Lamarckiens et Darwiniens/Néo-Darwiniens et hérédité des caractères acquis

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DEUXIÈME PARTIE

les néo-darwiniens et l’hérédité
des caractères acquis[1]

D. Cur opium facit dormire ?
R. Quia est in eo
Virtus dormitiva
Cujus est natura
Sensus assoupire.
(Molière, Malade imaginaire.>


Combien avaient ri de la facétie de Molière qui ont accordé ensuite la plus profonde attention à la théorie laborieuse de Weissmann ? On a discuté avec passion la solidité de cet échafaudage d’hypothèses ingénieuses ; on en a tiré des conclusions inattendues ; on a nié des faits d’observation courante que ces conclusions contredisaient et beaucoup de savants de valeur se sont appliqués à montrer que l’observation avait été fautive dans tous les cas où elle n’était pas d’accord avec le système du naturaliste allemand.

Quelques-uns, cependant, se sont ravisés, ont cherché à la hase, et sont arrivés à se convaincre que des déductions très logiques peuvent conduire à l’erreur quand elles ont pour point de départ des prémisses erronées. On a donc étudié avec soin les hypothèses fondamentales de la théorie et l’on a montré que beaucoup d’entre elles sont difficiles à accepter. Bien plus, je voudrais montrer dans cet ouvrage qu’elles n’existent pas, ces hypothèses fondamentales, desquelles[2] on a tiré des conclusions capables de faire vaciller la raison humaine. Ce sont le plus souvent de simples jeux de mots, des définitions analogues, à la vertu dormitive de Molière, définitions spécieuses dans lesquelles on emploie d’une manière plus ou moins adroitement dissimulée des termes contenant l’idée même de la chose à définir…

Mais une si gigantesque erreur n’est pas l’œuvre d’un seul homme et Weissmann, qui d’ailleurs y est arrivé seulement après une série de tâtonnemens[3] souvent contradictoires, n’a fait qu’entrer dans un courant d’idées vieux de plusieurs siècles. L’immortel Darwin l’y avait précédé de quelques années et avait contribué déjà avec ses gemmules à égarer l’opinion ; aussi Weissmann doit-il être considéré comme procédant de lui, non seulement à cause du rôle trop exclusif qu’il accorde, dans la formation des espèces, à l’admirable principe de la sélection naturelle, mais aussi, à cause des particules représentatives sur lesquelles il base son fragile échafaudage et qui dérivent directement des gemmules de Darwin.

Le système de Weissmann ne saurait donc être exposé sans être précédé d’une courte relation des idées antérieures qui l’ont préparé. Peut-être la genèse même de ce système convaincra-t-elle le lecteur de son peu de stabilité, mais si cela n’est pas suffisant, je pense qu’on pourra bientôt, malgré l’engouement momentané qu’il a provoqué, appliquer à ce brillant ensemble d’hypothèses les réflexions de Wallace sur le sort des théories fausses : « Il n’y a pas de preuve plus convaincante de la vérité d’une théorie générale que la possibilité d’y faire rentrer des faits nouveaux[4], et d’interpréter par son moyen des phénomènes considérés auparavant comme des anomalies inexplicables. C’est ainsi que la loi de la gravitation et celle des ondes lumineuses ont été établies et universellement acceptées par la science. On leur a successivement opposé un grand nombre de faits apparemment incompatibles avec elles, et tous, l’un après l’autre, ont été trouvés être les résultats nécessaires de la loi qu’on voulait combattre par leur moyen. Une théorie fausse ne résistera jamais à cette épreuve ; chaque jour amène à la lumière des faits dont elle ne peut rendre compte, et ses avocats diminuent, en dépit de l’habileté et du talent employés à la défendre.

Le grand nom d’Edward Forbes n’a pas empêché sa théorie de « la polarité de la distribution chronologique des êtres organisés » de mourir de sa belle mort ; mais un exemple plus frappant encore est celui du « système quinaire et circulaire de classification », proposé par Mac Leay, et développé par Swainson avec une science et une habileté qui n’ont pas été surpassées[5]. Cette théorie était éminemment séduisante… et cet ouvrage fut longtemps le meilleur et le plus populaire à l’usage de la nouvelle génération de naturalistes.

« Il fut aussi accueilli avec faveur par l’ancienne école, ce qui était peut-être un signe de son peu de valeur[6]. Un nombre considérable de naturalistes connus en parlèrent avec approbation ou soutinrent des opinions analogues, de sorte qu’elle fit du chemin pendant quelque temps ; dans des circonstances aussi favorables, elle aurait dû se consolider, pour peu qu’elle contint un germe de vérité ; elle s’éteignit cependant en quelques années. Son existence est aujourd’hui un simple fait historique et, si rapide fut sa chute, que son habile promoteur Swainson fut peut-être le dernier qui y ajouta foi. Tel est le sort d’une théorie fausse[7]… »


  1. Revue philosophique, 1899.
  2. WS : desqueles -> desquelles
  3. WS : tâtonnements
  4. Cela n’est pas arrivé pour le système de Weissmann ; il avait été établi en vue d’expliquer un certain nombre de fait connus et, pour l’étendre ensuite à d’autres faits, son auteur a dû introduire des hypothèses nouvelles, aussi nombreuses, aussi compliquées peut-être que les faits à interpréter
  5. Sauf peut-être par Weissmann.
  6. C’est toujours Wallace qui parle.
  7. Wallace, La sélection naturelle, édit. française, p. 45.