Laide/08

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Calmann Lévy (p. 182-202).
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VIII


Guy, insouciant ou embarrassé, n’écrivit point le premier à Hélène, aussitôt son arrivée en Italie, comme il en avait l’habitude. La jeune femme, ignorant quel ton elle devait prendre dans cette nouvelle correspondance, attendit le premier billet de son mari. Ce billet ne vint pas. Le mariage privait donc Hélène d’une consolation bien précieuse, qui l’associait depuis dix ans à toutes les fantaisies de son ami d’enfance. Guy avait bien juré, au départ, à son cher camarade qu’il lui enverrait de fréquentes nouvelles, mais il ne tenait point parole, et la jeune femme ne désirait pas outre mesure le récit heureux de cet amour qu’elle exécrait plus que tout autre.

Un mois se passa, dont les trois premières semaines, heureusement occupées, furent courtes ; sauf pendant la dernière, Hélène supporta sans trop de chagrin le silence de son mari.

Ses samedis, toujours brillants, amenaient chez elle jusqu’à des hommes du monde, désireux de pénétrer dans un cercle d’artistes choisis. La jeune femme eut à subir les galanteries de plusieurs désœuvrés élégants, qui mirent un certain amour-propre à courtiser cette laide superbe, très à la mode, riche, entourée, influente.

Au Bois, on regardait Hélène curieusement, on chuchotait sur son passage, et elle avait le succès des gens connus qui s’entourent de gens illustres. Martial et Romain l’accompagnaient souvent, et l’on ne voyait pas un quatrième dans l’équipage d’Hélène sans se préoccuper du personnage, sans lui supposer quelque célébrité.

Un jour que son beau-père et son père étaient retenus jusqu’au dîner dans leur atelier, Hélène sortit seule avec sa nourrice, dans une voiture découverte conduite par Césaire, fils de Joséphine.

— Au Bois ! ordonna Hélène du ton ennuyé de ceux qui disent la même chose à la même heure tous les jours.

— Mère, demanda le jeune cocher en se retournant, supplie madame de nous laisser la conduire dans les bois.

— Oui, mon Hélène, allons à la campagne, je vous en prie, ajouta la nourrice. Je désire une promenade en pleins champs depuis tant d’années ; accordez-la moi, aujourd’hui, cette faveur insigne !

Hélène appartenait à une caste parisienne qui abhorre les voyages, les excursions, et qui, à force de paradoxes et de négations spirituelles, se persuade qu’on ne décrit bien que ce qu’on imagine, qui cite Auber et la Muette, lorsqu’on parle de couleur locale, le vieil habitué du boulevard n’ayant jamais vu Naples, qui ajoute comme démonstration indiscutable l’exemple de quelques fameux peintres orientalistes dont les pieds n’ont jamais foulé que les sables des squares et des Champs-Élysées.

La nourrice, paysanne, aimait la campagne. Elle feignit de prendre le silence d’Hélène pour un consentement, et ordonna à Césaire de se diriger vers les bois de Bellevue.

Ils prirent les quais de l’autre côté des ponts. Une lumière blanche, intense, à la fois pâle et incandescente, inondait le ciel, la Seine, les collines. De grands bateaux, attachés à leurs amarres, d’autres courant sur l’eau dormante dont ils secouaient la fraîcheur paresseuse, le rivage boisé, les lies lourdes et vertes, meublaient, habitaient, encadraient la Seine.

On gravit lentement les hauteurs de Bellevue, et les yeux distraits d’Hélène virent se dérouler l’immense Paris, enrubanné par son beau fleuve. Les lointains s’allongeaient à mesure que la jeune femme s’élevait, et plus l’horizon devint large, mieux son regard put l’embrasser. Elle avait la passion de sa grande ville, raffolait de chacune de ses grâces, adorait ses élégances, mais il lui sembla que, la couvant tout entière, elle l’étreignait enfin, la possédait mieux et l’aimait davantage.

La nourrice, humant l’air, babillant comme un oiseau échappé de sa prison, ivre de grand soleil, parlait haut à son fils pour dominer le bruit des roues sur le pavé. Elle nommait un à un tous les arbres, s’extasiait sur toutes les choses vivantes, verdoyantes et fleuries, qu’on rencontre dans la campagne. L’oreille inattentive d’Hélène entendit l’hymne joyeux de Joséphine, les réponses brèves et charmées de son fils. Tandis que ses yeux erraient sur l’immense tableau de Paris, elle fut pour ainsi dire préparée par un boniment habile à le voir disparaître et à le voir remplacé.

— Césaire, te souviens-tu, mon garçon, du temps où ta mère était paysanne ? Tu étais toi-même un beau petit paysan. On te mesura un jour à nos seigles mûrs ; les épis te dépassaient. En levant le nez, en te haussant sur les talons de tes sabots, tu atteignis la barbe du seigle. Tu riais, tout fiérot ; et tu crias : « L’année qui vient, je serai grand, pieds nus ! » Ah ! Césaire, secouer tous les matins la rosée fraîche, se réchauffer au soleil, pester contre les bourrasques, voir tout poindre, tout pousser, tout mûrir, le blé, les bourgeons des arbres, les fleurs des fruits, les fruits des fleurs, les récoltes venues des semences, les semences qu’on retrouve dans les récoltes, que c’est plaisant ! Et moissonner, Césaire, rappelle-toi, est-ce amusant ? La richesse qu’on engrange, le bien qu’on amasse, le rendement généreux que la terre fait en nature à ceux qui l’ont cultivée sans avarice avec de l’engrais, avec de l’eau, avec du travail ! Regarde, mon fils, on moissonne sur les plateaux de Bellevue, là-bas ; cours de toute la vitesse de tes chevaux. Je marcherai dans les blés, je me coucherai sur les javelles des épis fauchés, j’achèterai une gerbe, je croquerai du grain nouveau.

— La belle fête, oh ! la gaie fête, répétait Césaire, je vais entendre les chansons des moissonneurs.

On était en pleine campagne. Hélène considéra d’un œil surpris les feux qui ruisselaient sur le plateau, et paraissaient à la fois jaillir du sol et du ciel. La jeune femme éveillée de son indifférence consentit à regarder le beau spectacle auquel le hasard la faisait assister. Tout était nouveau pour elle et la fille de Martial se crut à une première représentation de la nature. Le soleil baissait, glissant sur la courbe du plateau, et ramassant à la hâte ses traînées de lumière comme pour les ramener fidèlement aux sources du jour. Il se gonfla, s’épaissit, et, lourd de son poids entier de rayons, il roula, pesant, sur la terre arrondie.

La haute plaine, étendue, se découpe en plein ciel. Le sol crevassé, la route couverte d’une poussière blanche et fine, l’herbe grillée disent la chaleur de l’août brûlant. Le blé, que la main tardive de l’homme n’a pas encore moissonné, se courbe, las d’attendre. Ici le faucheur renverse les lourds épis et les jette sur la terre, où ils prennent des attitudes de repos. Là-bas les gerbes sèches s’empilent sur des chariots qui traversent les champs, brisent la paille des éteules, et tracent des ornières profondes.

Au milieu du plateau une meule se forme. Elle est déjà large et fournie. Les moissonneurs, dressés sur les voitures, piquent tour à tour, avec une nonchalance rhythmée, du bout de leurs fourches, en pleine ceinture, les gerbes qu’ils dressent et que saisissent les hommes habiles en l’art d’arrondir la meule, de la tasser, de la faire conservatrice du grain, régulière aux yeux, et durable à l’usage. Les gerbes qui montent sur la fourche se ploient avec grâce et disparaissent par le côté des précieux épis. Celui qui élève la meule, les pieds enfoncés dans la paille sur le grain qui craque, foulant toute cette richesse, tourne pour tourner la meule, et il donne au produit du champ, abrité sur place, la forme naïve des chaumières primitives.

Les épis oubliés, de loin en loin, dans les éteules, s’offrent aux patientes glaneuses et se réunissent un à un en bottes maigres. Ce sont les mêmes épis que les épis des javelles, des gerbes et des meules, et pourtant ceux-là sont riches et ceux-ci sont pauvres.

Après les glaneuses, glanent les oiseaux. Affolés par la moisson, ils ne se rassurent qu’en voyant sur le sol tant de beau grain perdu. Lorsque les blés sont coupés, d’ailleurs, l’avoine reste debout et les pierrots, les alouettes et les fauvettes peuvent encore, une semaine et plus, se faufiler dans la paille blanche aux grains noirs suspendus comme par magie sous des ailes ou vertes.

Hélène, tandis que les oiseaux rassurés chantent un gai bonsoir au soleil, aspire, enivrée, la poésie de cette pastorale. Une tendresse fortifiante emplit son cœur, et elle devine qu’on peut aimer l’être des choses. La solitude existe dans les villes, même au milieu des foules ; dans les champs tout partage avec l’homme une existence visible, tout l’oblige à l’échange, tout lui parle, l’écoute, l’entretient et lui répond.

Le soir brillant finit et la nuit pâle commença.

La lune, posée de trois quarts, le front serein, l’œil protecteur, la bouche un peu tirée vers son autre quart de face, sourit dédaigneusement à la terre. Hélène s’amusa beaucoup de ce qu’un astre lui-même se permettait une grimace. Elle se dit en riant qu’on pouvait être caricaturiste jusque sous le grand ciel, et se plut à se retrouver avec ses moqueries, même au milieu de ses admirations. Elle eut un plaisir extrême à ne pas sentir son esprit opprimé par toutes ces forces, ni écrasé par toutes ces grandeurs. Elle entra en familiarité avec la nature et trouva des rapports si aimables, si faciles qu’elle ne prévit point les dangers d’un entraînement dont elle allait bientôt subir les plus violentes séductions.

La jeune femme, rieuse, aperçoit près de la lune, dans l’air du ciel, dans la forme des nuages, une fine libellule, un gros chien, un grand reptile. Ils marchent à la rencontre d’une troupe d’hyppogriphes étranges, boursouflés, qui tiennent des quenouilles entre leurs pattes.

— Le grotesque est partout, se dit gaiement Hélène. Ces plaisantes bêtes sont peut-être cause du bon rire goguenard de Diane, ajoute la jeune femme, qui devient païenne et anime l’astre que la science éteint ; peut-être Apollon qui se couche fait-il faire par l’arrière-garde de ses flocons roses ce défilé burlesque pour amuser sa sœur qui se lève ?

Mais les quenouilles se brisent dans les pattes des monstres. Ceux-ci embobelinés, confus, se ramassent et prennent la silhouette menaçante d’un ours colossal, dont les membres mal attachés, floconneux, se violacent et se séparent comme des chairs coupées vives. Le gros chien qui s’est avancé happe, la gueule ouverte, un morceau de l’ours, dont les restes s’entortillent aux replis du reptile ou s’accrochent aux ailes de la libellule. Ainsi finit la rencontre, loin de la lune, que ces amis et ces ennemis fragiles avaient la prétention d’attaquer et de défendre. Vainqueurs et vaincus blanchissent, se marbrent et vont se noyer dans les brumes de l’occident.

Les hirondelles noires, aux ailes actives, voltigent sous la lune argentée, s’entremêlent, s’évitent, s’élancent haut, se précipitent en ligne droite, ou décrivent avec une grâce pressée les courbes les plus capricieuses.

À droite du plateau, des bois enferment les champs. De grands chênes dépassent les taillis, agitent leurs feuilles luisantes, frémissent et murmurent une berceuse que leur souffle la brise du soir. Les chênes préfèrent aux ardeurs du jour, aux feux brûlants du soleil, la clarté fraîche de la lune et ses molles caresses.

Hélène admire l’univers et croit le comprendre. Cependant, sous ce qu’elle voit, il lui semble qu’un inconnu l’attire pour la charmer. Qu’est-ce donc que le mystère du réel ? Où se cache-t-il ? Dans les choses ou dans l’être ? Les secrets du dehors sont-ils écrits sur ce qui se manifeste aux yeux, ou bien renfermés au plus profond de nous ?

Si l’inconnu des existences est prisonnier en l’esprit de l’homme, Hélène le délivrera, car elle ouvre sa pensée avec la clef des champs. Que d’impressions contenues s’échappent alors et se répandent, mais que d’étonnements et de curiosités la jeune femme recueille en échange. La passion d’apprendre, de connaître vient tenter son ignorance. La nature s’offre à la science et, avant de se révéler à l’homme dans l’homme, elle se plaît à l’instruire par ses grands spectacles. Elle exige qu’il la cherche partout à toute heure de la nuit et du jour, elle veut être interrogée tour à tour dans les plaines découvertes et jusque dans ses antres.

Malgré les observations de sa nourrice, Hélène s’éloigne, ordonne qu’on la laisse seule, et se dirige vers le bois. Une sensation extraordinaire l’agite. Ces arbres qui frissonnent avec leurs grands corps habillés de feuilles, leurs bras étendus, n’est-ce donc pas quelqu’un ? se demande la Parisienne, moitié craintive, moitié attirée.

Elle hésite un moment, s’arrête. Un trouble physique, à la fois poignant et délicieux, l’envahit. L’émotion tour à tour l’étreint et éclate dans son cœur. Les parfums des sèves qu’elle aspire pour la première fois l’enivrent et brûlent le sang de ses veines.

— Dans les bois habitent les faunes, pensa la jeune femme à demi hallucinée, je les évoquerai ce soir. Ils sont laids eux aussi, et cependant ils aiment et sont aimés. Ils me révéleront l’amour que la laideur elle-même peut inspirer.

Elle descend un fossé profond, remonte sur un talus couvert de mousse, d’herbes et de pervenches. Au moment de franchir l’entrée du temple de verdure, elle élève les yeux, puis les abaisse avec dévotion comme les femmes pieuses sous les portiques des églises.

Les branches des chênes se courbent en arceaux protecteurs. Le sol est tapissé de lierre, d’anémones. De longs rayons pâles jouent sur les troncs des arbres, les dessinent, les blanchissent et les font semblables à des colonnes de marbre. Un souffle sacré passe sur ce gazon et sous ces voûtes.

Dès que la jeune femme a pénétré dans la profondeur du bois, son émotion augmente, la fièvre des nuits d’été envahit son cerveau, soulève sa poitrine, brûle ses lèvres et ses mains. La voici chez les faunes, elle croit traverser quelque chambre nuptiale des nymphes, son cœur bat avec violence. Où sont les Sylvains amoureux des Hamadryades ? Qu’elle entende leurs baisers, puisse-t-elle avoir sa part de leurs embrassements ! C’est ainsi qu’Hélène songe en marchant. Palpitante, comme si quelque satyre au pied fourchu allait répondre à son appel, la jeune femme s’enfonce plus avant dans les taillis. Ses pieds brisent les branches mortes, et elle croit entendre des pas pressés suivre les siens…

— Quel que soit le compagnon qui prendra ma main dans la sienne, dit-elle tout haut, je l’accepte ; quel que soit son amour, je l’attends. Je veux courir à deux sous ces grandes futaies sombres, être délivrée de la solitude.

Tout à coup, Hélène, qui se débat au milieu des ronces, enlacée par l’une d’elles, croit être saisie par un bras invisible. Elle tombe mollement sur la mousse au milieu d’une touffe de grandes fleurs de digitale. Les feuilles qui caressent ses cheveux et son visage, les senteurs des plantes froissées, la nuit, une secrète terreur lui font prendre les images qui hantent sa fièvre, pour des apparitions. Ses yeux agrandis dans l’ombre voient d’abord passer des vapeurs légères, puis des formes confuses, puis des êtres mystérieux, qui prennent corps, la soulèvent, l’entraînent dans leurs rondes et l’initient aux plaisirs des danses divines.

Épuisée, elle s’appuie contre un arbre, au bord d’une clairière.

Les danseurs ont disparu ou se reposent comme elle. Au loin la lune parsème les arbres d’étoiles sans nombre et fait fourmiller dans l’herbe mille feux. Tout à coup un bruissement singulier crépite sous les feuilles, un frisson parcourt l’espace, un tremblement involontaire agite les membres d’Hélène. La lune glisse par des mouvements perceptibles, sur le dôme des chênes, verse avec bruit des étincelles, soulève les voiles de l’ombre que la jeune femme croit entendre se déchirer, et apparaît dans tout l’éclat de son rayonnement au milieu de la clairière. Elle semble posée, suspendue entre le ciel et les bois, prête à descendre.

Hélène jette un cri de suppliante, s’agenouille, tend les mains, et adresse à Diane, inspiratrice préférée de Martial, à la divinité qu’adorait sa mère, et qu’enfant elle se souvient d’avoir invoquée, cette prière ardente et bizarre.

« Ô Apollousa, sœur d’Apollon, ô destructive, tu te plais à percer les femmes de tes flèches, et, comme moi tu les détestes. Ta chasteté s’irrite de leur complaisance comme ma laideur s’irrite de leur beauté. Je puis être l’une de tes prêtresses et rêver ici l’île sainte de Délos, où nul bruit profane ne se fait entendre. Pareille aux jeunes filles hyperboréennes, veux-tu que je t’apporte des offrandes, et que je te fasse le serment de n’aimer aucun mortel ?

» Si tu acceptes ce vœu, alors, ô Hémérosia, adoucis ma folie, apaise-moi, sauve-moi ! Tu n’es pas toujours cruelle, ô Artémis, et tu te plais parfois à guérir les blessures. Jette sur moi, dans cette nuit que toi seule éclaires, un regard compatissant. Fais-moi connaître l’orgueil joyeux d’une pudeur farouche, éteins en mon cœur la passion qui le consume. Je me livre à ta vertu purificatrice pour qu’elle chasse de mes sens jusqu’au désir de l’amour. Fais que je ne sois pas plus que toi, ô Diane, la victime, la proie d’Éros. Ne plus aimer, être insensible à la magie d’un amant, demeurer froide sous son regard, ne point tressaillir à sa voix, s’appartenir, ne plus adorer un autre en soi, être libre, voilà ce qu’à genoux je te demande. Écoute ma prière, déesse attentive, exauce-la ! »

Mais Hécate ne parle à ses fidèles qu’avec l’accompagnement du bruit des fontaines ou du murmure de la brise dans les roseaux courbés sur les étangs.

La lune quitte la clairière et glisse sous les bois. La jeune femme suit les reflets de la lumière divine, et cherche une révélation, une réponse dans un signe compréhensible de la déesse. Quelque chose de miroitant brille au loin sous le feuillage. Diane appelle son adoratrice au bord des rives consacrées à son culte ! La jeune femme s’élance à travers le bois, se croyant guidée par Hécate en personne.

Elle entend courir derrière elle, mais cette fois elle ne se retourne pas, puisqu’elle fuit l’amour que tout à l’heure elle cherchait.

Hélène est auprès d’un étang. L’eau sombre luit sur un fond noir comme une glace dans la pénombre. Elle quitte les massifs épais des chênes pour descendre au milieu des bouleaux blancs et maigres. Ces derniers lui ressemblent. Tristes comme elle, ils s’inclinent interrogeant l’eau dormante. La jeune femme, étourdie par sa course folle, se laisse tomber dans l’herbe humide, au bord de l’étang.

Sa gorge est oppressée, sa tête brûlante. Le bruit des pas sur les feuilles sèches qu’elle distingue encore, c’est Diane qui la suit. Bientôt la face majestueuse de la déesse franchit l’obstacle que lui opposent les bouleaux, et se jette dans l’étang. Elle plonge ; les poissons qu’elle protège bondissent dans le cercle de sa lumière.

« Quel visage courroucé a la lune, se dit Hélène, les yeux troublés par la fièvre ; qu’as-tu donc, ô Brino, t’ai-je offensée ? »

Le vent du soir, qui remue les feuilles alourdies par la rosée, fait pleurer les arbres, et apporte aux oreilles bourdonnantes de la jeune femme des mots navrants. Diane écrit en lettres flamboyantes sur la glace de l’eau qu’elle déteste la laideur. Belle entre toutes, elle repousse une laide. Ses prêtresses doivent être telles que les nymphes arcadiennes, aux traits aimables, à l’air inspiré, à la taille divine. Elle poursuit, la nuit, de sa haine les femmes disgraciées qu’Apollon poursuit le jour.

Âpollousa, invoquée par Hélène, n’a nulle pitié des femmes qui, n’ayant pas même l’excuse de la beauté, rêvent l’amour et ses plaisirs impurs. La fille de Martial voit défiler dans son cerveau égaré toutes les nymphes des bois. Elles prennent la forme des bouleaux, l’aspect du marbre, et chuchotent des paroles sans espoir. Hélène distingue chacun des mots de ces voix païennes et les entend tour à tour répéter :

« La sombre Hécate réserve la paix élyséenne aux mortelles imparfaites qui s’offrent à elle dans la mort. »

Une sorte de vertige saisit Hélène. Elle glisse du gazon et marche sur les roseaux.

« La paix élyséenne ! » murmure la jeune femme, dont les pieds brûlants effleurent l’eau froide.

Elle jette un adieu inconscient à la vie, fait un pas encore, s’enfonce, et croit mourir.