Laide/07

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Calmann Lévy (p. 170-181).
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VII


Guy ayant quitté Hélène le premier ce soir-là, Romain demeura le dernier, non pour excuser auprès de la jeune femme l’absence de son fils, mais pour quêter des consolations que la nouvelle épouse eut le courage de donner sans trouble apparent.

Le père, en égoïste, confessa ses craintes, toujours plus vives, à mesure que les absences de Guy, plus fréquentes, étaient devenues plus longues. À chaque nouvel abandon de son fils, Romain sentait l’amertume s’accroître, le chagrin s’augmenter. Il s’appesantit longuement sur les inquiétudes qu’un coureur d’aventures laisse derrière lui à ceux qui le chérissent, et s’efforça de démontrer à sa belle-fille comment les libertins sont tôt ou tard la proie de quelque créature astucieuse, habile, tenace, de quelque belle en retour d’âge. Femmes plus passionnées d’influence qu’avides de tendresse, qui sont fières de fixer un esprit mobile par la tyrannie, et s’appliquent à réduire l’indépendance provocatrice d’un amant. Celles-là occupent en même temps qu’elles charment, ajoutait le vieux peintre, elles enlacent et attachent à la fois, artistes, non en l’art d’aimer, mais en l’art d’amour, calmes et ardentes, dédaigneuses et jalouses, réfléchies et emportées, capricieuses et souples, ondoyantes sans diversité ou diverses avec des ondoiements composés, voilà les sirènes dangereuses, irrésistibles ! Leur orgueil consiste à se faire reconnaître pour amantes définitives par les hommes les plus changeants.

Hélène, souriante, prêcha Romain, et lui défendit d’être jaloux des fugitives maîtresses de son fils. À force de raisonnements généreux, d’assurances de son amour filial, à elle, la jeune femme, le soir de ses noces, renvoya son beau-père moins irrité du départ de Guy.

— Singulier emploi de ma nuit de noces ! dit-elle à sa nourrice lorsque, rentrée dans sa chambre, et dépouillant son double rôle de sceptique et de désintéressée, elle éclata en sanglots.

Un instant après, et par une contradiction plus douloureuse encore, elle se mit à rire d’elle-même, de sa mission honnête et plaisante.

— J’ai accepté la faveur de cette noble amitié, continua-t-elle. J’en ai paru digne, j’en ai mérité la confiance, et j’en reçois le vertueux prix ! Tout serait bien puisque voilà mes vœux comblés ; je suis la femme de Guy ! Seulement, je me déteste, jusqu’à ce que peut-être, plus éclairée sur moi-même, j’en arrive à me mépriser !

— Hélène, Hélène, répéta la nourrice avec terreur, vous ne pouvez aimer Guy, maintenant que vous avez reçu de lui, l’injure de ce mariage ! Votre dignité exige que vous soyez ce qu’il appelle son camarade.

— Nourrice, je ne l’aime pas davantage, mais j’ai bien le droit de me haïr un peu plus. C’est à moi que j’en veux. C’est moi que j’indigne d’être telle que je suis. Car, belle, il m’eût aimée, j’en suis certaine maintenant ; ces deux mois m’en ont donné l’irritante preuve. Oh, la laide, la laide ! Oh, malheureuse, tu ne te verras donc jamais regardée d’un œil de convoitise ! Une femme, dont le cœur est inondé de tendresse, dont l’imagination déborde de poésie, qui est inférieure à un fruit, à une fleur, à un animal ; qui ne peut être ni désirée, ni respirée, ni dévorée ! Le sort odieux me destine à ne dire que des mensonges, à ne sourire qu’au mal qu’on me fait, à ne me déclarer heureuse que dans la torture, à ne vouloir que l’impossible ! Suis-je donc coupable de ma laideur pour en être ainsi punie ? Nourrice, j’ai l’épouvante de l’avenir ! Oui, j’ai peur d’écouter ce qui gronde en paroles violentes là, dans ma poitrine, ce qui me brûle les lèvres, ce que tu entendras, nourrice : j’aime avec passion Guy Romain, dont je suis la femme, et qui me refuserait pour maîtresse !

— Vous l’aimez ainsi depuis longtemps, repartit la vieille Joséphine d’une voix grave. Vous l’avez aimé toujours, vous l’aimerez sans cesse. Maintenant, attachée à lui par cet affreux mariage, vous ne pourrez le fuir, et son retour ne vous apportera que l’aggravation de votre peine.

— Le cruel jamais, sans grâce, sans clémence, s’écrit dans mon cerveau vide. Il se dresse en arrière de ma vie, par de la mes premières années, en avant jusqu’aux dernières. Je ne verrai plus que ce mot, sans cesse retracé, autour de moi : jamais, jamais !

— Jamais ! répéta la nourrice qui se frappait la poitrine pour en faire sourdre une consolation.

Hélène, appuyée, presque assise au pied de son lit, maigre et osseuse dans son vêtement de nuit, regardait avec un sombre chagrin les reflets de ses miroirs lui renvoyer son désagréable visage.

— Non, s’écria la malheureuse laide, les femmes qui sont belles ne se réjouissent pas de leur beauté comme je me réjouirais de la mienne. Il y en a plus d’une, j’en suis sûre, qui échangerait cette inappréciable fortune contre ma richesse. Ah ! les heureuses, les enviables ! Ô nature, ajouta-t-elle en une sorte d’évocation désolée, est-ce qu’elles ont pour toi la louange que j’aurais aux lèvres, est-ce qu’elles comprennent, est-ce qu’elles expriment la folie de la reconnaissance ? Est-ce qu’elles éclatent en bénédictions religieuses pour tes dons divins ? Je crois que pas une belle n’a conscience, comme je l’aurais, des incommensurables faveurs de la beauté ! Nourrice, continua la fille du sculpteur avec une exaltation toujours plus grande, imagines-tu ce que c’est qu’apparaître aux lettrés, aux incultes, au vulgaire grossier, à l’artiste raffiné, avec le même prestige, également accessible à tous ? S’admirer soi-même, s’aimer, être lisible, écrite, sculptée, être lumineuse, être un chef-d’œuvre, éblouir, frapper, émouvoir, se graver rien qu’en marchant, telle qu’on est, au milieu des hommes ; obtenir ce qu’on veut par un sourire, que ce soit possible ou non, juste ou injuste, inspirer ce qu’on désire par un regard, enfin pouvoir être aimée d’amour par Guy, voilà mes irréalisables désirs, voilà les joies de la marquise !

Bientôt Hélène congédia sa nourrice, malgré les supplications de celle-ci, qui refusait de laisser sa chère fille en cet état nerveux. Les grandes irritations ont, dans le même moment, parfois le besoin de se répandre et de se renfermer. La jeune femme, lasse de s’entendre gémir, réclamait d’elle-même le silence, et il lui sembla tout à coup qu’elle supporterait mieux le poids accablant d’une douleur muette que l’insuffisante allégeance de paroles sans dignité.

Mais, aussitôt seule, le spectre du suicide l’arrêta comme pour mettre à exécution une sentence du destin. Coupable du crime de laideur dans un milieu où le beau est la loi morale, Hélène se dit qu’elle devait mourir… Elle examina froidement trois ou quatre projets d’en finir avec la vie, sans apparât et sans phrases. Sa résolution une fois prise, il se fit en son esprit une sorte d’inventaire de ce qu’elle allait sacrifier. Et tout aussitôt quelque chose se débattit, réclama, se mit en mesure de résister, prétendit vivre. Ce quelque chose, froid comme un calcul, précis comme un raisonnement, se chiffra, se discuta dans la pensée d’Hélène, et prit la proportion d’une énorme valeur qu’on n’a pas le droit de détruire. Et, alors, au milieu de l’abandon de ses sens et de ses sentiments, Hélène vit surgir son intelligence orgueilleuse, dominatrice, prête à gouverner sans contrôle. Une ou deux formules se dessinèrent à ses yeux dans la lumière de ses facultés. La première était que mieux vaut surpasser les autres que de les envier, la seconde qu’une figure peut, sinon s’embellir, au moins se grandir.

La passion contenue, la chasteté subie, les effusions de cœur refoulées sont des forces irrésistibles pour la conquête d’un caractère. Hélène qui n’avait découvert jusque-là que le secret paradoxal de la conduite mondaine d’une laide, trouva que le détachement, la hauteur, l’orgueil, relevés par une noble intelligence, valent encore la peine d’être portés et montrés.

Les lueurs du flambeau hyménéen, qui avaient un instant brûlé les yeux de la jeune mariée, dans la chambre nuptiale, s’éteignirent subitement et firent place à de beaux feux illuminant une flamboyante silhouette de la gloire. Une fille d’artiste songea tout à coup à devenir artiste elle-même et retrouva l’espérance à sa première évocation de l’art.

Des images encore sans contour, mais déjà attachantes tremblotèrent dans le lointain de ses projets. Des sons confus, déjà palpitants d’harmonie, chantèrent à son oreille. Ou peintre, ou compositeur célèbre, voilà ce qu’Hélène projeta de devenir. De l’originalité, du savoir, une éducation artistique, des aptitudes éparses, que le travail coordonne, qu’un noble amour-propre exalte, madame Guy Romain ne possédait-elle point ces dons acquis ou reçus ? Elle pensa que la volonté suffit à les développer.

Hélène, s’étant vouée tout entière au travail, s’écouta dans l’improvisation musicale et s’essaya dans le dessin. À ses matinées trop courtes elle ajouta bientôt les heures du soir que Martial et Romain lui laissèrent. Une sève ardente montait à son cerveau, lui donnait la fièvre. Des impressions ou craintives ou joyeuses, des doutes cruels, des éclairs de triomphe l’assaillirent dans l’inspiration et ne lui laissèrent point l’amertume des luttes personnelles, mais l’exquise lassitude des fatigues de l’intelligence. Elle avait autrefois accepté la solitude par humilité, elle l’adora pour les consolations hautes et fières, qu’elle en réclama et crut en obtenir.

Trois semaines presque heureuses s’écoulèrent en tâtonnements pleins de charmes. Hélène égrena toutes les mélodies qui perlèrent note à note de son esprit sous ses lèvres et sous ses doigts. Habituée à la caricature, qu’on fait sur une impression fugitive, elle traça d’une main impatiente vingt compositions qu’elle ne prit pas le temps d’achever.

Mais, hélas, on épuise vite dans l’art le tempérament lorsqu’on ne réclame de lui que de l’ardeur. En musique, Hélène cherchait la perfection avant d’avoir fixé l’idée première, et ne retrouvait plus tard qu’un souvenir désordonné. En dessin, elle fixait trop hâtivement l’idée première qui gardait les proportions restreintes d’une ébauche, et ne comportait point ensuite les recherches de la perfection.

La jeune femme, inquiète, comprit un beau soir qu’elle faisait fausse route, et s’engageait à tort et à travers parmi des difficultés qu’un grand artiste seul pouvait l’aider à vaincre. Elle imagina qu’il s’agissait tout simplement de méthode, et qu’un raisonnement faisait, du jour au lendemain, un artiste d’un amateur. Alors, elle résolut de consulter Romain et de lui soumettre ses essais. Hélène eut le tort d’y ajouter ses confidences. C’était pour se détacher de l’amitié qu’elle s’attacherait à l’art. Au besoin elle fuirait entièrement le monde pour travailler avec plus de suite et plus de profit. Romain se garda bien de lui prêcher une retraite qu’il ne souhaitait pas qu’elle recherchât, et qui eût entamé davantage encore la chancelante santé de sa belle-fille. Il la découragea si bien qu’elle renonça du jour au lendemain à ses chers projets de réconfort, à ses rêves de gloire, à sa solitude et à sa dernière illusion.