves du grand Romain. Cela ne pouvait manquer de donner à la fête un intérêt artistique sur lequel la fille de Martial comptait beaucoup.

— La toile de mon fils est-elle arrivée ? demanda le peintre qui changea de conversation avec obéissance.

— Non, pas encore. Tous les tableaux que j’avais commandés, je les ai reçus ; ils sont placés, achetés et payés. Ma galerie n’a plus qu’une place vide, réservée à Guy. Je vais envoyer au chemin de fer et je saurai au besoin par dépêche s’il m’a été expédié de Vérone une caisse par l’express de ce soir.

— Permets-tu que je revienne encore une fois vers dix heures, Hélène ? demanda timidement le père de Guy.

— Oui, mais seul !

— Je reviendrai seul.

Hélène, en reconduisant son ami, traversa une grande serre vitrée, un jardin où de belles statues préservées des injures de l’air montrent au milieu d’une verdure paradisiaque leurs formes divines. Il n’y a que des statues de femmes : déesses, nymphes et Grâces.

— Puisque tu admets tant de belles créatures de marbre à ta fête, dit Romain, pourquoi ne veux-tu recevoir que des hommes ?

— Lorsqu’une femme invite des femmes, répliqua-t-elle en riant, elle n’a pas le droit d’exclure les laides. Or, j’en ai l’horreur, à commencer par moi ! Je ne me tolère d’ailleurs qu’à une condition : celle de ne me point regarder ! Vous secouez la tête, seigneur peintre, vous trouvez ma raison insuffisante, vous me croyez hypocrite. Vous vous dites que les femmes belles me sont plus antipathiques que les laides. Non. Si j’étais belle j’aimerais les belles, tandis que je détesterais toujours les laides !

Romain se tut et pensa que plus Hélène devenait malveillante, cruelle, mauvaise même, plus elle lui paraissait naturelle. La laideur, pour avoir un caractère, doit traîner derrière elle un long cortège de disgrâces et de défauts, répétait sans cesse Martial. Le méchant père voyait donc juste, disait donc vrai ?

Après la serre, sa verdure, ses statues, sa lumière, on trouve un vestibule sombre où des chevaliers couverts de leurs armures tiennent dans leurs gantelets des lampadaires. Un escalier droit très-large, sans rampe, comme l’un des escaliers intérieurs du palais des Doges, à Venise, monte au milieu de deux grandes murailles peintes à fresque par Romain. On y voit des scènes de l’histoire de France qui se développent en fuyant dans de lointaines perspectives, et qui représentent des réceptions diplomatiques sous François Ier. Léonard de Vinci y paraît en belle place, et le noble visage de l’hôte d’Amboise est, dans ces grandes compositions, la signature de Romain.

La salle à manger s’ouvre sur le vestibule par une porte pleine, et sur la serre par quatre portés vitrées. Elle est tendue de soie verte. Des demi-corbeilles en simple porcelaine de Sèvres avec leur couleur laiteuse, leur forme élégante, sont suspendues au-dessus des buffets et remplies de branches feuillues mêlées à des roses blanches. Un boudoir qui donne sur la salle à manger est meublé à l’orientale avec des divans et des tapis rares. Tout autour sont accrochés et mêlés dans un beau désordre des œufs d’autruche, des instruments de musique arabes, des paniers turcs, des vases de cuivre niellé. Ce boudoir avance en rotonde sur la cour. Son plafond est une coupole qui se soulève pour laisser passer la fumée du tabac.

Le grand salon est rouge, de la teinte la mieux choisie pour mettre en lumière les peintures de Romain, les marbres de Martial, qu’Hélène a cherchés, retrouvés à grand’peine, et dont elle a rempli son salon de réception, n’y ajoutant que deux vitrines où les bronzes et les chimères de son grand-père ont pris place, et des tables sur lesquelles s’étalent dans de riches albums les dessins, les esquisses des tableaux et des statues les plus célèbres du sculpteur et du peintre.

Puis vient à l’extrémité de l’hôtel une admirable pièce entièrement dorée comme les baguettes d’un cadre. Du satin blanc, drapé avec art, crève sur le fond plat et brillant des panneaux. Les meubles du plus pur style Louis XIV, sont garnis d’une crépine d’or.

On va de ce dernier salon dans la galerie des tableaux exposés ; cette galerie fait pendant à la serre, et tient la seconde aile de l’habitation.

La fête d’Hélène commencera donc par une exposition, par un concours entre des jeunes artistes, qui ont accepté de peindre un même sujet proposé par Romain. C’est, pour les paysagistes : « Un coin de nature ! » pour les peintres d’histoire : « Une femme belle ! »

Guy, élève de son père, après plusieurs lettres échangées avec Hélène, s’est décidé à concourir, mais à la condition qu’il lui fût permis d’exposer le visage de sa bien-aimée.

« Imagines-tu, répondit Hélène courrier par courrier, que tes camarades prendront pour modèle de leur belle la bien-aimée des autres ? »

Le tableau de Guy, un instant égaré, fut remis à Hélène fort tard dans la soirée, la veille de l’exposition. Il précéda ainsi de quelques heures seulement l’arrivée de Guy lui-même, que son père attendait par le dernier train d’Italie.

Hélène et Romain firent déballer et accrocher sous leurs yeux dans la galerie le portrait de la Belle du plus galant des peintres. C’était un chef-d’œuvre ; ils n’hésitèrent point à lui décerner par avance le prix du concours. Mais au lieu de se réjouir du talent de son fils, Romain considéra d’un air sombre et jaloux cette peinture qu’il eût signée lui-même.

Hélène curieuse interrogea Romain sur ce qu’il ressentait, et demanda si la gloire du premier des sculpteurs grecs tentait son vieil ami, et si on allait le voir assassiner Guy, comme on voyait Dédale assassiner son neveu Talus dans l’atelier de Martial.

Il dédaigna les soupçons injurieux d’Hélène, et continua de regarder le visage de la femme aimée par son fils, dont la physionomie étrange, l’air impérieux lui parurent menaçants. Sa pose de Vestale au Cirque, le doigt levé, dans l’attitude du commandement, donnait un grand caractère de noblesse et de hauteur à sa taille élégante. Vêtue de toile rose, la tête entourée de gaze blanche, elle se dressait dans une loge de pierre, au milieu d’une arène en ruines, sous un soleil éclatant. Ses cheveux bruns étaient lissés en bandeaux réguliers. Ses yeux noirs, brillants et durs, son teint animé, ses lèvres rouges et un peu repliées l’une sur l’autre, exprimaient l’orgueil plus que la tendresse.

Il fallait une explication à cette toilette moderne, à ce cirque, à cette attitude antique, et Guy avait fait graver sur le cadre ces mots : « Histoire à conter. »

Romain, qui ne pouvait secouer sa tristesse, prit congé d’Hélène, sous le prétexte d’aller à la rencontre de son fils, quoiqu’il ne dût arriver que fort tard dans la nuit. Elle le pria de vouloir bien venir le lendemain de bonne heure avec Guy pour la soutenir au milieu des émotions inséparables d’un premier début.

Romain promit et la quitta.

Après le départ de son vieil ami, Hélène demeura dans la galerie. Examinant tour à tour chaque portrait, elle s’efforça de recréer l’inspiration des jeunes artistes, qui avaient essayé de peindre, de fixer l’un après l’autre leur idéal de la femme belle. Il y avait là bien des mystères, bien des confidences, bien des vantardises, bien des contradictions. Celui-là, pauvre, étalait sur sa maîtresse un somptueux costume de reine ; celui-ci, amoureux d’une courtisane, l’habillait de vêtements simples. Cet audacieux dotait d’un grand air une femme qu’on savait commune ; tandis que son voisin dissimulait sous une physionomie cruelle les traits d’une amante trop facile. L’amour palpitait dans toutes ces chairs, et ces belles personnes, frémissantes à fleur de toile, vivaient sous les yeux de cette laide. De puis dix ans Hélène voyait chez Romain et chez son père tous les jeunes peintres qu’elle avait admis à son exposition et qui, la traitant plutôt en femme qu’en jeune fille, racontaient devant elle les médisances du monde artistique et leurs propres histoires. Elle devinait donc clairement, sous ces visages et sous ces signatures, ou des espérances encore repoussées, ou des audaces, ou des fatuités, ou des jalousies, ou des joies complètes.

Que disait la Belle de Guy ? C’était sûrement quelque grande dame. Lesltaliennes bourgeoises n’ont pas ce port de tête, ce geste, ces façons. Tout dans la pose d’une aussi merveilleuse créature marquait le dédain, la hauteur, la superbe. Guy, sans doute un peu blasé, trouvait du plaisir à réduire tant de fierté. Mais, lui-même, ne l’écrivait-il pas à son père ? courait risque de se perdre avec l’une de ces femmes altières qui ne se donnent qu’après qu’on s’est livré.

Les Françaises de toutes couleurs pâlirent devant l’Italienne rose. Hélène pensa que la Belle de Guy était la plus belle. Elle se rendit compte de l’impression de Romain. Faites comme celle qu’elle avait sous les yeux, les maîtresses ne sont pas seulement les rivales triomphantes des autres femmes, elles le sont encore de l’amour filial.

« Ce n’est pas de l’image que mon vieil ami est jaloux, se dit Hélène, c’est de la réalité. »