Laide/09

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Calmann Lévy (p. 203-220).
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IX


La nourrice n’a point perdu de vue sa chère fille. Elle l’a suivie pas à pas, inquiète d’allures si nouvelles chez Hélène, qui n’aime ni la campagne, ni les bois, ni la nuit. Joséphine s’est fait suivre par son fils ; et le dévoué Césaire, tenant ses chevaux en main, a traversé des sentiers impraticables. Sa mère et lui étaient arrêtés dans l’ombre, à une courte distance de leur maîtresse, lorsqu’elle s’approcha de l’étang. Là, tout près d’elle, invisibles, ils l’observèrent curieusement, stupéfaits de sa passion subite pour la nature. La nourrice, ne devinant rien de ce qui se passait dans l’esprit éperdu de la jeune femme, ne s’émut point lorsqu’elle posa les pieds au bord de l’étang. Elle dit bas à son fils en lui prenant les rênes des chevaux :

« Approche-toi, et veille sur l’imprudente. »

Mais Césaire, sans plus attendre, avait bondi jusqu’auprès de sa maîtresse. Au moment où elle allait disparaître dans l’eau vaseuse, il la saisit par sa robe, l’enleva et courut vers sa mère qui accourait vers lui.

Tous deux, secouant les vêtements d’Hélène, la déshabillèrent à moitié, l’entourèrent de couvertures. Joséphine prit sa fille dans ses bras, comme elle eût fait autrefois de son nourrisson, la roula dans sa jupe et remonta en voiture.

Césaire, après avoir conduit un moment ses chevaux par la bride, retrouva la route et lança l’équipage à fond de train pour ramener au plus tôt Hélène chez elle.

Les secousses de la voiture, qui faillit plusieurs fois se briser dans cette descente effrénée de Bellevue sur Paris, ne ranimèrent pas les sens de la jeune femme. Soit torpeur, soit évanouissement, elle ne put répondre un seul mot à sa fidèle servante qui la couvrait de baisers et l’appelait avec des sanglots.

Romain et Martial attendaient leur fille pour dîner. Surpris de ne pas la voir rentrer du Bois à l’heure habituelle, ils essayèrent de se rassurer sans y parvenir. Hélène tout à coup parut devant eux, dans la serre qu’ils arpentaient avec inquiétude. Césaire la portait, suivi de Joséphine en larmes. Ses longs cheveux dénoués, à peine secs encore, son visage pâle d’une pâleur livide lui donnaient l’aspect de la mort.

— Notre vieux médecin, vite, vite, répétait la nourrice. Qu’on aille le prévenir, et qu’il vienne tout de suite.

Mais les domestiques éplorés se heurtaient les uns contre les autres, demandaient des explications et n’obéissaient pas, tant ils étaient ahuris.

« Frère, cria Césaire au maître d’hôtel, le médecin ! Va le prendre, amène-le, pour sauver madame, pour la sauver, entends-tu ? »

Le second fils de Joséphine courut enfin chercher le médecin.

Martial et Romain, sans voix, sans gestes, atterrés, marchaient derrière la nourrice, et derrière Césaire. Ils montèrent l’escalier, pénétrèrent dans la chambre d’Hélène, mais ils furent incapables d’aider Joséphine et son fils à mettre la jeune femme au lit.

On enveloppa Hélène dans un chaud peignoir de flanelle. Césaire lui pétrit les pieds qu’elle avait glacés, tandis que la nourrice couvrait sa poitrine de serviettes brûlantes, et la réchauffait.

Le bruit des soupirs et de la respiration haletante d’Hélène rendit quelque force à Martial et à Romain. Alors tous deux s’écrièrent :

— Quoi, que s’est-il passé ?

— Elle s’est noyée ! répliqua brutalement la nourrice, qui en voulait à l’univers entier, et surtout à Romain, père de Guy.

Depuis les bois de Bellevue jusqu’à l’hôtel, Joséphine, malgré son désespoir, avait réfléchi à l’action étrange d’Hélène, et, sachant quels étaient ses tourments, son chagrin, quelle énergie elle déployait pour dompter son amour, la confidente avait deviné un suicide.

— Elle s’est noyée, dit Martial sans comprendre, comment, noyée ?

— Exprès ? demanda Romain avec épouvante.

— Oui, exprès ! parce que aussi on la rend trop malheureuse !

— Nous la rendons malheureuse, nous, moi, nourrice ! Est-ce possible ? reprit Martial.

— Ce n’est plus vous maintenant qui la faites souffrir, monsieur. Elle a secoué la charge de douleurs dont vous l’aviez accablée en vous séparant d’elle. Celui qui la torture, qui la tue, c’est…

Hélène appela sa nourrice d’une voix faible.

— Tais-toi, lui dit-elle tout bas, mon secret est à moi seule.

— Je me tairai pour vous, répondit Joséphine, mais pour eux, les égoïstes, ils mériteraient de savoir ce que cachent votre douceur, vos sourires, votre bonté.

— Commence toi-même par m’épargner avant de prêcher les autres, murmura la jeune femme.

Le médecin entrait. Il soignait la fille de Martial depuis son enfance, et, dans cette grave maladie qui faillit l’enlever à sept ans, lui seul l’avait arrachée à la mort, ce qu’Hélène lui reprochait sans cesse d’un ton plus sérieux que plaisant.

— Eh bien, sauveur, dit la jeune femme avec découragement, n’allez pas recommencer votre cure. Laissez-moi en paix.

Renseigné dès la porte de l’hôtel par Césaire, le vieux médecin crut comme Joséphine à un acte de désespoir. Ce que lui dit Hélène à son entrée le confirma dans ses soupçons.

— Beaucoup de ménagements, beaucoup de silence, ordonna-t-il en s’adressant à la nourrice, car l’excitation cérébrale qui a causé le soi-disant accident n’est certainement pas éteinte par le bain !

Hélène fit un geste d’impatience, mais le vieillard feignit de ne l’avoir point remarqué, et il s’en alla.

Martial et Romain sortirent derrière lui.

— Est-elle en danger ? demanda l’un.

— Ne la quittez pas, ajouta l’autre.

— Je sors pour faire préparer moi-même des calmants sous mes yeux, car il est nécessaire de surveiller la moindre médication. Au début de la fièvre que je prévois, tous les soins ont leur importance. Je reviendrai dans un moment ; tenez-vous ici en m’attendant.

Les deux pères s’assirent à la porte de la chambre d’Hélène, qui était demeurée ouverte.

Un domestique apportant le courrier de la jeune femme, Romain découvrit au milieu des lettres et des journaux une adresse de la main de son fils.

— Une lettre de Guy ! dit-il à Martial.

Hélène, avec cette affinité des sens que donnent les grandes secousses, entendit l’exclamation de Romain, et s’écria :

— Nourrice, je veux la lettre de Guy.

— Quelle lettre ?

— Celle dont parle son père. Va me la chercher tout de suite.

Joséphine craignit un commencement de délire, cependant elle appela Romain et lui répéta la demande d’Hélène. Le peintre ne pouvant supposer qu’il avait été entendu, et pensant que des nouvelles de Guy ajouteraient à la surexcitation de la chère malade, nia qu’il y eût une lettre de Vérone.

— Je ne me suis pas trompée, répéta Hélène, dont les yeux s’enflammèrent ; non, je ne me trompe pas : ma lettre, ma lettre !

Romain, que la première vue de l’écriture de son fils avait comblé de joie, trembla de livrer cette lettre. Il eut peur qu’elle ne fût cause par sa teneur d’une aggravation dans le mal de sa belle-fille, et la supplia de se calmer, de ne pas insister. Mais Hélène menaçant de se lever, Romain dut lui obéir.

La jeune femme, soulevée par sa nourrice, décacheta, au bout d’un mois de mariage, la première lettre de son mari, elle débutait ainsi :

« Enfin, ma chère Hélène, après quelques tribulations, je suis cavalier-servant accepté, reçu, fêté ! Notre double mariage a de grands airs, au moins pour trois époux : elle, toi, moi. Grâce à ma belle maîtresse et grâce à mon intelligente femme, je suis, au milieu de tous ces liens conjugaux, le plus libre des hommes, le plus heureux…

Elle n’en put lire davantage.

— Assez de générosité, assez de contrainte, assez de martyre ! s’écria Hélène d’une voix saccadée.

Romain arracha la lettre de Guy des mains de sa belle-fille, et jeta comme elle les yeux sur les premières lignes.

Indigné de la cruauté de son fils, il ajouta plein de colère, après la pauvre Hélène :

— Assez d’indulgence pour cet orgueilleux, pour ce jouisseur aveugle et féroce !

La nourrice regarda Romain d’un œil favorable.

Martial, adossé à la porte de la chambre de sa fille, assistait, immobile, à cette scène.

— Alors, vous comprenez, Romain, dit la jeune femme, pourquoi la vie, ce soir, m’a paru trop lourde ?

Martial, suppliant, s’approcha du lit d’Hélène.

— Ne parle pas ainsi, murmura-t-il ; prends pitié de moi, de Romain, de tes deux vieux pères, ma fille.

— Qui donc a le droit de réclamer ma pitié ? Qui donc en a montré pour moi ? répliqua-t-elle durement. Est-ce vous, chez vous ? Oui, j’ai eu ce soir la passion de l’éternel repos, et je ne renoncerai pour personne à mon droit de faire cesser volontairement, un jour, des souffrances dont je suis lasse.

— Ainsi, se demanda tout haut Romain, toute cette gaîté depuis quatre mois était feinte, toute cette originale simplicité était cherchée, composée ? Ce qui paraissait l’expression vivante de ses mouvements intérieurs, spontanés, était artificiel et convenu ?

— Oui et non, non et oui, répondit-elle avec fatigue au monologue du père de Guy. Il est aisé de jouer le naturel avec ceux qui ne savent rien de vous. Pourquoi revenir, d’ailleurs, sur le passé, autrement que pour dire : Je ne le vivrai plus ? Pourquoi vivre dans l’avenir, puisque j’aime d’amour Guy Romain, mon mari ?

— Et qu’elle l’a toujours aimé ! ajouta la nourrice. Ah, vous la connaîtrez maintenant, la chère fille dans son courage et dans sa douleur. Vous auriez dû la deviner telle qu’elle est, trop vaillante, et réclamer d’elle moins d’efforts. Aujourd’hui, la voilà broyée !

— Nourrice, avouait-elle donc à votre tendresse qu’elle aimait Guy d’amour avant le mariage ? s’écria Romain.

— Elle l’aime depuis qu’elle existe, depuis que j’ai cessé de l’allaiter.

— Ah ! l’horrible épreuve que nous t’avons tous imposée ! dit Romain en s’agenouillant au près du lit de sa belle-fille, pardon, pardon !

— Pardon ! répéta Martial.

— Vous l’avez torturée, quand vous auriez pu, comme moi, la consoler, dit sévèrement la nourrice.

— Je suis la plus malheureuse des créatures, balbutia Hélène, qui éclata en sanglots.

— Les insensés ! les coupables ! s’écria le vieux médecin. Quoi ! c’est ainsi que vous suivez mes prescriptions ? Sortez tous trois. Je vous chasse, je la soignerai seul.

Et il renvoya jusqu’à la nourrice, malgré ses pleurs.

— Joséphine, vous reparaîtrez dans un instant, lorsque vous vous serez pénétrée du calme qu’il vous faut, dit le médecin d’un ton qui ne souffrait pas de résistance. Personne d’ailleurs n’entrera ici que je n’aie sonné.

Et il ferma la porte sur les trois imprudents.

Le vieillard s’assit à côté du lit de sa malade, la berça doucement avec des paroles monotones. La jeune femme, prise d’un gros accès de fièvre, répétait vingt fois les mêmes mots, et des exclamations incohérentes revenaient sans cesse à ses lèvres.

— Apollousa, la cruelle, dicte mon expiation, elle me défend d’aimer. Hécate vengeresse veut ma mort.

Le médecin trouvant plus d’avantages à diriger le délire d’Hélène qu’à le contrarier, la questionna, et suivit avec elle son idée fixe.

— Hécate vient pour calmer les maux qu’elle a causés, dit-il. La voici, regardez, elle sourit ; c’est le guérisseur, c’est le prêtre d’Apollousa qui l’amène.

— Ah, elle sourit, vous la voyez ! répondit Hélène.

— Je la vois. Elle me choisit, moi, votre sauveur, pour vous sauver une seconde fois.

— Je réclame d’elle et de vous la paix élyséenne.

— Elle me la promet, elle dit oui. Reposez donc et dormez, Hélène, dormez !

La jeune femme ferma les paupières et se tut ; mais, durant la nuit, elle rouvrit cent fois les yeux avec égarement, et son délire recommença.

Le surlendemain matin ses lèvres gercées de peau noirâtre, ses dents entourées d’un cercle brun, ses yeux battus et enfoncés, son pouls irrégulier, obligèrent le vieux médecin à prévenir Martial et Romain que leur fille avait la fièvre typhoïde.

— Faut-il écrire à Guy ? Croyez-vous que sa présence puisse faire quelque bien à Hélène ? demanda le beau-père.

— Nous ne devons point songer à lui donner de sitôt une émotion quelle qu’elle soit, triste où joyeuse, répondit le médecin.

Vers le soir de ce jour, Hélène fit appeler son père et Romain.

— Je sens, leur dit-elle, que je vais faire une maladie grave. J’ai grand’peine en cet instant à retenir ma pensée qui s’échappe, et à rassembler les mots nécessaires pour l’exprimer. La suite de mes idées, je la cherche… Attendez, je crois la trouver, oui, je la trouve… Non, la voilà qui se rompt avec éclat dans ma tête ! Je vais avoir le délire ! Écoutez ! Si durant mes accès je vous prie de faire une démarche auprès de Guy, ne la faites pas, je vous en conjure ! Respectez ma volonté actuelle comme on respecte celle qu’un mourant a signifiée. Je vous adjure de ne point écrire à Guy le danger que je vais courir. Vous recevrez le samedi comme si j’étais présente, je l’ordonne, je l’exige. Les amis qui se sont engagés à tenir Guy au courant de mes soirées continueront à lui raconter ce que vous ferez, sans qu’il soit question de moi, de ma maladie.

Elle répéta de nouveau : « je vous en conjure, je le veux ! » et son délire la reprit pour ne plus la quitter.

Durant vingt et un mortels jours, on la crut tantôt perdue, tantôt sauvée. Sa nourrice, Martial, Romain, Césaire, ses domestiques la soignèrent avec un dévouement que plus d’une jolie femme n’eût peut-être pas inspiré. Dans ses rares moments de lucidité, elle eut des élans de reconnaissance qui prouvèrent son désir de vivre, et rassurèrent les siens, sinon pour le présent, au moins pour l’avenir, qu’au début de sa maladie elle avait si cruellement réservé.

Les mots aimer, être aimée, revinrent sans cesse dans son délire, et la jeune femme, plus d’une fois, exprima sa passion pour son mari avec une telle puissance, une telle poésie, que Romain, malgré ses serments, eut grand’peine à ne pas rappeler son fils.

Lorsque la fièvre faisait briller les yeux d’Hélène, que ses joues brûlantes rougissaient, son visage plus d’une fois se transfigura. On lui coupa les cheveux qu’elle avait longs et fins, mais décolorés.

Un matin, après une nuit terrible, la nourrice, plus inquiète encore que les jours précédents, soignait seule Hélène pendant le dîner de Martial et de Romain.

La jeune femme, tout à coup, se dressa et dit d’un ton impérieux :

« Cette laide, sachez-le, ne veut plus mourir, elle veut vivre de ses vingt-cinq ans ! »

— Hélène, répliqua la nourrice ne sachant plus comment ni par quoi calmer une excitation cérébrale qui tuait sa chère fille, vous n’êtes plus laide, maintenant. Vos yeux n’ont plus cette teinte sans lumière qui les rendait semblables à des yeux privés de jour, votre chair a perdu sa pâleur de cire.

La jeune femme écouta comme si elle entendait, et ses signes encouragèrent la nourrice à parler. Le médecin, craignant surtout la continuité de la fièvre, insistait sans cesse pour qu’on détournât doucement la malade de ses idées noires, et pour qu’on s’efforçât de mettre quelque intervalle entre ses crises de divagation.

— Hélène, mon Hélène, poursuivit la nourrice, vous sortirez de cette maladie belle comme vous l’étiez à sept ans, belle, oui, belle.

— Belle, moi ! répéta la jeune femme, et elle rit d’un rire navré qui s’éteignit dans un torrent de larmes.

La nourrice alla lui chercher une glace et osa la lui présenter.

— Regardez vous-même si je mens, lui dit-elle, et guérissez bien vite pour jouir de votre nouvelle figure.

Hélène leva sa tête à la fois lourde et vide. Elle la soutint péniblement de sa main droite et se pencha sur le miroir. Après avoir regardé en cercle autour d’elle comme pour reconnaître sa chambre, elle jeta brusquement les yeux là où elle se voyait. Son émotion ajoutait encore à l’éclat fiévreux de son teint.

— Est-ce donc moi ? balbutia la malade. Moi, beaucoup moins laide ? Ah, nourrice, que mon épreuve serait légère, si la déesse que j’invoquais dans les bois où tu m’as conduite me l’imposait en vue d’une pareille récompense !

Ni la jeune femme ni sa fidèle servante, l’une par faiblesse, l’autre par prudence, n’ajoutèrent un mot aux paroles qu’elles venaient d’échanger. Il leur suffit du mince rayon d’espoir que toutes deux avaient entrevu. Hélène se dit qu’en guérissant elle pouvait être moins laide, Joséphine pensa qu’avec la promesse de devenir belle Hélène guérirait plus vite !

En effet, à partir de cette heure, la fièvre, qui ne cessait de croître, alla s’abaissant d’une manière sensible ; enfin, un beau jour, elle cessa, et tout danger alors disparut. Hélène, sauvée, entra en convalescence.