Lamarckiens et Darwiniens/L’emboîtement des germes

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CHAPITRE V

l’emboîtement des germes


La génération humaine a de tout temps étonné les philosophes et l’on trouve dans les ouvrages les plus anciens des tentatives d’explication de ce phénomène extraordinaire. Ces tentatives ne présentent aujourd’hui qu’un intérêt historique, au moins autant qu’elles sont antérieures à la découverte des éléments sexuels, mais l’on ne peut nier cependant qu’elles aient eu une influence considérable sur la manière dont les premiers observateurs au microscope ont interprété les résultats de leurs observations. Lorsque Leuwenhœk eut découvert le spermatozoïde, mobile et par conséquent vivant, les idées anthropomorphiques régnantes amenèrent naturellement Hartsœker à supposer que cet être microscopique contenait un petit homme complètement formé ; quelques années après Dalempatius vit ce petit homme et le dessina d’après nature ! Quoi de plus naturel, n’est-ce pas, puisque le chevreau devient chèvre en grandissant, que le chevreau lui-même dérive d’un tout petit chevreau semblable à lui-même[1]. Sic canibus catulos similes ! Il est vrai, qu’en y regardant de près, l’homme n’est pas seulement un enfant grandi ; il y a d’autres modifications que des accroissements de parties. Cela est encore plus caractéristique pour la mouche qui provient d’un ver avec lequel elle a fort peu de ressemblance, etc. Mais on n’était pas arrêté pour si peu ; l’œuf maternel n’était qu’un milieu nutritif où le spermatozoïde croissait progressivement jusqu’à devenir visible et capable de vivre par lui-même. D’où provenait ce spermatozoïde homunculus ? Il préexistait dans le spermatozoïde précédent et ainsi de suite jusqu’au père Adam ; de même existent à son intérieur tous les spermatozoïdes des générations futures. C’est la théorie de l’emboîtement des germes spermatiques, longtemps soutenue par ceux qu’on a appelés pour cela les spermatistes. À côté d’eux, une école antagoniste, l’école oviste, attribuait à l’œuf la propriété de former à lui seul le nouvel être ; la fécondation donnait seulement une excitation physique déterminant le développement, et les œufs étaient emboîtés les uns dans les autres, depuis la mère Ève jusqu’à la dernière des générations à venir.

Sous l’une ou l’autre de ces formes, la théorie de l’emboîtement des germes, attribuait à l’un seulement des éléments sexuels un rôle important dans la formation de l’individu. Indépendamment de l’emboîtement même dont nous trouverons un souvenir plus ou moins net dans les plasmas ancestraux de Weissmann, il reste à retenir de cette théorie bizarre l’hypothèse de la préformation de l’adulte dans l’élément microscopique d’où il provient.

Voilà une hypothèse dont la genèse est bien explicable ainsi que je l’ai déjà fait remarquer. Elle provient naturellement de la tendance que nous avons à considérer comme simples les phénomènes qui nous sont familiers. Nous voyons grandir les jeunes animaux et, par suite, nous concevons facilement qu’ils proviennent eux-mêmes, et par le même procédé, d’animaux semblables et plus petits, tellement petits même qu’ils ne soient plus visibles à l’œil nu. Et cependant, si l’on mettait devant nous, à côté du germe microscopique de l’animal futur, la masse totale des aliments aux dépens desquels se constituera son corps adulte, nous serions bien embarrassés pour nous rendre un compte exact de la manière dont s’effectuera le développement, même si nous découvrions au microscope dans le germe, l’image réduite et parfaite du corps qui en proviendra. N’est-ce pas à ce besoin d’explication que répond le vieux cliché : « Les corps vivants diffèrent des corps bruts en ce qu’ils s’accroissent par intussusception » ? Cela est tout simple et puisque cette propriété ( ?) spéciale met les êtres vivants en dehors de la physique et de la chimie, pourquoi nous entêter à vouloir chercher dans ces sciences précises une explication des phénomènes vitaux auxquels elles ne sont pas applicables ? On ne doit expliquer la vie que par la vie, et puisqu’il est notoire que les animaux jeunes grandissent, tout le développement se comprend sans peine.

Ce raisonnement, les partisans de la préformation l’ont fait implicitement sans s’en apercevoir ; il est donc naturel que leur théorie ne les ait conduits à aucun résultat puisque cette théorie considérait d’emblée comme insolubles les grands problèmes de la biologie. Comme conséquence d’une telle erreur de méthode, on a encore vu au commencement de ce siècle les descriptions extravagantes du grand micrographe Ehrenberg[2]. Dans les plus simples des protozoaires, cet anthropomorphiste irréductible a signalé les organes les plus variés, une constitution aussi compliquée que celle des hommes. Il a essayé d’expliquer les amibes par l’homme et c’est le contraire qu’il faut faire, car les fonctions de l’homme sont loin d’être simples quoiqu’elles nous soient très familières et que nous sachions les raconter avec des mots courants, parce que notre langage y est précisément adéquat.


  1. Mais comment le chevreau devient-il chèvre ? Quels sont les phénomènes de l’accroissement ? À quoi bon s’en préoccuper, c’est là un phénomène familier, donc il nous paraît tout simple et peut servir à en expliquer ( ?) d’autres !
  2. Ehrenberg, Die Infusionsthierchen als vollkommene Organismen, Leipzig. 1838.