Aller au contenu

Laide/03

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 57-117).
◄  II
IV  ►


III


Le lendemain 15 juin, il faisait un temps admirable, et, dans la maison, dès le matin, on invita le beau jour à entrer par toutes les fenêtres. Le soleil de Paris aime les fêtes, et il y ajoute au moins autant de gaîté que les lumières.

Hélène commanda de bonne heure ses derniers préparatifs, lut les journaux, qui tous parlaient de cette joûte de peinture et ne tarissaient pas en éloges sur ce que déjà l’on contait du goût, de l’esprit, de l’originalité de la fille du grand Martial.

Vers une heure elle monta dans sa chambre pour s’habiller. Son tailleur, homme d’importance, était venu visiter l’hôtel, s’était fait renseigner sur l’ordonnance de la réception, et avait obtenu d’Hélène qu’elle lui laissât le choix de la couleur et de la forme de sa robe. Il prétendait conquérir, disait-il, sa part de succès devant tout Paris artiste.

— Allons, allons, le temps nous presse, dit la nourrice, un jupon de mousseline blanche couvert de dentelles entr’ouvert en cerceau dans, ses deux mains, il n’y a plus que vous, mon Hélène, à faire belle dans la maison.

— Nourrice, je te défends de prononcer un tel mot quand il s’agit de moi, répliqua Hélène avec sévérité.

— Pardon. Je n’ai pu encore perdre cette habitude. Vous êtes toujours pour votre vielle Joséphine la belle des belles, que j’ai nourrie si orgueilleusement, que j’ai promenée sept années dans notre Luxembourg comme on promène une châsse ! Maudite fièvre, sans elle vous seriez encore la plus grasse, la plus fraîche, la plus…

Hélène l’interrompit.

— Tu crois me consoler, nourrice, avec tes regrets, dit-elle. Es-tu bien certaine qu’un aveugle qui a vu clair jusqu’à sept ans soit plus heureux qu’un aveugle de naissance ?

— Oui, s’il a conservé l’espoir qu’il reverra un jour la lumière.

— Tu sais depuis longtemps que moi…

— Je sais, je sais que vous avez toujours les mêmes traits, et la preuve c’est que, même à présent, vous ressemblez à votre mère.

— Oui, en caricature !

— Ce teint de cire, vos cheveux décolorés, vos lèvres toutes blanches qui font paraître vos dents jaunies, cette maigreur effrayante, tout cela peut changer encore. Votre vieux médecin me le disait autrefois.

— Il y a quinze ans, nourrice.

— C’est vrai, mais si vous habitiez la campagne, Hélène ? Le soleil, l’air vous rendraient un peu de teint ; vous n’êtes pas contrefaite, loin de là, et si vous engraissiez, vous seriez moins… vous seriez plus…

— Tu es folle, tu me fais mal ! repartit brusquement Hélène. Pourquoi cet acharnement à me tourmenter, nourrice, à me rappeler sans cesse ce que je m’efforce d’oublier ? Aime-moi donc une bonne fois sans réserve, laide comme je suis.

— Ah ! nous vous adorons, reprit Joséphine, moi, les miens, c’est connu, mais les autres ? Ces gens que vous allez recevoir, pour lesquels vous prenez tant de peine et qui vous ont tant fait souffrir chez votre père, est-ce qu’aujourd’hui, chez vous, ils seront plus aimables ?

— Je m’arrange pour leur enlever tout prétexte de compassion, car c’est le sentiment qui m’a le plus blessée dans le cœur des autres. D’ailleurs j’ai besoin de me distraire. Ton devoir est d’aider à mon courage, nourrice. Souffle dessus pour le ranimer, non pour l’éteindre.

— Je ne demande pas mieux, mon Hélène, répondit Joséphine. Seulement je crains les feux de paille. Les flammes aussitôt lancées deviennent cendres. C’est brillant comme vous voilà, mais…

— Point de mais ! Applaudis à ma nouvelle existence, et souhaite que ses nouveautés, sinon ses plaisirs, soient durables.

— Hélas, j’ai tant peur que comme il y a deux mois les larmes noient encore toutes ces belles flambées-là.

— Cessons, nourrice, continua Hélène avec impatience. Rentre ta méchante bonté dans ton cœur. N’affaiblis pas mes résolutions puisque, si elles s’évanouissaient, tu serais la première à t’en plaindre.

On annonça l’envoyée du tailleur, une belle jeune femme mise avec goût et des mieux élevées.

— Que m’apportez-vous, madame Claire ? dit Hélène avec distraction. Une robe simple ?

— Oh, mademoiselle, vous n’y pensez pas, une robe simple, à vous ? Le maître a cherché l’extraordinaire. L’original peut seul vous aller ; vous êtes trop artiste pour ne pas le comprendre.

— Et trop laide pour porter du simple. Vous avez raison, ajouta Hélène avec un sourire.

— Mademoiselle, répliqua l’habilleuse qui savait dédaigner un compliment banal pour en faire un plus intelligent, la laideur spirituelle est supérieure à la beauté bête. Et, comme dit le maître, c’est tout autre chose quand au lieu de la dissimuler on en prend son parti. La crânerie hautaine, l’excentricité de bon ton, la richesse de mise, beaucoup de luxe, un certain air éclairé que répandent sur le visage les feux de l’esprit, donnent une distinction aristocratique qu’il n’est pas facile d’avoir, et que vous avez, mademoiselle, au suprême degré.

— Voyons ma robe.

L’habilleuse jeta sur le lit sombre une robe blanche très-étroite recouverte d’admirables guipures gothiques posées à plat.

Hélène interrogea du regard madame Claire.

— Je serai là-dedans plus maigre encore, dit-elle.

— Mademoiselle connaît les principes de la maison, répondit l’habilleuse. Après des expériences concluantes notre maître est résolu à ne jamais abandonner ses théories d’art, à s’inspirer de la nature, quelque indication qu’elle fournisse, à ne jamais chercher les contraires ; enfin, pour résumer les idées de la maison en une seule formule, nous accentuons le type !

— La leçon vaut bien une robe qui m’ira mal sans doute, repartit Hélène en riant de ce discours.

— Mademoiselle, j’ai une couronne d’argent et des bijoux plus éteints que la nuance de vos cheveux. Les guipures et la soie sont d’un blanc composé pour vous faire paraître moins pâle.

La nourrice aidant, on passa, on noua, on mit cette robe pleine d’ingénieuses complications.

— Eh bien ? demandèrent Joséphine et l’habilleuse.

— Impossible que je sois mieux, répondit Hélène.

— La composition du maître peut être exposée devant les plus grands artistes de Paris, un pareil jour, pour une telle fête, au milieu des richesses de cet hôtel, dit madame Claire, parlant du tailleur ainsi qu’un élève enthousiaste eût parlé d’un peintre célèbre.

Romain et son fils arrivèrent de très-bonne heure pour assister Hélène et pour recevoir avec elle ses premiers invités. Personne n’étant venu encore, Guy pria son amie de lui montrer les apprêts de la fête.

Le jeune homme aimait passionnément le luxe comme tous les artistes qui ont beaucoup vécu sur les grands chemins et ont rencontré plus de cabarets que de palais. Il admira tout d’abord la toilette d’Hélène avec la connaissance que l’amour des femmes donne sur ce chapitre aux coureurs d’aventures.

— C’est si difficile de se faire habiller, dit-il ; en Italie c’est impossible. L’une de mes privations est de ne jamais voir à l’étranger celles que j’aime vêtues avec ce goût, avec cet art, avec cette richesse aisée.

— Une Italienne du Nord, fût-ce une grande dame, ne porterait pas cette robe avec l’élégance d’Hélène, répliqua Romain.

— Le fait est qu’Hélène la porte bien, s’écria le jeune homme, et que je suis ravi des nouvelles façons de mon vieux camarade.

Guy, dans le salon de réception, eut un vrai bonheur à retrouver des tableaux de Romain, des statues de Martial qui lui rappelèrent les plus riantes images de son enfance.

— Hélène, reprit-il gaiement, ta maison me plaît mieux que celle de nos deux illustres pères. Tu as bien fait de quitter leur style pour vivre à la contemporaine. Si tu le permets, j’habiterai chez toi quand je viendrai à Paris. Les anciens avec les anciens, les garçons avec leurs pareils.

Hélène détourna la tête pour cacher une imperceptible rougeur. Rien de plus cruel ne lui avait encore été dit. Était-elle donc à ce point si peu femme que l’homme le plus compromettant du monde ne soupçonnait pas qu’une médisance pût l’atteindre ?

Romain sentit la dureté du trait, et vit le mouvement d’Hélëne pour cacher une blessure.

— Guy, aie pitié d’elle. Après tout, c’est une femme, murmura le père à l’oreille de son fils.

— Non, mille fois non ! s’écria celui-ci, qui s’était habitué de longue date à croire qu’Hélène avait en elle-même l’horreur de son sexe. N’est-ce pas, camarade, que c’est t’offenser que de te traiter en jeune fille ?

— Pour cela, oui.

Et, comme Romain haussait les épaules :

— Voyons, ajouta Guy, est-ce qu’il y a quelque chose de changé en toi ou en nous, Hélène, parce que te voilà maître de maison ?

— Je suis plus garçon que jamais, répliqua-t-elle s’étant remise et riant d’assez bon cœur.

— Et c’est ainsi que fraternellement et fidèlement je t’aime, ami, mi mi ! continua le jeune homme, car sans cela…

— Sans cela ? demanda-t-elle.

— Sans cela, je ne pourrais pas te souffrir !

— À la bonne heure ! Toi non plus tu n’as pas changé. Tu es toujours féroce pour les femmes laides.

— Les autres me le rendent bien !

— Vraiment, pas possible ?

— Ne fis pas, Hélène, je suis malheureux.

— D’être trop heureux, pauvre Guy ?

— Non, non, de ne l’être pas assez.

— Tu me vois confondue, mon frère.

— Hélas !

— Ah bah ?

— Mais oui.

— Alors c’est l’histoire à conter ?

— C’est l’histoire !

Des invités apparaissant, Romain entraîna Guy à leur rencontre.

— Libertin et mélancolique à la fois, dit-il d’une voix brève, c’est grave parce que c’est ridicule. Tu te gâtes à l’étranger, mon fils, et, qui pis est, tu te démodes.

Les arrivants s’extasiaient dès la serre. Martial, qui vint parmi les premiers, ne fut pas des plus tièdes. Il embrassa bruyamment sa


LiOOQlC fille. Elle lui plut dans ce luxe avec cet air assuré.

Hélène, surprise elle-même de n’éprouver aucun embarras à recevoir, se dit qu’il était aussi facile de transformer son caractère que de remeubler sa maison.

Jamais peut-être elle n’avait été plus laide qu’au milieu de ces fleurs, de ces statues, de cet apparat. Osseuse et blême, elle rappelait ce mot d’un gamin de Paris à la princesse B… « Ah ! l’avare, qui n’a pas été assez généreuse pour se faire enterrer ! » Ses yeux trop grands avec des cils blonds qui paraissaient blancs sur des paupières aux teintes noirâtres, sa bouche trop petite au milieu d’un ovale terne et démesurément allongé, son nez diaphane, tout son visage couleur de cire vieillie, était désagréable à voir sans qu’on pût lui trouver un trait contourné ou disgracieux. La maladie seule avait enlaidi une figure que la nature avait faite primitivement belle.

Cependant cette riche habitation, l’air hospitalier qu’on y respirait en entrant, la toilette singulière et splendide de la fille du grand Martial charmèrent les invités, hommes de goût. La bonne grâce moqueuse d’Hélène, sa façon un peu rude de couper court aux compliments, sa promptitude à chercher, à seconder, à mettre en lumière l’intelligence de ses hôtes, ses idées élevées sur l’art, tout cela fut compris, apprécié, proclamé en un moment par cette foule d’élite et eut son succès immédiat. On reconnut, on accepta dans Hélène une maîtresse de maison. On se sentit chez soi chez elle. Chacun s’aida soi-même et aida son voisin à s’amuser. Libres, formant des groupes, les amis cherchèrent leurs amis. On se trouva, on s’entendit, on se plut là.

« Messieurs, dit un écrivain célèbre, la chose est d’importance, et je vous vois bien peu enthousiastes pour un cas aussi rare.

— Quoi donc ? Qu’y a-t-il ? demandèrent ceux qui l’écoutaient.

— Nous faisons, tous et chacun, aujourd’hui, plus qu’une grande œuvre, car le génie est souvent impuissant à réaliser ce que nous réalisons. Messieurs, nous créons un milieu. Les éléments de nos esprits ont une rencontre particulière, agréable, en ce logis. Ne le sentez-vous pas à la gaité que vous ressentez tous, gens de plume, gens de pinceau, gens d’art ? Amis, nous fondons un salon !

— Oui, oui, répétèrent les invités en chœur. »

Fonder un salon ! La laide n’y avait pas songé, mais cette idée ambitieuse la séduisit à l’instant. Elle s’efforçait de bien accueillir ses hôtes, se disant qu’ils lui reviendraient ainsi plus volontiers lorsqu’elle les réinviterait. Mais voilà qu’au début d’une première réunion tous la félicitaient d’un triomphe définitif. Hélène, à qui la joie de la vanité était inconnue, accepta celle-ci de tout son cœur. Ce fut un stimulant pour sa vivacité d’esprit, et elle se laissa aller aux douceurs de prendre avec ses amis le plaisir qu’elle leur donnait. La recluse d’autrefois fut tout à coup charmée par ce qu’il y a de meilleur à échanger dans les relations superficielles du monde, par la cordialité. Hélène eut cent mots brillants qu’on retint, qu’on redit, et auxquels chacun des interlocuteurs put ajouter ce qu’il avait répondu, tant cette maîtresse de maison excellait déjà, quoique novice, à provoquer les reparties spirituelles.

Elle déploya toutes ses ressources auprès des peintres à qui elle avait à faire prendre patience, le jury ne sortant pas de la galerie et tardant à conclure. La fille de Martial lança ses jeunes amis dans des disputes si fantasques à propos de peinture, les excita par des contradictions si querelleuses qu’ils s’échauffèrent, bataillant au point d’en oublier le fameux concours. Ils formulèrent sur leur art des jugements passionnés, impersonnels, dont plus d’un se réclama plus tard en apprenant sa-défaite.

Hélène, afin que personne ne reçût un coup trop rude, parla un peu de son admiration pour le tableau de Guy.

Tous les camarades du jeune homme l’adoraient, et ils s’attachèrent, aux premières paroles d’Hélène, à l’idée que si le fils de Romain obtenait le prix du concours ce ne serait un froissement d’amour-propre pour aucun d’eux. On le savait plein de talent mais paresseux ; il était beau, mais voyageait ; or, comme il ne gênait personne, nul ne songeait à en être jaloux.

— C’est Guy qui aura le prix, dit un jeune peintre, et c’est à quoi il faut attribuer la lenteur de nos juges pour apporter leur verdict. Je parie que notre maître s’oppose à ce qu’on proclame son fils. Allons, Guy, tu vas être reconnu grand peintre, et tu nous reviendras à Paris.

— Moi, non, non, répliqua-t-il. Je n’abandonnerais pas pour un succès ma divine insouciance et ma liberté d’aventures. Je fuis vos femmes, ô mes amis, je fuis votre gloire. Le talent de Romain suffit, ainsi que sa vertu, à l’honneur de la famille. Je suis né de mon père pour avoir le droit d’être infidèle à la peinture française, et constant à mes amours étrangères.

— C’est dommage pour la peinture, dit Hélène en riant.

— Dommage pour les plus jolies d’entre les Parisiennes, ajoutèrent les camarades.

Guy se campa d’un air superbe si comique, que les oh ! oh ! précédèrent ce qu’il allait dire. C’était un très-beau garçon, grand, bien fait, avec des cheveux châtain-clair d’une finesse si souple que le moindre mouvement de sa tête y appelait pour ainsi dire une lumière dorée et miroitante. Ses yeux bleus, hardis, bordés de cils longs et soyeux, se voilaient lorsqu’il souriait, et il clignait les paupières alors avec une grâce irrésistible. Sa bouche ferme, son front large, son nez aux ailes épaisses donnaient à l’ensemble de sa physionomie un caractère mâle que ses regards malicieux et rieurs adoucissaient parfois jusqu’à la rendre féminine.

— Tel que vous me voyez, commença-t-il, je suis…

Tous à la fois l’interrompirent.

— Tu es un fat ! cria l’un de ses amis.

— Tu es un homme prédestiné, repartit un autre.

— Mieux que cela, c’est un vainqueur ! ajouta Hélène, qui apportait à Guy le prix du concours, une amphore d’argent offerte par Romain.

— Je ne suis point un fat, je ne suis pas un prédestiné, je refuse d’être un vainqueur ! s’écria le jeune homme en se précipitant vers la galerie. Ses camarades le suivirent et coururent derrière lui pour voir la Belle qui avait conquis l’amphore : Guy, précédant tout, le monde, se plaça devant sa peinture.

— Je n’accepte pas le prix, dit-il.

— Et pourquoi ? demandèrent les juges.

— Parce que, messieurs du jury, j’ai eu trop d’avantages sur mes concurrents. J’étais à Vérone, moi, en pleine lumière italienne, j’avais un modèle incomparable, tandis que mes camarades peignaient ici dans la brume les beautés pâlies de vos Parisiennes ! Je consens à être le second, mais je ne peux pas être le premier, c’est injuste !

Personne ne répondit, on regardait. Tous subissaient, sans qu’un seul y échappât même parmi les plus déçus, l’impression que les vrais artistes éprouvent en face d’une œuvre achevée. Tous murmuraient :

« C’est admirable, lui seul a mérité le prix ! » Romain, le père, répétait avec son fils : c’est injuste !

Guy, sous l’avalanche des félicitations, protestait gaiement et s’appliquait à détruire l’effet de son tableau de la façon la plus réjouissante du monde.

— Je vous assure, disait-il, que je ne suis qu’un barbouilleur. N’ayez pas la prétention de me sacrer artiste. Cela est dû au hasard. Il n’y a que de la faveur du sort dans ce que vous appelez un chef-d’œuvre. Cette image est une copie de la nature sans que l’inspiration, le choix, la recherche, le talent y aient aucune part.

On lui sut gré d’une modestie dont nul ne se crut le droit de douter. Mais tous réclamèrent l’explication du rébus écrit au bas du portrait, on demanda le récit immédiat de : « L’histoire à conter. » Il promit de la dire à table, et obtint qu’on le laissât voir à son tour les Belles de ses amis. Les exposants, les membres du jury dînaient chez Hélène. C’était un gala de quarante personnes, mais la salle à manger était grande, et, par ses portes, qui glissaient l’une sur l’autre, on pouvait au besoin ajouter la serre.

Chaque portrait avait sa valeur, et fut apprécié, discuté, défendu par les jeunes peintres, comme il l’avait été par les juges. On se croyait entre hommes, malgré Hélène, et plus d’un idéal fut ramené à ses proportions humaines.

On criait indiscrètement : « Voilà les épaules de la femme de Pierre ! Voilà le buste de la maîtresse de Paul ! » Les plaisanteries, lancées par-dessus les têtes, étaient reçues comme des volants qui rebondissent pour être renvoyés.

Quand les peintres sont de joyeuse humeur, leur gaîté a une verve communicative qui en traîne les plus rebelles. Ils redeviennent volontiers des rapins. Eux qui sont si personnels, si infatués, reprennent leur caractère d’élèves, retrouvent cet esprit d’atelier si plein de bonhomie, d’imprévu, et sont ravis eux-mêmes de secouer le poids de leur vanité. La plupart ont étudié chez les mêmes maîtres. Ils se souviennent de leur camaraderie les jours de fête, quitte à se haïr les jours de rivalité.

Martial, s’approchant de sa fille, passa son bras sous le sien et lui dit :

— Tu es une fée, Hélène.

— La fée Carabosse, mon père.

— Qu’importe !

Romain, apercevant son vieil ami auprès d’Hélène, se glissa entre eux, les sépara.

— On se dit des douceurs sans moi ? demanda-t-il. J’ai été à la brouille, je veux être au raccommodement.

— Je te donne ma bénédiction, répondit Martial, tu as aidé Hélène de tes conseils, tu l’as encouragée dans ses audaces ; reçois devant elle le témoignage de ma gratitude, et, sache-le, j’ai ce soir des fiertés paternelles.

Un pli dédaigneux souleva la lèvre d’Hélène.

— Vous êtes bien un artiste, mon père, dit-elle. Vous avez plus d’amour-propre que d’amour des autres.

Après avoir couronné Guy de lauriers, les juges proclamèrent le nom du premier prix pour le paysage.

Un « coin de nature » fut préféré à tous les autres d’un consentement unanime. Martial offrit une belle coupe d’or qui égalait en richesse la valeur artistique de l’amphore d’argent donnée par Romain au prix de grande peinture.

Le coin de nature choisi représente au coucher du soleil un bord de mer du littoral de Provence. On y voit à l’horizon le ciel et l’eau embrassés, confondus, puis des navires ayant l’air de faire de grandes enjambées pour aller plus vite. Un phare, avec des constructions qui s’allongent et traînent derrière lui, prend un air de grande dame qui porte une robe à queue et une étoile au front, comme la belle Féronnière. Quelques roches sombres, presque noires, ressemblent à une énorme fourmi ailée et paraissent voler en rasant les flots. Le bras de mer d’un golfe s’arrondit gracieusement, presse la terre, et fait rêver à une entreprise amoureuse. Les oliviers se mirent dans une eau si limpide que leurs silhouettes réfléchies se confondent avec les pâles ramures de l’arbre lui-même. Une barque rentre au port ; ses voiles sans brise retombent molles comme les plis d’un drapeau qu’on ramène à la caserne. À l’horizon, la mer est lie de vin ; elle est argentée sur ses rives et d’un bleu rosé au centre. Des eucalyptus, les hampes empanachées de fleurs blanches et de feuilles grises, se ramassent pour former d’énormes bouquets. Une île qui s’enfle sur le dos de la mer présente comme une offrande sa corbeille de verdure aux dieux du ciel.

Guy reconnaît l’une des îles de Lérins, Sainte-Marguerite, et la nomme. Il ajoute que cette île lui paraît assez belle pour servir de prison à de grandes figures, et que jusqu’à présent on ne lui a donné que des masques !

Ses camarades crient : Il y a un mot ! c’est le meilleur de la journée ! Je le savoure ! Et tous répètent les lieux communs à la mode sur le boulevard ou dans les ateliers.

« Les triomphateurs au Capitole ! » ordonne Hélène, qui se précipite au piano dans le salon le plus proche de la galerie, et joue une marche qu’elle improvise.

On prend des tabourets, on les soulève, on place dessus les vainqueurs, on les porte, et l’on fait, avec eux, en mesure, le tour des salons.

La marche d’Hélène, applaudie à tout rompre, est bissée. Elle en improvise une autre, dont il est facile de saisir la mélodie, qu’elle chante d’ailleurs, et que ses jeunes amis répètent.

Le paysagiste demande grâce.

Guy, avec son aplomb, son aisance, se prête à toutes les folies de ses camarades. Il prononce un discours drolatique, puis, tout à coup, il parle en vers. On lui répond en Alexandrins, et c’est alors un assaut de réminiscences classiques, dont on torture le sens, pour le plus grand plaisir de ces fous jeunes et vieux. Un plaisant essaie une complainte sur l’air d’une scie pour obliger Guy à raconter l’histoire de sa Belle. Le refrain de la complainte est ceci :

Diras-tu tes amours de bonne heure, ou, Guy, tard ?

Le couronné ajoute chaque fois, répondant au chœur :

Bien plus tard !

Hélène accompagne.

À la fin les jeunes peintres chantent sur l’air des lampions : Tout de suite ! tout de suite !

On pose Guy et son tabouret sur une table.

Il tire sa montre.

— Je ne prononcerai pas un mot, dit-il, que vous n’ayez fait cinq minutes de silence.

Mais les plus curieux parmi les camarades du triomphateur essaient en vain de se taire. Des plaisants feignent des disputes, ils interpellent ceux qui n’ouvrent pas la bouche. Au moment où le calme paraît se rétablir, un bâillement, un accès de toux, un geste comique surviennent, et les voilà tous éclatant de rire.

— Écoutez donc ! dit la maîtresse de la maison avec impatience.

— Non, non, chère Hélène, répète Guy devenu grave, n’insiste pas. Si quelqu’un s’amusait de mon histoire, et il est impossible que, lancés comme nous le sommes, on la prenne au sérieux, j’écraserais l’interrupteur sous les pieds de mon tabouret !

— Messieurs, je crains les drames ! s’écrie le paysagiste avec son accent provençal et une couardise jouée qui provoque de nouveau les rires.

L’heure du dîner venue, un domestique l’annonça. Les simples invités à la fête, qui étaient restés jusque-là, se séparèrent des convives.

Guy sauta de son tabouret à terre, jeta sa couronne, et offrit son bras à la maîtresse de la maison, qui donna sa main gauche au paysagiste.

On entonna de nouveau la marche d’Hélène.

Deux par deux, les exposants, précédés de Martial et de Romain, qui suivaient eux-mêmes les membres du jury, se dirigèrent vers la salle à manger.

Les tables étaient dressées en fer à cheval, le milieu s’élevant un peu en estrade, de sorte qu’Hélène et les vainqueurs, Martial et Romain placés en face de leurs enfants, voyaient tous leurs convives qui se voyaient entre eux.

— Nous ressemblons à la Cène de Tintoret, Chiesa santa Maria delia Salute, à Venezia, commença Guy, que son italien tourmentait.

— On ne parle pas latin chez moi, dit Hélène en riant.

— À la porte l’étranger s’éria Martial.

Les conversations, durant le passage des premiers plats, furent une suite de propos interrompus, de coq-à-l’âne, d’exclamations baroques. Jusqu’au dessert le refrain de la complainte revint, partant d’un côté ou de l’autre des trois tables.

Diras-tu tes amours de bonne heure ou, Guy, tard ?

Tout à coup le jeune homme répliqua :

Je les dirai maintenant.

— Qu’un profond silence règne pendant ce récit, ajouta le paysagiste. Amis, souvenons-nous des menaces faites par ce héros.

— Chut ! chut ! le jaloux, s’écrièrent les convives.

— Permettez un exorde, reprit le narrateur. Nul de vous n’ignore que mon état est la galanterie, que mon but est l’amour et que mon destin m’oblige à rassembler non sans peine le trésor éparpillé dans toutes les femmes.

— Quel charabias métaphysique, dit Romain.

— Plus on me croit volage, plus je suis amoureux, car je cherche, ô mon père, la femme dans les femmes. Chaque fois que je parais refroidi, c’est que je redeviens plus passionné de découvertes nouvelles. Je change d’amante pour amasser une plus grande somme des richesses que la créature féminine dispense à l’homme, et mes inconstances sont la preuve de ma fidélité inébranlable à mon idéal.

— Il est possible de trouver la femme dans une femme, repartit Martial. Si tu soutiens le contraire, seigneur écolier, je suis là pour t’infliger un démenti.

— Glissons alors sur les théories puisque vous vous révoltez si aisément, maître, continua le jeune homme et venons au fait. Un jour j’allai à Vérone, berceau de l’amour cher aux impatients, berceau de Juliette qui s’éprit au premier regard de Roméo. Mes amis, combien les victoires rapides sont plus glorieuses et livrent au vainqueur plus de butin que les lentes conquêtes ! Les fortunes de l’amour, d’ailleurs, je le crie devant vous tous, qui êtes des artistes, valent plus que toutes les autres, fût-ce la fortune de la célébrité. Interrogez-vous comme je m’interroge. Déjà le plaisir fugitif de mon succès m’échappe ; je ne peux plus saisir la trace de la sensation qu’il m’a un instant causée. Tandis que je puis à tout moment rééprouver le trouble délicieux de mes dernières émotions amoureuses. Répondez : lequel d’entre vous ne préfère à son ambition l’amour, de quelque façon qu’il le conçoive, esclave ou libre, et ne déclare supérieure à la gloire la femme, tel visage qu’il lui sache, qu’il lui veuille ou qu’il lui rêve ?

— L’amour d’une morte même vaut mieux que la gloire vivante, répliqua Martial. En cela, Guy, tu dis vrai.

— L’amour paternel aussi est un amour, ajouta Romain. Je le préfère au succès le plus brillant.

Chacun des invités, jeune ou vieux, pensa tout haut, et répondit par une affirmation à la question de Guy.

Seule, Hélène se tut.

— Je ne peux même plus aimer mon amour filial ! songea-t-elle.

Le conteur poursuivit.

— J’entrai un matin dans les grandes et calmes arènes de Vérone. J’y évoquai les douces dames lettrées et galantes qu’aimaient et que chantaient les poëtes italiens à la cour des Scaliger, dames peu farouches, curieuses, adorant comme moi peut-être l’amour plus que les amants. À genoux sur l’une des plus hautes dalles du cirque, je regardai la ville et je me laissai poétiquement assaillir par les visions avec lesquelles mon père a bercé mon enfance. Les amoureuses italiennes de la Renaissance m’ouvraient leurs palais, me racontaient leurs mœurs, déployaient leur luxe, et toutes les femmes peintes par Romain, s’animaient sous le ciel d’Italie, marchaient dans ces jardins et dans ces rues qui n’ont pas changé depuis elles, se penchaient à ces fenêtres, ou causaient avec goût dans des cours d’amour de la poésie et des sentiments. Mon père, je vous en demande pardon, mais on ne revit la Renaissance que chez les Italiens, c’est pourquoi, par respect pour le caractère de votre art, je demeure loin de vous, mais où vous devriez être.

— Parle de ton aventure, repartit Romain d’un ton brusque, il y a aussi une Renaissance française.

— Sans compter celle que nous commençons, ajouta Martial, et qui ne sera plus la Renaissance d’une décadence. Aujourd’hui on connaît les vieux maîtres de la Grèce, les seuls, les vrais, et on sait la différence qu’il y a entre Homère et Platon. Ce n’est plus le dernier qu’on imitera, mais le premier, et déjà ce n’est pas du plus artificiel, du plus spécieux des anciens que je m’inspire, moi, mais du plus simple et du plus grand !

— Bravo ! s’écria l’école grecque parmi les jeunes peintres.

Romain haussa les épaules.

— Tout à coup, reprit le narrateur, je bondis sur place, puis je fus cloué par l’extase. En deux battements j’eus toute ma passion au cœur ! Mes ardeurs amoureuses s’agitèrent éperdues en mon cerveau ; ma faculté d’admiration envahit mes yeux. J’avais devant moi, séparé d’elle par toute la hauteur du cirque, la Belle que j’ai peinte, mais plus radieuse, plus éblouissante sous les feux ruisselants du soleil. Elle était dans cette robe rose, sur ces dalles blanches, sous le ciel bleu, et l’harmonie que donne la lumière italienne aux vives couleurs enveloppait cette femme et son cadre.

Elle entra dans la loge des Vestales, et elle eut cette physionomie passionnée, ce geste superbe d’une prêtresse arrêtant le combat des gladiateurs dans l’arène. Elle parlait au-dessous de moi. J’entendis sa voix sonore, et l’éclat distinct des mots qu’elle prononçait parvint jusqu’à mon oreille.

S’adressant aux deux hommes qui l’accompagnaient :

« Je suis de race germaine, de souche protestante, de famille gibeline, disait-elle, et trois fois l’ennemie de Rome. Cependant, lorsque j’entre dans ce cirque, je me sens avant tout l’ennemie des Romains. Ici, autour de moi, se presse la foule sujette des Césars ; le César lui-même, avide de cruautés, se dresse à mon côté, dans sa loge. Là, mes frères, condamnés aux luttes de l’arène, y viennent chercher la mort libératrice. Au milieu des durs conquérants de la Germanie, qui huent le blessé, qui applaudissent aux coups portés parle vaincu au vaincu, et trépignent de plaisir au spectacle des blessures dont un esclave frappe un autre esclave, ressentez-vous la haine, l’impuissance horrible, la soif de vengeance qui mordait et torturait le cœur du gladiateur expirant ? Moi, je l’éprouve après les siècles des siècles. Je maudis le César dans sa robe sanglante ! J’exècre le plébéien et jusqu’au patricien. Il se pourrait, ajouta-t-elle en souriant, que je me plusse à venger quelque jour les gladiateurs sur vous, cher prince, qui descendez par les Croscio des odieux empereurs de la Rome antique. Avec cela vous êtes catholique passionné, et Guelfe ! La belle occasion que j’ai d’être cruelle à mon tour. — Les vôtres ont renié l’hérésie et l’Allemagne, chère marquise, répliqua le prince. — Je me sens la petite-fille de ceux qui ne les avaient pas re niées, dit-elle, et je suis un singulier mélange d’hérétique et de convertie. »

Étrange créature, reprit le fils de Romain. La marquise, même à première vue, me fit l’effet d’une ondoyante, d’une diverse, qui recélait plus qu’une autre sa part de mystères féminins. J’étais amoureux fou ! Au risque de me rompre les os je sautai de gradin en gradin jusqu’à la loge impériale, tandis qu’elle s’éloignait en traversant l’arène. Le récit détaillé de ce que je fis pour être reçu chez la marquise, je vous l’épargne, car il nous tiendrait jusqu’à demain.

Jamais, en Italie, je n’avais rencontré de telles difficultés quoique j’en eusse parfois surmonté d’infranchissables, car apprenez que je dédaigne les bonnes fortunes faciles.

La marquise avait toutes les tyrannies des savantes dames de la Renaissance, et se permettait en outre tous les mépris que les femmes italiennes du xviiie siècle ont professés pour les hommes italiens. Elle était veuve, et son cercle d’amis, peuplé d’esclaves aussi martyrisés que les gladiateurs romains, lui obéissait, mais à la condition de l’enfermer au milieu d’eux et de ne laisser pénétrer aucun nouveau venu auprès d’elle. Je sus qu’elle était l’alliée des plus vieilles familles du Milanais, imbue par conséquent de tous les préjugés aristocratiques. Elle portait, de son chef, des armes dans lesquelles étaient l’échelle des Scaliger et la couronne d’un marquisat célèbre, d’investiture impériale. C’est pourquoi elle aimait à se dire Gibeline.

— Prétends-tu l’épouser ? demanda Romain avec terreur.

— Hélas, mon père, quelle que soit la forme de mon malheur ou de mon bonheur, je vous le devrai, repartit le jeune homme. Apprenez donc que la marquise, en vraie grande dame italienne, adore la Renaissance. Je découvris qu’elle n’admet qu’un peintre dans notre temps, un Français, Romain ! Sans les obstacles que ses amis dévoués apportent à tout ce qui l’éloigne d’eux, elle fût venue à Paris faire faire son portrait par vous, par celui qu’elle nomme : le maître ressuscité ! Lorsque j’eus cette révélation, j’écrivis à la marquise et je lui demandai, au nom du peintre Romain, dont je me déclarai le fils et l’humble élève, la faveur de dessiner son beau visage, mon père m’ayant envoyé à Vérone pour rechercher le type des femmes au temps des Scaliger. Le lendemain j’avais une invitation. La marquise me traita comme elle eût traité Romain lui-même, et, d’esquisse en esquisse, je fis le portrait que vous avez couronné, qu’elle trouve admirable.

— Et qu’elle ne reverra jamais, dit Romain, car il appartient à Hélène.

— Il est au plus impérieux des modèles, répliqua vivement Guy ; et j’ai juré de le lui rendre.

— Les Belles qui sont ici sont à moi, repartit la fille de Martial d’un ton moqueur. C’est une convention que tous tes amis ont acceptée, que tu accepteras toi-même, ô vainqueur !

Guy allait s’emporter quand l’un de ses camarades lui cria :

— Si tu épouses, tu auras le loisir de refaire ce portrait.

— Épouser une marquise et renier sa caste, répliqua Romain avec colère, c’est impossible !

« Ce serait ajouter le parjure à l’outrage. »

dit un jeune peintre, citant un vers d’Iphigénie.

— S’il épouse, il cesse d’être un redresseur de torts, un don Quichotte, et je lui retire mon amitié, reprit Hélène avec hauteur.

— De quoi redresse-t-il les torts ? demanda Martial, de qui est-il le don Quichotte ?

— Des femmes laides ! mon père, il en est le vengeur. C’est pourquoi j’étais sa confidente depuis dix ans, parce que moi seule plus qu’aucune autre, telle que je suis, j’avais le droit de le louer, de le bénir.

— Comment, dit le jeune homme chez le quel la curiosité fit cesser l’irritation, j’accomplissais tes vœux, j’exerçais tes vengeances ?

— Oui, connais-moi comme je me connais enfin, répondit amèrement Hélène.

Et, trouvant l’occasion favorable pour tenir son rôle de révoltée :

— Tu croyais donc, ajouta-t-elle que je t’avais donné gratuitement les soins de mon amitié, ma plus reconnaissante tendresse, que je t’aimais, pour toi-même, plus que je n’aime mon père et le tien ? Je te chéris, frère, par haine des jolies femmes que tu fais souffrir, et dont je suis d’autant plus l’ennemie jalouse qu’elles sont plus belles ! Va, poursuis ton chemin, mon allié, ne t’attendris pas, ne faiblis point, ne sois jamais vaincu ; toi qui obligeais autrefois tes conquêtes à se livrer sans condition, à merci, te verrais-je donc capituler ? Épargne à celle qui depuis dix ans t’approuve, t’honore, t’admire et te glorifie, épargne-lui le spectacle de ta lâcheté !

Les peintres qui avaient apporté dans cette maison le portrait de leur Belle, regardèrent, surpris, cette laide se peindre à son tour, et l’écoutèrent avidement.

— Quoi, mes amis, continua Hélène, les unes posséderaient ce don que ni la volonté, ni la lente patience, ni la fièvre, ni le travail, ni la vertu, ni la richesse, ni la passion, ni la grandeur d’âme, ni l’héroïsme, ni le génie ne peuvent acquérir, celles-là auraient la beauté, qui est l’art suprême, l’art vivant, l’œuvre jouissant elle-même de sa perfection ? Elles seraient dotées d’une fortune supérieure à la gloire, d’un éclat plus éblouissant que la lumière, d’une qualité plus admirée parfois qu’une action sublime ? Divinités visibles, adorées, elles résumeraient en elles tous les attributs de la poésie humaine, toute la puissance de l’attrayante nature, la grâce des formes, des lignes, des couleurs ? Il régnerait de par le monde une telle puissance, il existerait une telle joie, sans envieux, sans jaloux, sans ennemis ? Non, non ! Il y a des don Juan, des Lovelace, des sceptiques, des roués, des justiciers !

Elle parlait ainsi devant des artistes, dans ce milieu intelligent fait pour tout comprendre, qu’elle voulait s’attacher par l’originalité, ne pouvant le séduire par le charme ! Hélène donnait d’une manière définitive, par un seul trait, la mesure de sa façon d’être. Après cette déclaration, nul ne dut songer à obtenir d’elle qu’elle admit dans son salon des femmes jolies, les seules pour lesquelles on essaye de forcer les portes.

Les sons de sa voix de contralto aux notes profondes vibrèrent dans le silence après ses dernières paroles. Son esprit ayant de prime-abord trouvé des bienveillances, sa sincérité trouva des amitiés. Plus d’un peintre, plus d’un artiste, frappé par un caractère et par une disgrâce où rien n’était vulgaire, lui voua un attachement durable.

Guy réfléchissait, non sans étonnement, aux confidences publiques d’Hélène. Quoi, celle qu’il croyait indulgente pour des péchés mignons était surtout impitoyable pour les favorites de son ami ? Là où il n’avait vu qu’une dédaigneuse absolution, il rencontrait la plus passionnée des approbations ? Quelque chose d’imprévu occupa l’esprit de ce blasé, et son goût fraternel pour Hélène lui parut avoir une saveur nouvelle.

La maîtresse de maison s’étant levée de table, on alla prendre le café dans le salon turc. La coupole se souleva et les convives furent autorisés à fumer. Ayant, à leur gré, suffisamment causé d’amour, les jeunes peintres causèrent d’art.

Comme on louait encore le portrait de la marquise, Martial gourmanda Guy sur une paresse que n’excusait plus dans le passé le manque de talent. Le jeune homme, malgré les protestations du sculpteur développa une thèse assez singulière :

— Tous les fils d’hommes célèbres, dit-il, sont nécessairement exténués du labeur excessif des auteurs de leurs jours, lesquels épuisent leur sève, dépensent sans compter toute la somme de leur inspiration, l’engagent en eux seuls par avance et la détiennent en leur absorbante personnalité. Les pauvres enfants, déshérités même avant de naître, sevrés avant d’être allaités, harassés avant d’avoir travaillé, énervés avant d’avoir agi, ont toutes les sensibilités maladives de leurs pères, toutes leurs lassitudes sans en avoir la puissance, le ressort, la volonté ! Ils sont paresseux, rien n’est plus vrai, mais ils se reposent des travaux de parents arrivés à la célébrité. Le destin du fils de l’homme illustre est toujours médiocre s’il ne découvre pas en soi quelque faculté inexploitée par son glorieux ascendant. Si je n’étais un coureur d’aventures, je ne serais personne, ajouta Guy, et je rends grâce à Romain de m’avoir, par sa vertu, préparé à fournir une longue carrière comme libertin.

Ces jeunes irrévérencieux, lancés par Guy, assaillirent de goguenardises leur grand maître, qui en vint à se défendre plus plaisamment qu’il n’était attaqué.

— Mes enfants, dit le vieux peintre lorsque la conversation eut repris un tour plus sérieux, vous n’avez pas la bosse du travail, même quand votre père ne l’a pas eue. Peut-être vous épargne-t-on avec trop de sollicitude des difficultés saines et excitantes ? Vos maîtres sont moins mystérieux, moins personnels que les nôtres ne l’étaient ; ils ne craignent pas de vous initier, dès vos débuts, aux secrets de leurs procédés ; sans doute ils ont raison, car l’art est au-dessus du savoir-faire, mais combien se croient artistes parce qu’ils savent peindre, combien n’ajoutent que la quantité, non la qualité, à notre légion ? Plus d’un, parmi vous, se contente de la première inspiration venue, qui eût appris à la solliciter meilleure, à l’attendre plus longtemps, à lui accorder les bénéfices d’une gestation plus lente, s’il avait su moins vite et moins aisément dessiner et peindre. J’ai peur que les nouvelles manières d’instruire nos élèves ne répandent plutôt que de les accroître les facultés artistiques, et que, supprimant une part trop grande de l’effort, nous ne vous apprenions à diffuser l’art plutôt qu’à le concentrer en des œuvres puissantes.

— Les Grecs en si grand nombre peignaient et sculptaient, ils avaient tant d’ateliers, tant d’écoles, repartit Martial, qu’en Grèce tout le monde savait l’art. Et plus de gens comprennent le beau dans une nation, plus il s’élève pour le cultiver d’hommes d’élite au-dessus de la foule. Dans les pays sans instruction artistique, il y a peu d’artistes, et ils sont médiocres. Le génie, comme toutes les belles productions naturelles, naît dans un milieu préparé. Ami, ne doute pas du présent, car tout s’élabore, tout se forme pour une splendide éclosion artistique. Les signes apparaissent. Ce sera au moins égal à ce que nous laissons derrière nous parce que les éléments d’art renaissent dans la pensée humaine. Oui, oui, je vois l’avenir sans découragement. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure de l’art futur, mes enfants ?

— Nous sommes attentifs, maître, répondirent les jeunes hommes, pressés autour de Martial, comme le chœur antique autour du héros qui commence un récit.

— Il me semble que ce que j’appelle l’école intime, intérieure, domestique, va disparaître. Les Hollandais, les Anglais, nos paysagistes, les peintres de coin du feu et de coin de nature, j’en demande pardon à votre exposition d’aujourd’hui ! les peintres de scènes de mœurs qui comblent la période entre la Renaissance et ce qui va être, tous ont fait leur temps. Assez d’ombres, assez de demi-jour, assez d’intérieurs, assez de nuances, assez de ciels du nord ont été peints depuis trois siècles, pour ne vous parler que de peinture. Déjà la jeune école, tout ce qui porte l’avenir dans ses entrailles, se tourne vers l’Orient, vers les pays de grand soleil, dont toutes les routes de terre et de mer conduisent en Grèce. Notre Renaissance, comme l’autre, renaîtra là-bas sur le sol qui de ses lignes a créé la forme et de sa lumière a créé la couleur ! Vous écoutez, mes enfants, et je vous félicite de votre attention car elle est une preuve de votre valeur. Il y a vingt ans je ne pouvais parler à personne de mes Grecs sans être ridiculisé. Aujourd’hui on me comprend, on m’approuve, on m’excite, on m’échauffe, on m’applaudit. La première Renaissance a commencé par le réveil de l’admiration pour les anciens, puis est venu le pastiche et l’imitation libre, et l’inspiration presque semblable dans Michel-Ange. Guy vous disait tout à l’heure, sous les apparences d’un paradoxe, une chose vraie. Les peuples sont comme les fils des hommes célèbres. Ils ont la lassitude de ce que leurs pères ont produit et ils cherchent quelque faculté inexploitée par leurs devanciers. Ils trouvent dans des aptitudes différentes des aptitudes préservatrices d’un complet épuisement. Les observateurs superficiels y voient des réactions violentes, et ce ne sont que des repos qui préparent à leur tour le réveil des facultés premières. Je cite l’exemple de mes vieux Grecs, auxquels il faut toujours revenir. Lorsqu’ils furent parvenus à la complète réalisation des beautés de la forme, leur esprit fatigué se blottit paresseusement dans les rêves de l’idéalisme. De même, en sens inverse, au xve siècle, l’intelligence des hommes, après avoir porté le poids de la scholastique, après avoir subi les sophistes, examiné jusqu’aux utopies mystiques de Savonarole, se retourna tout à coup avec passion vers le culte de l’art païen. Depuis, le spiritualisme a de nouveau vaincu l’amour de la forme, mais les abstracteurs se démodent, et vos philosophes autorisés culbutent la métaphysique pour placer l’art en face de sa plus grande inspiratrice, la nature !

Quoiqu’il eût à peine soixante ans, Martial, dont la réputation avait été précoce, était vénéré comme un ancien par des artistes presque aussi âgés que lui, et il passait en même temps, aux yeux des plus jeunes, pour un précurseur.

Après avoir raisonné sur le discours du maître, plusieurs invités s’enhardirent et réclamèrent d’Hélène la faveur d’être reçus par elle chaque semaine. On prit rendez-vous pour le samedi suivant.

— Ne soyons pas seulement des causeurs qui se réunissent, dit Martial à ses jeunes amis, ayons une raison de penser en commun, cherchons un motif de conclure quelque alliance, de nous relier en groupe. Voulez-vous fonder une ligue pour la propagation de la foi en la deuxième Renaissance ?

— Je n’en suis pas ! s’écria Romain.

— Nous admettrons les profanes, répondit Martial, mais chaque affidé devra s’engager à lire Homère pour le moins une fois l’an.

La proposition eut un succès complet, et l’on ne se sépara qu’après avoir nommé Martial chef des ligueurs. Le salon d’Hélène fut donc déclaré viable, et il naquit de l’union singulière d’une femme laide et d’artistes amoureux du Beau.

En quittant Hélène, Guy lui demanda de l’inviter à dîner pour le lendemain.

— Tu viendras seul ou avec ton père ? dit-elle.

— Je viendrai seul, j’ai à te parler de choses graves.

— D’affaires ?

— Non.

— De sentiments ?

— Pas davantage.

— Alors ?

— D’arrangements pour toi et pour moi.

Hélène, lorsque l’écho du dernier bruit de sa fête eut cessé, rentra dans sa chambre et se


LiOOQlC déshabilla lentement. Sa nourrice, émerveillée, se répandit en admirations sur le bel air des salons, sur la gaîté des invités, sur l’ordonnance du repas, sur la joie de Martial, sur le talent de Guy, sur l’esprit d’Hélène. Elle avait tout vu, tout écouté, tout retenu, tout fait conter par chacun des domestiques. Quoique respectueuse, elle donnait son avis avec franchise, ayant vécu dans l’intimité d’Hélène, qui s’était plu à former, à élever l’intelligence d’une servante et à en faire une amie. Ce qui réjouit la nourrice, ce fut l’idée que sa chère fille allait recevoir chaque semaine, et se distraire comme ce soir-là. Dix personnes en sortant avaient répété : enfin, nous possédons le salon des peintres ! et c’était sans doute une grande victoire pour Hélène que de faire dire cela puisque tant de gens s’extasiaient à ce propos.

— Bien des femmes, paraît-il, ajoutait la bavarde, ont essayé de recevoir, mais il ne faut pas seulement une grande fortune, de la grâce, une belle maison pour faire désirer à chaque invité qui sort d’un salon d’y revenir. Le talent même ne suffit pas, puisque l’illustre Martial et l’illustre Romain se plaignaient souvent de ne pouvoir réunir à deux, et par intervalles, que de rares amis. Hélène avait donc ce que beaucoup d’autres n’ont pas : de l’animation, de la belle humeur, de la verve, l’esprit qui répand la vie autour de soi. Ce n’était donc plus une paria ! Elle allait gagner à cette existence l’affection d’hommes intelligents qui lui seraient une famille, l’aimeraient, l’apprécieraient comme l’avaient seuls aimée et appréciée jusqu’ici Romain et son fils. »

Hélène se plaisait à entendre les réflexions de la nourrice parce que toutes les pensées de sa confidente germaient sur un terrain ensemencé par elle. La brave créature, veuve, dont les enfants et les neveux servaient Hélène, lui appartenait corps et bien. Elle pouvait, sans crainte d’indiscrétion, déposer ses désirs, sa souffrance, ses projets, ses fantaisies dans ce cœur obéissant et dévoué.

— Tu le vois, nourrice, dit Hélène, j’ai pris mon parti d’étre originale, étrange ; me voilà, sans retour, l’ennemie déclarée des femmes.

— Mon enfant, il y a toujours profit à avoir le défaut qu’on vous prête. Je vous ai quelquefois reproché d’être humble vis-à-vis des femmes. Elles vous croyaient jalouse parce que vous n’étiez pas belle, méchante parce que vous aviez de l’esprit, et, vous le savez bien, celles qui ont été les plus dures pour vous, ce sont les plus laides et les plus sottes.

— Les femmes très-belles seules eussent pu être mes amies, parce que d’ordinaire elles ont une bonté facile ; mais outre que je me sentais une répulsion invincible pour elles, tu te souviens, nourrice, de ce mot que nous entendîmes par hasard, un jour, de l’une d’elles, et qui me rejeta plus sauvage dans ma solitude ? « Je verrais bien volontiers la fille de Martial qui est très-intelligente et m’intéresse, disait-elle, mais je crains qu’on ne m’accuse de la choisir comme repoussoir. »

— Est-ce qu’il vous a été difficile d’être ce que vous avez été ce soir, mon Hélène ? demanda la nourrice pour détourner sa chère fille d’un souvenir qui réveillait d’ordinaire toute son amertume.

— Non, je ne me suis contrainte en rien, et j’ai trouvé une sorte de délassement, de détente à dire tout ce qui me venait aux lèvres sans même y avoir réfléchi. Je me débarrassai comme d’une surcharge d’esprit. J’ai tout d’abord senti de l’allégement à ne rien peser dans mes paroles. La résignation décidément me coûtait plus que la révolte. Je suis donc une rebelle, et j’aurai ma note aiguë à chanter dans le concert que je donne à mes nouveaux amis. Mais combien tu me seras plus nécessaire encore, nourrice, car l’amitié des hommes est rude, égoïste, exigeante avec les femmes sans beauté. Plus j’inspirerai de ces amitiés, plus il me manquera de ta tendresse.

— Vous prendrez un grand plaisir, ma fière Hélène, à vous tenir debout au milieu des hommes qui se refusent à se mettre à vos pieds. Habillée d’une armure pareille à celle des chevaliers de votre antichambre, je vous l’enlèverai le soir, et vous pourrez être une fille faible avec votre vieille nourrice. Puisque vos divinités n’ont point permis que vous fassiez beau visage dans le monde, vous y ferez au moins belle figure.

Et, la nourrice d’Hélène, l’ayant embrassée, la coucha comme une enfant, lui parla doucement de sa fête, baissant à mesure la voix pour bercer sa fille bien-aimée jusqu’à ce qu’elle l’eût endormie.

Le lendemain Hélène se leva désœuvrée, et par conséquent triste. Tout labeur accompli, tout succès obtenu, toute satisfaction d’orgueil conquise, tout but atteint laisse dans certains cœurs le sentiment de la duperie ou de l’insuffisance.

Sauf une fois par semaine, la maison d’Hélène devait donc être vide. Elle donna cependant l’ordre de tenir chaque jour l’hôtel orné comme pour une réception, et voulut qu’il fût sans cesse empli de fleurs. Elle dérangea négligemment les sièges, s’efforça de faire prendre un air habité à ses grands appartements. Guy, venant dîner ce soir-là avec son amie d’enfance, elle déploya pour lui seul le luxe qu’elle avait déployé la veille pour cent personnes. Elle mit la même toilette, le jeune peintre l’ayant remarquée, s’installa dans le salon blanc et or qu’il avait admiré, jeta des livres sur les tables, fit dresser un chevalet où elle ébaucha un dessin, ouvrit son piano, répandit enfin le désordre vivant et la gaîté au milieu de meubles corrects et froids dans leur solennelle richesse.

Elle écoula ainsi les longues heures du matin et de la journée. Vers le soir, un peu lasse, elle s’étendit sur une chaise longue. Les choses étant à son gré autour d’elle, Hélène s’examina, songeuse, et pensa aux ornements qu’elle pourrait ajouter à son caractère et à son intelligence. La marche improvisée et chantée la veille avait provoqué un tel enthousiasme qu’elle se promit tout d’abord de développer son talent de musicienne.

Hélène savait, en outre, sans recourir au grotesque, en exagérant d’un seul trait quelque geste habituel, faire de l’homme le plus sérieux la plus amusante des caricatures.

Son dessin commencé la rappelant, elle se leva pour le continuer, se disant qu’elle pouvait étonner Guy par sa façon originale de camper un personnage.

Elle riait seule en crayonnant quelques-uns de ses invités lorsqu’elle reçut une lettre de Romain, lui annonçant que son raout était le sujet de toutes les conversations, et qu’elle avait eu par sa rondeur distinguée, par son excentricité de grande allure, un succès incontestable. Romain terminait ainsi :

« Courage, ma chère Hélène, tu es devenue quelqu’un dans notre Paris ; tu as maintenant, plus que bien d’autres, ta part d’influence et ton droit à l’affection par ta valeur reconnue. »

Ce billet causa une véritable joie à Hélène. La sincérité de Romain lui était une garantie de la franchise des impressions qu’il avait recueillies chez les autres. On ne disait au grand peintre que la vérité, et il devenait inutile de faire une restriction, d’avoir un doute lorsqu’il transmettait ses louanges et y ajoutait ses compliments.

Ainsi, en redressant sa taille courbée, en regardant la malveillance avec défi, avec audace, la laide venait d’enlever à un groupe d’artistes son suffrage approbateur. Hélène, à ce propos, se demanda si la société ne préfère pas aux résignations inutiles les défauts hardis qui mettent les passions en jeu. Faut-il que toutes les énergies s’exercent, même celles qui sont une arme contre le prochain et qui semblent faites pour le blesser ?

La déclaration de guerre d’Hélène aux femmes lui donnait subitement pour défenseurs ceux que ne lui eût jamais conquis sa soumission aux triomphes de la beauté.

Ce que les hommes intelligents prisent le plus dans les êtres disgraciés, c’est la bravoure, et ce qu’ils détestent par contre c’est l’appel à la pitié.

— Si chaque artiste, sensible comme il l’est d’ordinaire, se dit Hélène, devait s’attendrir sur les épreuves infligées à tous, et porter la charge des souffrances des autres, avec celles qu’il se suppose ou qu’il supporte, les plus forts seraient bien vite à bout de leur courage et sombreraient sous le poids du malheur général. C’est être artiste soi-même, pensait la fille de Martial, que de se débattre sans secours, par plaisir de hardiesse dans son caractère ou dans sa situation. C’est être du monde que de ne réclamer aucune aide des lutteurs occupés de leurs propres luttes. C’est être humain que d’épargner l’humanité de ses semblables. Protester sans gémir contre les privilégiées de la nature, exciter en soi le fortifiant désir des revanches intellectuelles, montrer qu’on se plaît à combattre seule jusqu’aux mauvais combats des vaincus, prouver sa haine plus que son envie, être forte si la faiblesse exige la grâce, se faire bon garçon si le sort vous refuse d’être jolie femme, voilà pour une laide la conduite qu’elle doit tenir, se répétait Hélène. Pareille vertu ne manque point de noblesse : elle emporte la sanction d’amis d’élite et, mieux que cela, la sienne propre.

Comme on lui remettait une lettre, elle ajouta en riant, après l’avoir parcourue : cela contente tout le monde et son père !

« Hélène, écrivait le sculpteur, ce mécontentement que j’avais de toi, je t’en demande pardon, mais je m’en suis hier expliqué les motifs. Je te souhaitais, ma fille, d’être superbe. Tu as des lignes d’ange rebelle. Romain applaudit à ton ambition de valoir plus que ton destin, moi je te crie : Hélène, l’œuvre entreprise par toi pour faire de toi une femme originale est habilement commencée. Si tu as besoin de ton père pour l’achever, il s’offre à toi. »

Artistes, artistes ! se redisait Hélène, plus émue qu’indignée ; ils préfèrent l’imprécation au mutisme. Comme les enfants cassent leurs joujoux par curiosité, ils veulent, eux, savoir ce qu’il y a dans leurs modèles humains ; tant pis pour ce qui se brise ! Avec Romain, avec Martial, avec nos amis, il faut parler, dût-on assourdir, avoir une physionomie, fût-elle grimaçante, agir même quand les membres ont des contorsions, vivre, car l’inertie, l’insensibilité apparente exaspèrent les artistes ! Donc, je vivrai ! Pourvu que cela ne fasse pas mourir ! »

Une si décevante pensée venait bien inopinément, il semblait, dans l’esprit d’Hélène, lorsque ces deux lettres, cette approbation, cette gratitude immédiate du plaisir pris chez elle, cette affectueuse spontanéité avec laquelle on lui en voyait la récompense de ses efforts l’invitaient aux plus encourageantes réflexions. S’étonnant de son injustice, elle s’efforça de l’oublier, et la pensée mobile de cette capricieuse laide, née jolie femme, tourna soudain à un autre vent.

Elle avait cru jusque-là les hommes égoïstes, et ils lui apparurent subitement généreux. Que sur l’heure on lui tint compte de n’être plus importune, de ne plus obliger ses proches à des devoirs sans compensation, elle en eut une véritable surprise. Cette espèce de donnant-donnant, aussitôt reçu, la toucha et plaida la cause de ceux qu’elle avait trop longtemps accusés. Tout milieu a sa bienveillance. Les hommes réunis pour se délasser, pour se distraire, sont presque toujours faciles dans leurs amabilités qu’il ne faut pas déclarer trop banales. Dès qu’Hélène quittait son rôle de pleureuse pour se présenter au monde en invitée, on l’accueillait à bras ouverts.