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Laide/04

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Calmann Lévy (p. 118-157).
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IV


Guy, en s’éveillant chez son père, fut tout étonné de l’impression qu’il gardait de ses songes de la nuit. Hélène et la marquise s’y étaient coudoyées, fières, hautaines, mais sans se heurter. Il les avait tour à tour entretenues de chacune d’elles, leur proposant une alliance bizarre que ni l’une ni l’autre ne repoussait. Le jeune homme, intrigué, essaya de se rappeler les conditions de cette entente surprenante. Il se remémora en vain toutes ses réflexions de la veille aux curieuses paroles d’Hélène après l’histoire du portrait, et n’y retrouva nulle trace d’indulgence pour la marquise. L’esprit fatigué d’un effort sans profit, Guy repoussa l’image d’Hélène, le souvenir de sa fête, et jusqu’à l’idée qu’il était à Paris couché dans la maison de son père.

Un rêve, cette fois éveillé, le transporta sur la haute terrasse du jardin Guisti à Vérone, et il s’y revit la veille de son départ. Le jeune homme avait quitté l’Italie depuis si peu de jours, il en avait la pensée si pleine, que son évocation des lieux chéris lui parut singulièrement réelle. Il se crut de nouveau en présence de sa bien-aimée, et repassa une à une toutes les émotions de cette divine rencontre. La marquise accourait en retard d’une heure, se plaignant de la surveillance de ses amis, et de leurs soins jaloux. Guy, qui jouait son grand jeu de galanterie avec cette orgueilleuse, se garda bien d’ajouter ses griefs à ceux de la jeune femme contre son entourage. Il attendit un mot tendre pour prendre le ton de ce tête-à-tête, se promena silencieux à côté de sa bien-aimée, et feignit de contempler la ville. Le jeune homme trouvait d’ailleurs d’un heureux augure la comparaison qu’il fit entre ce jour et celui où, pour la première fois, la marquise lui était apparue. Ne regardait-il pas ainsi Vérone à ses pieds, du haut des Arènes ? La fière Véronèse demanda brusquement à son cavalier pourquoi il avait l’impertinence d’oublier qu’elle fût là. Il le lui dit, parla du cirque, de la loge des vestales, de sa passion folle et subite. Elle répondit avec hardiesse, ses yeux dans les yeux de son adorateur : « Vous voulez que je vous aime, je vous aime follement, je ne peux plus ne pas vous aimer. J’ai lutté, je me suis défendue, j’ai pensé à vous fuir, à vous faire tuer en duel ; toutes mes résistances, mes larmes, car j’ai pleuré ! ont été inutiles. Lorsque je réclame à grands cris de ma sagesse ma vertu et ma force, une voix au-dedans de moi-même répond par votre nom, Guy, et vous appelle. C’est bien une conquête, puisque je suis vaincue. Une sorte d’abaissement se fait dans ma vie, je descends, je m’effondre, l’abîme vertigineux m’attire. Si je n’éprouvais pour vous que de l’amour, je le dirigerais, je le conduirais comme j’ai fait de bien d’autres, et, à la longue, je m’en débarrasserais. Hélas, je ressens la passion qui est à la fois une faiblesse et un emportement, et je suis impuissante à les dompter. Me voici réduite et je dépose en vos mains mon orgueil. Je devine sur vos lèvres un mot banal, ajouta la marquise ; vous allez me jurer d’être mon esclave. Que m’importe ? Des esclaves, j’en ai trop, ils m’ennuient. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que je subisse un esclavage, à mon tour. Sachez-le cependant, Guy, je m’applique encore à sauvegarder ma dignité dans la forme, si je ne puis la sauver au fond. J’avais résolu de ne jamais me remarier, préférant la disposition de moi-même au gouvernement d’un amoureux enchaîné. Mais une femme de mon rang et de mon caractère ne peut demeurer indépendante que si elle est libre. Or, je ne le suis plus, vous ayant déclaré que je vous accorde des droits sur moi. Je me remarierai donc. Partez, pour un mois, sans me revoir ! Je vous écrirai à Paris, et vous aurez une lettre de moi, qui complétera cette conversation, ces engagements, dès le lendemain de votre arrivée chez votre père. »

Hélas, cette lettre promise n’étant point venue par le premier courrier d’Italie, Guy, toujours rêvant, l’attendait encore à onze heures du matin, dans son lit, quai des Tournelles.

Tandis qu’il se redisait pour la vingtième fois les aveux de la marquise, la lettre enfin lui fut remise.

« Mon cher peintre ordinaire, mandait la belle Véronèse, je ne sais trop si vous avez bien compris sous mes réticences le sens précis de mes paroles. Je serai plus claire maintenant. Il y a une chose à laquelle vous n’avez, certes, pas songé, c’est à me demander en mariage, moi, pour que je vous épouse, vous ! Si vous étiez hanté par cette hallucination fantastique, je vous renverrais à la Renaissance, et vous y apprendriez, pour ne plus en perdre la leçon, que le mariage tue l’amour. Adorer sa dame et en faire sa femme, c’est nier toutes les lois de la vraie galanterie, que je vous souhaite vis-à-vis de moi, ainsi soit-il ! Le sermon achevé, passons à la pénitence. Je me remarierai à un homme de mon rang, de ma situation, de ma caste, mon égal, sinon plus, en noblesse, et j’ai fait au prince Croscio l’offre de lui donner une main qu’il convoite mais à des conditions qu’il refuse. Il est trop épris, en effet, pour accepter ce que j’entends imposer à mon second mari. Quoi donc ? demandez-vous. Un cavalier-servant, beau peintre, dont j’établirai les droits par contrat, selon les respectables et anciennes coutumes de notre vieille aristocratie italienne, et selon les us de notre propre famille, dont j’ai consulté tous les papiers, et qui me fournit le modèle que je veux suivre. Je n’ai caché à personne le refus de Croscio, j’ai dit ses motifs, et les termes de ma proposition, et j’ai déclaré que quiconque se présenterait pour m’épouser devait se soumettre aux restrictions d’un mariage des siècles passés. L’acte est écrit chez mon notaire, et copié conforme à l’acte de mariage d’un Scaliger, mon aïeul. Tout Vérone peut en prendre connaissance. Les petits bourgeois et les gens parvenus se scandalisent, jasent beaucoup, feignent de se voiler la face, mais j’ai pour moi les femmes de la grande noblesse, et même les hommes, qui, sur l’aveu de mon amour pour vous, me savent gré, selon nos traditions, de préférer l’honneur de mon nom aux théories nouvelles de mésalliance. L’aristocratie de Vérone et d’autour se persuade que nous nous sommes entendus sur ces arrangements, et quand vous reviendrez, vous serez choyé comme un artiste bien pensant par ceux qui vous soupçonnaient d’avoir de vulgaires préjugés démocratiques, et vous montraient dédaigneuse figure. Je vous avertirai du jour de mon mariage, qui se fera vite, aussitôt qu’il sera décidé, car j’ai hâte de vous revoir et de me faire idolâtrer.

» Bientôt à vous,

 » Marquise Julia.

» P. S. Parmi mes prétendants le premier en cour est le duc Charles que vous devez vous rappeler. Je serai sa troisième femme. Sa mère, à vingt ans, l’avait marié à peu près dans les conditions où je me marierai à trente.

» Écrivez donc ici et ordonnez qu’on meuble pour vous le joli hôtel Léopardi, qui est à vendre ou à louer, et où vous aurez un atelier en belle lumière. Je vous veux chez vous. »


Guy ne sut pas nettement, à première lecture, s’il était ou désespéré, ou humilié, ou allégé par cette singulière lettre. En analysant ses différentes impressions, il découvrit qu’il les avait toutes à la fois. Il courut chez son vieux professeur d’histoire, et se fit expliquer ce que c’était qu’un mariage italien des siècles passés, et de quelles prérogatives, de quel droit précieux pouvaient bien jouir les cavaliers-servants. Cette instruction calma son amoureuse inquiétude. Un contrat qu’on lui lut le rassura pleinement.

Enfin l’originalité de la liaison séduisit son esprit mobile et son cœur un peu blasé. Il rêva, non sans plaisir, à ces joies d’un amour libre à côté d’un mariage respecté ; aux tranquillités d’un adultère contre-signé. Ce fruit défendu offert par le mari à l’amant, au fond de la corbeille de noces, lui parut de haut goût. Il allait, pour la première fois de sa vie, avoir, comme cavalier-servant, des avantages de mari, pouvoir être orgueilleux de la femme dont il serait le possesseur et non le dépositaire, se permettre d’être publiquement jaloux et ne point encourir les responsabilités de l’honneur conjugal. Tous les droits, pas un devoir, l’excellente affaire, l’agréable situation !

La seule chose que cette ingénieuse convention lui épargnât, c’était justement ce qu’il détestait le plus : c’était le ménage, la vulgarité du tous les jours intérieur. Conduire librement celle qu’on aime dans le monde, la ramener chez elle, retourner ensuite chez soi, avait été souvent l’un de ses rêves. Ainsi il n’assisterait qu’à la toilette faite de l’humeur, du caractère, de l’esprit, des atours de sa belle, et cependant il la verrait quand il le voudrait, sans mystère et sans difficulté. Tout ce qui l’avait jusque-là découragé, ou lassé, ou irrité, ou refroidi dans ses amours : les soupçons du mari, ses violences, ou plus sa sottise, ou bien pis ses complaisances, ou pis encore ses menaces de chasser l’épouse infidèle et de lui en laisser la charge, il n’aurait plus rien à subir de semblable. Les bénéfices du ménage à trois lui revenaient sans un risque, et les attraits de l’union seraient pour lui seul. La merveilleuse invention que ces mariages italiens du temps passé !

Le jeune homme, de deux à cinq heures, fit quelques visites avec son père, et il se moqua plus impitoyablement que jamais du discours de celui-ci pour le retenir et le fixer à Paris. Las des supplications du pauvre Romain, il lui échappa et courut chez Hélène bien avant l’heure du dîner.

Ayant achevé son dessin, elle s’était mise au piano, en attendant Guy. Hélène avait l’habitude, vivant beaucoup seule, de se chanter en récitatif le sujet de sa réflexion, l’accompagnant alors dans le mouvement de sa propre pensée, tantôt avec lenteur, tantôt avec agitation, ou avec ironie ou avec chagrin. Ces improvisations distrayaient la solitaire durant de longues journées, et elle aimait, disait-elle, à se raconter à elle-même son histoire chantée pour qu’elle fût moins triste.

Vers cinq heures, elle chantait donc de sa belle voix forte les conseils qu’elle se donnait, rhythmant sans rimer des maximes à l’usage de sa conduite future ; elle exprimait son bonheur de ne plus être aussi isolée dans le monde, d’avoir au moins un jour où les autres seraient un peu à elle, d’être enfin quelqu’un. Hélène n’entendit pas le bruit du timbre de l’hôtel, Guy s’étant vu ouvrir doucement les portes par la nourrice. Celle-ci devina le plaisir que le jeune homme aurait à surprendre la chanteuse au piano, lui qui s’était extasié la veille sur l’admirable voix de son amie d’enfance.

Tout à coup Hélène entendit les applaudissements frénétiques de Guy, qui l’écoutait depuis un instant. Bientôt il entra dans le salon, jetant son chapeau en l’air, criant : Bravi ! et dansant un pas joyeux.

— Avare ! dit-il, après avoir serré la main d’Hélène, tu as le plus beau talent que je connaisse et tu le gardais pour toi seule. Voilà un plaisir dont je veux ma grosse part, et dont j’userai, je t’en préviens, durant mon séjour à Paris. Vois-tu, camarade ? ajouta le peintre en s’asseyant, autant j’adore l’harmonie parlée, ou la parole harmonisée, comme tu voudras, autant je déteste cette science de l’orchestration qui exige le silence en retour de son tapage. Parle-moi des façons italiennes de goûter la musique ! La plus grande œuvre du plus grand maître, subie à l’allemande, par Hercule et par sa massue, c’est trop lourd ! Le chant ne doit exprimer que des sentiments très-simples, l’amour, le courage, la joie. Il faut obliger les musiciens à être faciles. Les Allemands, et les Français germanisés, se scandalisent de l’inattention italienne, mais le seul moyen d’écouter avec plaisir un opéra cent fois ressassé, n’est-ce pas de le mêler à toutes ses distractions, de chercher dans la musique prise à petites doses un accompagnement au repos ? La musique italienne est spirituelle, agréable, mélodieuse ; la musique allemande est solennelle plus qu’aisée, psychologique plus qu’émue, humanitaire plus qu’humaine, scientifique plus que savante, métaphysique plus qu’élevée. On la leur fait, de l’autre côté du Rhin, à leur image et à leur ressemblance. Basta ! continua Guy, mon discours m’assomme, il est mal venu, j’en augurais mieux. Chante encore, Hélène, je t’en prie.

Elle hésitait.

— Je le veux, dit-il avec sa grâce, et comme il l’eût ordonné non à un camarade mais à une femme aimée.

— Que chanterai-je ?

— Un chant d’amour.

— Je ne saurai pas le dire, moi !

— Je t’apprendrai.

— Quoi donc ?

— À chanter avec émotion des phrases tendres. J’ai tant joué de rôles en amour que j’en connais toutes les nuances et toutes les expressions.

— Je t’avais cru au moins sincère dans tes fantaisies.

— Oui et non. La sincérité a des limites si fragiles !

— Mais si tu te contentes de la comédie du sentiment, je te la donnerai aussi bien que si j’avais reçu tes leçons. J’imaginais…

— Ah ! tu imaginais qu’il faut aux hommes le vrai, vrai ! s’écria gaiement Guy, en interrompant Hélène. Que nous serions malheureux, nous autres roués, si nous exigions mieux que des semblants. L’apparence est déjà une rareté, et peu de femmes en permettent l’illusion. Chante donc l’amour, puisque ta voix est belle. Je fermerai les yeux et je me ferai accroire en t’écoutant ce que je voudrai. Sache que mon Italienne chante mal, par conséquent tu ne perdras rien à la comparaison, dans le cas où ton amour-propre craindrait de jouer les doublures.

— Puisque l’explication t’a paru nécessaire, c’est peut-être qu’elle l’était, répliqua Hélène en riant.

Et, sans fausse modestie, avec un art, une puissance, des ressources qui transportèrent Guy d’admiration, elle chanta toutes les parties du second acte de la Norma, imitant les voix des chanteurs, des chanteuses, transposant tous les tons, ajoutant des variations à tous les airs.

— Tu ferais la fortune d’un théâtre et tu aurais un succès fou, s’écria Guy.

— Oui, répondit-elle, vue de dos !

— Quel dommage ! dit-il. Ah ! si Martial, après t’avoir faite tout d’abord si belle, pouvait te repétrir en terre glaise, te recommencer ! Mais Hélène, avec tous tes talents, car tu écris comme personne des lettres inimitables, dont je n’ai jamais pu me passer, et qui sont une terrible épreuve pour les lettres de mes amoureuses ! avec ta voix, car tu chantes comme toi seule ! avec ton originalité qui mordait hier sur nos esprits blasés comme un acide sur des limes usées ; avec cette sûreté que ton caractère inspire, mais tu serais une femme extraordinaire, et peut-être la femme, si tu étais demeurée rien qu’un peu jolie…

Hélène courba la tête, et ces quelques mots suffirent pour faire retomber de ses mains le rocher de Sisyphe qu’elle remontait si vaillamment depuis deux mois. À celles qui ont la qualité principale, les qualités secondes peuvent manquer.

« Et moi, pensait Hélène, eussé-je tous les talents, je n’aurai jamais la beauté ; on ira jusqu’à m’admirer comme un objet rare et curieux, je serai étudiée, recherchée, courtisée peut-être par quelque excentrique, je ne serai point aimée. »

— Qu’est-ce encore ? demanda le jeune homme. Ces caricatures sont-elles de toi, Hélène ? Je reconnais tous nos amis en face de leurs tableaux. Me voici et voilà ma Belle ! Tu ne l’as pas achevée, pourquoi ? Viens camarade. Reprends ton crayon. Mauvaise, accuse ces lignes. Parfait ! Creuse ce trait. Bon dieu que c’est drôle ! Mon idéal ressemble à sa mère ! on me l’avait dit, je refusais de l’admettre. Hélas ! hélas !

— Implacables contradictions des variétés et des similitudes, mon cher Guy. Là, une marquise adorable ressemble à une mère faite pour la caricature ; ici une mère incomparable a laissé une fille affreuse. La nature est donc aussi contrariante que les hommes sont malfaisants ?

— Tu es sceptique, Hélène.

— Pour cause.

— Tu en as le droit. L’ironie t’inspire mieux d’ailleurs que la résignation. La nature et les hommes sont tes ennemis et tu as raison de les maltraiter. Je te comprends depuis hier, tu me parais d’accord, d’ensemble, comme disent les peintres. Tu es bizarre, étrange, mais tout en toi est intelligent et pas comme tout le monde.

Les deux jeunes gens firent à dîner assaut d’esprit et d’entrain. Ils ne tarirent pas en souvenirs de leur enfance. Les jeux, les disputes, les raccommodements leur revenaient en mémoire.

— Qu’on est bien auprès de toi, camarade ! dit l’enragé voyageur. Il y a donc, pour se distraire, autre chose que l’amour ? Mais, au fait, tu es pour moi comme une vieille maîtresse. Ne proteste pas ! Je t’ai adorée jusqu’à neuf ans. Tu es mon premier amour et mon premier désespoir. Toi aussi, tu m’as aimé. Ne le nie pas, tu voulais être ma femme. Comme nous étions beaux, Hélène ! rappelle-toi. Nous faisions, au Luxembourg, l’admiration des nourrices, des militaires, des bonnes d’enfant, des étudiantes.

— Et des mères, ajouta gravement Hélène, le cœur prêt à éclater. La mienne était folle d’orgueil, et elle a été folle de douleur lorsque cette horrible fièvre m’a si fort enlaidie. Crois-tu aussi, Guy, comme mon père, qu’elle soit morte de ce chagrin ?

Le jeune homme tressaillit.

— Tais-toi ! répliqua-t-il avec brusquerie, tu me rappelles un souvenir qui me trouble singulièrement.

— Lequel ?

— Je l’avais oublié ! mais cela m’étouffe comme un remords ! Quittons la table, Hélène. Le destin dicte parfois, avec une précision cruelle, les paroles des hommes.

Il prit, tout bouleversé, le bras de son amie, traversa les salons sans dire un mot. Mille pensées, mille résolutions, mille projets formés et repoussés, l’assaillirent en quelques minutes.

— Pourquoi pas ? s’écria-t-il. Pourquoi ne réaliserais-je point mon rêve de cette nuit ? J’en ai enfin l’explication.

— Parle clairement, Guy, tu me tortures, dit Hélène ; tu sais sur la mort de ma mère quelque chose de terrible, je le sens. Ne me le cache pas, je te le demande à genoux. Au nom de celle qui partageait sa tendresse entre nous deux, livre-moi ce secret dont tu pâlis, que tu me dois, à moi, ta sœur.

— Oui, je le dirai, oui, répéta Guy en prenant la main d’Hélène. Elle est morte de son idolâtrie pour toi, et c’est ton devoir de vivre uniquement pour son souvenir. Ne te plains jamais de n’avoir pas été adorée ! Ma chère mère adoptive, à l’heure suprême, me fit appeler et demeura seule avec moi. Voici, Hélène, mot pour mot, ses dernières paroles : « J’avais rêvé que ma fille serait ta femme, Guy, me dit-elle, et que tu serais mon fils. Maintenant c’est impossible, et j’en meurs ! »

Un tremblement nerveux agita Hélène, à ces paroles ; les mouvements de son cœur l’étourdirent. Ses yeux démesurément ouverts crurent apercevoir un vide immense dont elle eut peur, et qui la fit se jeter en arrière.

Guy, inquiet et malheureux de la souffrance qu’il causait à son amie, l’entraîna chancelante vers un fauteuil, la gronda doucement, et finit par la rappeler à elle-même.

— Pardon, murmura le jeune homme, tu sauras vite, si tu le veux, pourquoi je t’ai fait ce mal. Causons de nous.

Elle était assise auprès d’une table et s’y accouda. Guy se plaça en face d’elle. Tous deux se regardèrent. Hélène interrogeait, il répondit :

— Écoute-moi, en femme qui devine, qui complète à mesure, ce qu’un projet conçu hâtivement peut avoir d’imparfait, dit-il. Ne va pas me jeter à la tête une exclamation irréfléchie. Garde-toi d’être blessante alors même qu’une phrase de mon discours provoquerait en toi de justes susceptibilités. Attends la suite, la fin, la conclusion de ce que j’ai à te proposer : enfin ne prononce rien de définitif avant d’avoir calculé tous les risques de ta réponse, sinon tu deviens responsable de tes refus et peut-être de la rupture de notre amitié.

Hélène troublée par cet avertissement, demeura silencieuse.

— Je commence, ajouta le jeune homme. Tu n’ignores rien de mes aventures passées, puisque je te les ai toutes ou écrites ou contées. Je n’ai eu qu’à me réjouir de ma confiance dans ta discrète et solide affection. Depuis hier je m’explique combien ta tolérance pour un coureur d’aventures était logique. Cependant je préfère la haine, où tu puises tes encouragements, au dédain où je croyais que tu puisais ton indulgence. Tu es donc bien irrévocablement l’ennemie des femmes et tu leur souhaites mon amour le plus inconstant. Je ne remplirais pas ton vœu et la mission que tu me donnes si je me mariais, n’est-ce pas ?

— Marié, s’écria Hélène avec véhémence, tu ne serais plus mon vengeur !

— Il ne faut, en tous cas, reprit-il, jamais épouser la femme qu’on aime. Je suis de l’avis d’Héloïse que le mariage est le tombeau de l’amour, et j’ai toujours cru que les plaisirs de la passion deviennent plus sensibles lorsqu’on ne les mêle pas aux vulgarités de l’existence. Comme je suis, par nature, infidèle, je ne puis me marier et consentir à ce qu’une femme, après une rupture, se targue d’avoir encore des droits sur moi. Épouser sa maîtresse, c’est jeter un défi à l’amour ; faire sa femme de l’amante qu’on désire, c’est fermer la porte au nez de la passion. Un galant ne doit se marier que pour se mettre à l’abri du mariage. Gribouille n’était point un idiot et le risque est moins grand pour la santé de piquer une tête que d’être peu à peu trempé par la pluie. On se jette à l’eau à son heure, tandis que l’averse vous arrive au moment où on est le moins préparé à la recevoir. Le mariage est donc bon en soi, même pour un libertin. Tel que je l’envisage, c’est une garantie, une assurance, une association, sans profits d’abord, mais conclue en prévision des échéances de la vieillesse, une alliance en vue d’un repos à venir, sans griefs, sans reproches, sans jalousie rétrospective, puisque l’amour n’y a jamais été mêlé. Je rêve, Hélène, lorsque j’aurai quitté les femmes où lorsqu’elles m’auront quitté, lorsque toutes mes belles amoureuses, après un éloignement général, auront atteint dans mon souvenir le même point de perspective, je rêve de trouver une femme, la mienne, pour laquelle tous mes torts envers son sexe ne seront pas des torts envers elle. Je ne subirai point ainsi les regrets d’une épouse qui, eût-elle la certitude d’être mon dernier amour, n’en essaierait pas moins de me donner les remords des premiers. Je pourrai, au contraire, narrer mes aventures comme les vieux militaires narrent leurs campagnes, car la passion a des péripéties, des surprises, bien plus diverses que la gloire. Je reviendrai chez moi, chez une amie, chez une parente, chez une compagne, chercher l’apaisement, le calme qu’on trouve à deux dans l’âge mûr par une commune entente de la vie. Tu comprends, Hélène, que je ne puis choisir, pour combler les intermèdes de mes galanteries et pour en couronner l’édifice, qu’une femme sans ambition possible de l’amour, qui applaudira à mes bonnes fortunes, comme tu le fais, qui ne s’apitoiera point sur le nombre des délaissées, mais qui encouragera mes nouvelles inconstances. Enfin, je n’épouserai que toi, Hélène, et je te demande en mariage !

Elle essaya, par un effort suprême, de ne paraître ni abasourdie ni bouleversée. Certaines paroles de Guy avaient soulevé en elle d’insurmontables répulsions, d’autres avaient fait bondir son cœur de joie. La proposition du fils de Romain était le témoignage d’une foi touchante et flatteuse dans l’amitié désintéressée de la fille de Martial, un retour à la tendresse de leur enfance. C’était la consécration d’une fraternité qui avait paru à Hélène, jusque-là, plus enviable que l’amour passager de Guy pour ses favorites. Son ami lui offrait ce qu’il n’avait encore offert à personne, l’engagement d’une affection fidèle, et il suffisait pour qu’Hélène acceptât, qu’elle fit bon marché, non de qualités qu’elle n’avait pas, mais de ses défauts comme femme.

— Imagine que tu épouses un pigeon fanatique de voyages, avide de tempêtes, continua le jeune homme. Chaque fois que je serai houspillé par l’orage, je reviendrai au nid, mon frère. Pardonne, chère Hélène, si je t’entretiens exclusivement de moi, la faute en est à toi seule qui n’as cessé de m’accabler des preuves de ta générosité. Cependant tu me permettras de te parler de mon père et de toi. Pauvre père, il a un tel appétit de paternité que, comme Saturne, il dévorerait des cailloux, croyant dévorer ses enfants.

— Le caillou que tu désires lui offrir à ta place, c’est donc moi ? repartit Hélène, empressée de placer un mot qui pût faire croire à sa liberté d’esprit.

— Goguenarde ! comme il t’aimera, ce grand Romain, lorsque tu seras sa fille, la femme de son fils ! Son rêve le plus caressé a toujours été que je te prisse pour épouse, mais il n’ose s’en ouvrir à toi, ignorant jusqu’à quel point notre intimité m’autorise à te confesser mon égoïsme. Voilà pour moi et pour mon père. Et toi, dès que tu seras madame, et plus une fille de vingt-cinq ans, ni jeune, ni vieille, mille tracas te seront épargnés. Tu parviendras sans obstacle aux grandes routes que ton amour de l’indépendance t’eût fait gagner par la traverse. Tu pourras être une originale, mais plus une extravagante. Jusqu’à cette superbe attitude d’ennemie des femmes, qui te va si bien, qui ira mieux à madame Guy Romain, défendue, protégée, garée par son chevaleresque beau-père, qua mademoiselle Hélène, fille de l’indifférent Martial.

Et, comme elle se taisait encore.

— Puis, reprit-il, ému, j’accomplis le vœu de notre adorée morte. En te faisant la fille de mon père, je deviens le fils de celle qui m’a élevé, de notre mère à tous deux. Hélène, veux-tu porter mon nom ? Veux-tu, ma sœur, remplir auprès de mon vieux père des devoirs que je suis coupable de négliger ?

Les impressions d’Hélène, se heurtaient avec une telle violence, et elle comprenait si bien qu’elle ne devait point révéler à Guy la centième partie de son trouble, qu’elle lui fit signe de la main en souriant, et qu’elle feignit de se recueillir pour avoir le temps de se calmer. Après avoir pansé d’une main rude les déchirures de sa vanité de femme, elle répondit :

— Ta demande, camarade, honore ton amitié et la mienne. Je l’accepte, Guy, pour moi, pour la chère mémoire que tu as évoquée, pour ton père, pour toi, mais…

— Fais-tu donc une réserve ?

— Oui, dit-elle en riant.

— Laquelle ?

— Si je redevenais belle et que je voulusse aimer, le permettrais-tu, monsieur le coureur d’aventures ?

Il allait répondre : oui, sur un ton plaisant, comme était faite la question d’Hélène, mais il se ravisa.

— Si tu redevenais belle, tu me rappellerais tout d’abord, pour que je voie si c’est arrivé, répliqua le jeune homme, et alors… Jusque-là, il est parfaitement superflu de m’interroger à cet égard.

— Ce mystérieux alors est-il une promesse de tolérance ?

— On ne peut raisonner sur un miracle, Hélène. Brisons là. Épouses-tu ?

— J’épouse.

— Allons te demander en mariage à ton père, et me demander au mien, s’écria gaiement le jeune homme. Qu’un char léger nous transporte chez les vieillards dont il nous plaît de faire le bonheur, de réjouir l’âge, dussent-ils nous ennuyerdu fatras de leurs discours hyménéens.

— Ton père va s’évanouir de joie, répondit Hélène, qui sonna d’une main fiévreuse, mais donna l’ordre d’atteler d’une voix tranquille. Je monte pour changer de toilette, Guy, et je reviens dans un quart d’heure.

Aussitôt qu’Hélène l’eut quitté, le jeune homme s’assit auprès d’un élégant bureau, et il écrivit en hâte à la marquise ce billet qu’il envoya immédiatement à la poste par l’un des valets de l’antichambre d’Hélène.

Le billet disait ceci à la divine Julia :

« Je m’étais si peu mépris sur vos projets, ô ma dame, qu’à mon arrivée ici mon premier soin a été de demander en mariage la fille du célèbre sculpteur Martial, dont je vous ai plus d’une fois entretenue, mon amie d’enfance, ma sœur, la confidente de mon amour pour vous, aussi merveilleusement laide que vous êtes merveilleusement belle. Je ne comprends comme vous le mariage, ô ma bien-aimée, qu’avec une femme de ma situation, de mon rang, de ma caste. Nous autres, fils d’artistes, nous croyons que l’aristocratie du génie ne doit pas se mésallier ! J’ai donc choisi une égale pour femme, mais je l’ai voulue assez laide pour qu’elle ne pût jamais m’inspirer d’amour ! Donc vous et moi, chère marquise, veuve et célibataire, nous nous unissons par les liens du mariage… avec d’autres !

» Je vous aime à la fois d’un amour fier, comme votre cavalier aura le droit de vous aimer, et d’un amour humble, comme votre servant en aura le devoir.

» Un mot, madame, dès qu’il me sera permis de franchir les Alpes pour me prosterner à vos pieds.

 » Guy Romain.

» P. S. Mes respects au vieux duc, que je préfère au prince Croscio. Je loue, par dépêche, l’hôtel Leopardi, mais j’enverrai des meubles de Paris. »

Hélène et Guy quittèrent l’hôtel dans une voiture découverte, au galop de deux chevaux magnifiques, dont le jeune homme, en connaisseur, vanta la belle allure et la robe d’un gris argenté. Ils se dirigèrent vers la place de l’Arc-de-Triomphe, et Guy, quoiqu’il fût Parisien, admira du haut des Champs-Élysées ces milliers d’étoiles, les unes fixes dans leurs lignes ou dans leurs guirlandes, les autres mobiles comme des nuées de lucioles. Cette lumière diamantée, qui ruisselle au milieu des feuilles des arbres, apporte si bien à l’esprit l’idée d’une fête perpétuelle que les plus vieux habitués ne peuvent la retrouver chaque soir sans un plaisir joyeux toujours nouveau.

Il faisait doux et frais. Les jeunes gens traversèrent les beaux ponts éclairés par ce gaz ardent, qui se jette à la Seine aussitôt allumé, qui nage, se mire dans l’eau et ajoute à son éclat brûlant de beaux reflets mouillés.

La voiture courut sous le feuillage luisant des platanes. Elle s’arrêta en face de l’hôtel de Romain. Hélène et Guy mirent pied à terre, et pénétrèrent sans bruit jusque sous le portique de la maison grecque afin de surprendre les deux pères, qui depuis vingt ans passaient leurs soirées dans l’atelier de Martial.

Ils entrèrent avec fracas, mais Hélène, séparée de son père depuis plus de deux mois, ne connaissait point la fameuse statue, cause de son départ. Elle la vit dressée en face d’elle et demeura frappée d’admiration.

L’Hélène Dioscure était belle, d’une beauté divine. Elle ressemblait maintenant au portrait de Romain, à la femme adorée de Martial. La fille de Léda inclinait son cou blanc, délicat, qui de celui du cygne rappelait la grâce molle. La surprise, l’humiliation, l’enivrement étaient exprimés à la fois sur le beau visage de la sœur des nobles gémeaux. Martial prenait Hélène dans l’île de Cranae au moment où elle découvre la supercherie de Vénus, et voit en Ménélas, qu’innocente elle a suivi sous les traits d’un mari, le berger Paris, son amant. Le destin, maître des actions d’Hélène, l’a conduite en cette lie. Irresponsable et amoureuse, la fille de Jupiter remet aux dieux qui l’ont trompée le soin de l’absoudre ou de la venger. Le fatalisme et l’amour, mêlés avec art dans la physionomie d’Hélène, rendent à la manière antique les sentiments intérieurs d’une Dioscure.

Martial et Romain, au moment de l’arrivée de leurs enfants, discutaient pour la millième fois des supériorités ou des infériorités de la sculpture et de la peinture. Ils étaient si pleins de leurs arguments que Romain, voyant son fils entrer, s’écria :

— Pâris !

— Enlèvement d’Hélène ! répondit le jeune homme, qui se tourna vers son amie restée dans l’ombre.

Martial se leva, courut à sa fille, la prit avec fierté par la main, puis la conduisant aux pieds de la statue dont il s’enorgueillissait à bon droit :

— Regarde, dit-il.

— Ma mère, balbutia-t-elle.

Et, trouvant une issue imprévue à ses émotions, Hélène éclata en sanglots. Martial, Romain, Guy lui surent gré d’avoir cette passion de la beauté dans l’art, elle si implacable pour la beauté vivante. Comme ils l’en félicitaient :

— J’aime le beau en marbre, je l’ai déjà dit à Romain, répliqua-t-elle. Je l’aimais dans l’humaine image de ce modèle ; vous savez tous que ce que j’abhorre dans une jolie femme je l’adorais en ma mère !

Un silence attristé suivit la réponse d’Hélène. Guy, pour le rompre, s’écria :

— Je vous la donne en cent, l’énigme que nous venons vous proposer, nobles auteurs de nos jours, hommes conscrits, grand Martial, grand Romain, Français nés malins, Parisiens roublards, raffinés pleins d’expérience. Comment, vous n’avez pas encore deviné ?

— Pardon, répliqua Romain, je devine que tu te moques de nous.

— Eh bien, c’est justement le contraire. Voyons, qu’est-ce qu’Hélène et moi nous venons vous demander à tous deux ?

Martial répliqua :

— Ô jeunes gens, pourvu que ce soit insensé, impossible, hâtez-vous de l’exiger de vos pères esclaves ! Vous faut-il le soleil ou la lune ? Je lève un pied pour l’escalade, et je prie les dieux, que j’ai faits statues, de m’aider à décrocher les grandes étoiles. Nous verrons dans cette expédition si les saintes de Romain ont de l’influence au ciel, car je pense qu’il évoquera sa peinture comme j’évoquerai mon marbre.

— Puisque Martial prétend que mes vierges sont des endiablées, voulez-vous, mes enfants, que je descende aux enfers, tandis que le sculpteur des déesses grimpera dans l’Olympe ? Suis-je tenu de rapporter Cerbère à Hélène ? Faut-il que je ramène Eurydice à Guy ? Votre caprice exige-t-il que j’offre un chien de belle race à une vieille fille, ou que je remonte pour un gredin une femme qu’il fera bien vite retomber ?

Le jeune homme, tirant par la main son amie, et l’obligeant à faire avec lui la révérence, dit solennellement :

— Ô mes pères, elle et moi nous vous demandons, par pitié pour deux existences pleines d’entraves, de nous délier pour les liens d’un mariage.

— Quel mariage ? s’écria Romain.

— Le mariage de Guy et le mien, répondit Hélène gravement.

— Avec qui ?

— Entre nous, l’un avec l’autre, l’autre avec l’un, mon père ! Moi, Hélène, Hélène et moi, dit le jeune homme.

Martial et Romain bondirent vers leurs enfants et il se trouva qu’eux aussi ils avaient la main dans la main. Face à face, deux par deux, la situation n’ayant d’ailleurs rien de trop sérieux, Hélène elle-même apaisée par ses larmes, ils virent en artistes le drôlatique de leur aspect et ils éclatèrent de rire.

— Attention pour le quadrille, messieurs, cria Guy aux deux vieillards, surtout ne traversez pas !

— Mais est-ce possible ? avec vos caractères, avec vos goûts, tels que nous vous avons faits ? répétait Martial. C’est une idée de génie, si ce n’est pas une mystification. Je donne mon consentement les yeux ouverts.

— Toi, Hélène, demanda Romain, tu l’acceptes, avec les conditions qu’il a dû t’imposer, le criminel ? Tu admets…

— Tout. Je n’ai qu’à y gagner, puisqu’il ajoute ses bonnes fortunes à mes richesses, et qu’il augmente mes joies par la meilleure de toutes : celle d’être votre vraie fille !

— Mais moi, vois-tu, Hélène ? moi, je t’aime autrement qu’ils ne t’aiment, eux ; je t’aime pour toi, telle que tu es, non pour moi, comme ces égoïstes ; je te comprends, je sais, va, pourquoi je t’adore, parce que tu vaux mieux et plus que nous tous, ajouta Romain avec emportement.

Il saisit Hélène dans ses bras, la couvrit de baisers et la serra sur son cœur à l’étouffer.

Elle eut grand’peine à ne pas sangloter de nouveau. Attirée ainsi par un père autre que le sien, dans cet atelier d’où elle avait été chassée par Martial, elle eut sa minute de revanche.

— À quand la noce ? demanda le sculpteur. Vous voyez qu’il ne faut pas trop faire languir la paternité de Romain, ajouta-t-il vaguement jaloux, et se sentant un peu repoussé à son tour par l’alliance d’Hélène et de son vieil ami.

— Je charge mon père, répliqua Guy enchanté, de toutes les mesures à prendre pour que la noce se fasse le plus tôt possible, et pour que les cérémonies soient courtes et discrètes.

— En cela, je t’approuve, mon enfant, dit Martial, et ma première raison, c’est que la plus sotte figure dans un mariage est celle du père de la jeune fille.

— Toi, d’abord toi, toujours toi, reprit Romain. Et quand nous aurions une belle fête comme hier, serait-ce bien gênant ?

— J’entendais les défilés officiels. Ne me gronde pas, j’irai où tu voudras, quand tu l’ordonneras, bourru !

— Vous presserez les choses, mon père, dit le jeune homme qui entraîna Romain à l’écart. J’ai très-peu de temps, un mois au plus.

— Comment Guy ? murmura Romain avec reproche, tu la quitteras si tôt ?

— Le jour même de nos épousailles. Vous avez cru, mon père… ? Ah ! par exemple, merci bien ! Pour le mariage, bon ; pour le badinage, non !

« — Tout ce mépris des féminités de notre pauvre Hélène me révolte, et il y a en toi un manque de tendresse dont tu seras puni un jour ou l’autre, dit le père à son fils.

— Elle féminine, elle ! répéta Guy en haussant les épaules. Je l’ai choisie entre tous pour ami, parce qu’elle a l’esprit mâle, l’imagination uniquement fraternelle, le cœur simplement filial. C’est vous qui allez bénéficier de mon mariage, c’est pour vous que je le conclus, et vous m’en reprochez les restrictions ! Lequel est injuste de nous deux ? Du féminin dans Hélène, il n’y en a jamais eu le moindre atome.

— Puisses-tu avoir raison !

— Quel est votre but, mon père, en ce moment ? Voulez-vous me détourner de ce mariage, détruire tout mon échafaudage avec vos craintes sentimentales ?

— Au fait, qu’est-ce que je rabâche ? Qu’est-ce que je discute ? repartit Romain. Je suis un sot de ne pas me répandre en bénédictions ? Quand il sera le mari d’Hélène, pensa le père, au moins il n’épousera pas ses marquises !