Lamartine, sa vie littéraire et politique/02

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Lamartine, sa vie littéraire et politique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 89 (p. 585-601).
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LAMARTINE

II.
SA VIE POLITIQUE.

I. LAMARTINE SOUS LA MONARCHIE DE 1830.[1]

L’histoire a d’étranges retours. Deux fois dans la vie d’une génération et dans des conditions bien différentes la république a reparu en France. Aujourd’hui elle vient de renaître, au milieu des plus tragiques hasards de la guerre, comme une improvisation désespérée de la patrie en péril, comme un pouvoir suprême et anonyme de défense contre un héritage de désastres à conjurer. Il y a vingt-deux ans, elle naissait du cours mystérieux des choses, du progrès démocratique ou, si l’on veut, d’une précipitation populaire mais, dans tous les cas d’un gouvernent tout intérieur où la nécessité de faire face à l’étranger n’était pour rien, et du premier coup un homme environné de gloire poétique lui donnait presque son nom en la couvrant de la magie de sa parole. Cet homme, c’était l’auteur des Méditations, l’auteur des Girondins. Qui eût dit à Lamartine, au moment où il échappait aux influences de sa jeunesse et de la restauration, qu’il serait un jour un des orateurs, un des chefs d’une république à peine entrevue alors dans l’avenir, et que cette république, qu’il voulait généreuse, humaine, libérale, pacifique, sombrerait bientôt dans le despotisme pour renaître, après vingt ans, au milieu des cruelles épreuves de la guerre et de l’invasion ? C’est là cependant notre histoire, c’est le dramatique résumé de nos crises et de nos malheurs, que Lamartine n’a pas vus jusqu’au bout, mais au milieu desquels, tant qu’il a vécu, il a joué un rôle, soit par la parole, soit par l’action, gagnant ou perdant la popularité, et représentant en somme moins une politique qu’une fascination de génie, une impatience de grandeur et de gloire, une immense ambition déçue au moment où elle croyait toucher le but.

Certes, si pour gouverner les hommes et pour fonder un régime public il ne fallait que l’éclat d’une imagination puissante et toutes les séductions d’une inépuisable éloquence, Lamartine eût été un des premiers parmi les politiques contemporains, un des fondateurs d’une république pacifique et libérale en 1848, l’inspirateur et le guide d’une démocratie victorieuse. Un instant il a pu croire qu’il avait réalisé ce rêve où il se voyait tour à tour poète, historien, chef populaire, orateur tribunitien, homme d’état d’une révolution triomphante. Par quelle progression mystérieuse en était-il venu là, et comment du haut de ce rêve retombait-il vaincu dans un délaissement amer et sombre ? C’est que ce n’était peut-être qu’un rêve, et cette destinée elle-même est comme une légende dans notre histoire politique. Rien ne ressemble moins en effet à la vie précise et coordonnée d’un homme public, d’un chef de parti, que cette existence flottante et complaisamment livrée à tous les souffles. Le rôle de Lamartine, c’est son génie, c’est l’expansion d’une somptueuse et prodigue nature se déployant dans sa liberté, et mieux faite assurément pour une sorte de prosélytisme tout personnel d’imagination que poux une action collective et définie. Puisqu’il a voulu être un politique, il l’a été, mais il l’a été en restant toujours lui-même, un être singulièrement multiple sous une apparence d’harmonieuse unité, homme de la restauration métamorphosé en républicain, conservateur avec des vues et des impatiences de radicalisme, radical avec des habitudes, des traditions conservatrices, et par-dessus tout poète, homme d’inspiration et d’entraînement.

Il l’a dit, et il faut le croire, il portait en lui le germe des grandes ambitions, le pressentiment des destinées agitées ; il aspirait à la politique comme à la vocation de sa vie, comme à un autre mode de manifestation plus retentissant et plus populaire. C’est ainsi qu’en 1833, revenant d’Orient, il entrait dans les chambres de la monarchie de juillet, protégé par sa renommée de poète, mais inconnu comme homme public et comme orateur, indépendant des partis, cherchant l’occasion et le moyen de se faire une place dans la mêlée des opinions, et au fond, sans l’avouer, sans sortir d’une séduisante modestie d’attitude, il dépassait déjà dans l’intimité de sa pensée le cercle de ce qui existait, il se considérait lui-même comme une réserve dans des événemens futurs. Quoique dès ces premières années il écrivît dans une lettre récemment divulguée ; qu’il n’était pas « antirépublicain le jour et l’heure donnés, » il ne songeait probablement guère encore à la république. Il étudiait le terrain, il sondait l’horizon, il tenait à se désigner à l’opinion comme un de ces hommes disponibles et préparés à des interventions heureuses qui, en dehors des combinaisons parlementaires du moment, peuvent devenir une ressource dans une heure de crise publique. Je ne veux certes point aujourd’hui suivre pas à pas Lamartine dans toutes ses luttes et ses évolutions, dans ce travail de quinze ans pour se faire une position devant le public, pour conquérir la popularité ; je voudrais seulement ressaisir quelques-uns des traits caractéristiques de cette brillante nature.

En réalité, quel était le fond de la pensée de Lamartine au moment où il entrait dans la vie parlementaire ? quel est son vrai rôle sous cette monarchie de 1830 qu’il devait un jour contribuer si puissamment à précipiter dans l’abîme ? Il ne l’a jamais peut-être bien su lui-même, parce que c’était avant tout un homme d’impression, d’intuition, d’instinct, d’improvisation. Évidemment l’auteur des Méditations avait plus d’une raison de n’être point un ennemi pour cette monarchie constitutionnelle de juillet, reconstruite après un orage de trois jours. Les liens de patronage qui avaient existé autrefois entre la maison d’Orléans et sa famille étaient faits pour le rapprocher de la royauté nouvelle. Au lendemain de 1830, il avait ardemment désiré lui-même, selon son aveu, monter sur la brèche à la suite de Casimir Perier pour défendre la société ébranlée, pour repousser l’assaut qui menaçait de livrer la France aux séditions des rues et à la recrudescence des passions militaires, c’est-à-dire à la révolution et à la guerre. Pendant les premiers temps, il ne laissait entrevoir assurément aucune pensée d’hostilité irréconciliable, et même en certaines circonstances critiques, notamment dans les luttes passionnées de la coalition parlementaire de 1839, il prenait une sorte de plaisir à se constituer le chevalier du ministère de M. Molé, à se porter au secours de la monarchie de juillet contre ceux qui lui faisaient une vie difficile et dure après l’avoir créée. Jusque-là c’était un conservateur par chevalerie ou par coquetterie, si l’on veut, un conservateur libre et indépendant, faisant sa cour à tous les partis au moment même où il défendait la royauté, mais enfin c’était un conservateur par l’attitude comme par le langage.

Il ne faut cependant pas trop s’y méprendre. Sans être un ennemi, Lamartine n’a jamais été précisément un ami pour le régime de 1830, et, si dans la coalition de 1839 il semblait venir en aide à une royauté menacée d’un assaut parlementaire, c’était peut-être bien plutôt par antipathie contre ceux qui l’attaquaient que par une préférence décidée pour l’institution elle-même. Au fond, voilà la vérité, l’homme de la restauration vivait toujours en lui, et dans le secret de son âme il gardait à la monarchie nouvelle ce qu’il a lui-même appelé « la rancune décente d’un royaliste tombé. » Sans vouloir se mêler aux combinaisons de partis, aux coalitions meurtrières, il ne voyait dans la monarchie élue qu’une transition précaire conduisant à une extension inévitable de l’idée démocratique, et avant tout une dérogation violente et périlleuse aux lois héréditaires de la royauté. Lamartine, par sa nature, par le tour de ses idées, par les habitudes de son esprit, n’entrait d’aucune façon dans les considérations qui avaient pu rendre la révolution de 1830 nécessaire et légitime. C’était pour lui affaire de sentiment ou de tempérament, et, à vrai dire, rien ne peint mieux ces nuances morales qu’un mot attribué par Lamartine à Béranger. Un jour, Lamartine, revenu des illusions de 1848, et Béranger, revenu de toute chose, s’entretenaient de 1830, du rôle des hommes et des partis dans cette révolution, et l’auteur des Méditations disait à l’auteur du Dieu des bonnes gens que lui, le chansonnier libéral, que tous les hommes de 1830 avec lui, avaient eu tort de faire un roi d’usurpation en brisant ou en abaissant la monarchie, que, puisqu’ils ne croyaient pas la république possible encore, ils devaient, en sauvegardant la victoire populaire de juillet sur la royauté, « couronner l’héritier légitime dans la personne d’un enfant innocent du règne. » Béranger, penchant sa lourde tête, répondait, non sans finesse : « Peut-être avez-vous raison ; mais, moi, je n’avais pas tort. Vous étiez Lamartine, j’étais Béranger. »

C’est là tout le secret. Lamartine n’était pas Béranger, il était Lamartine ; il n’était pas de cette génération qui avait fait 1830, qui avait trouvé le couronnement de ses vœux et de ses espérances dans cette monarchie nouvelle fondée sur une acclamation populaire. Il ne pensait pas, il ne sentait pas comme elle. Cette génération née ou élevée sous l’empire, jetée tout à coup sur la scène en 1815, formée aux luttes libérales de la restauration, arrivée au pouvoir en 1830, cette génération, une des plus intelligentes qui aient paru, avait des traditions, des opinions, un but précis, qu’elle se définissait clairement à elle-même, et qui lui traçaient en quelque sorte une sphère d’action politique. Elle a pu ne point réussir définitivement dans son œuvre, elle savait du moins ce qu’elle voulait. Lamartine, lui, avait des traditions différentes, des opinions vagues comme ses instincts, et quant à un but, s’il en avait un, il se dérobait encore à ses yeux dans je ne sais quel nuage empourpré et confus. De là cette indépendance d’attitude qui le rapprochait ou l’éloignait alternativement de tous les camps en lui ménageant tour à tour les flatteries ou les sourires presque dédaigneux des uns et des autres, — des conservateurs, auxquels il restait suspect en défendant souvent leur cause, de l’opposition, dont il combattait les turbulences anarchiques eu reprenant et en dépassant quelquefois ses idées. C’était en vérité un personnage oratoire écouté pour son talent et pour l’éclat de sa parole, mais sans action bien réelle, « avide d’encens plus que d’empire, selon le jugement un peu sévère de M. Guizot, prodigue envers tous d’espérances et de promesses, mais n’ouvrant que ces perspectives vagues et incohérentes qui trompent les désirs qu’elles excitent,… promenant partout ses caresses pour se faire partout admirer et suivre… » Au fond, Lamartine était un royaliste émancipé par une révolution, affranchi de toute solidarité par les événemens, et qui portait dans la politique des instincts supérieurs, tous les goûts d’une personnalité dominatrice, des réminiscences du passé, avec des pressentimens superbes et quelquefois des coups d’œil de voyant jetés sur l’avenir.

La politique, Lamartine la faisait avec ses souvenirs et son imagination. En réalité cependant il voyait, il sentait juste souvent, et même dans les momens où il semblait se séparer le plus des partis qui avaient coopéré au mouvement de 1830, qui prétendaient le consolider ou l’étendre, ce n’est pas toujours lui qui s’est trompé. Il y a notamment un point où son instinct a été une sorte de prescience. Leroyaliste vivait toujours en lui, disais-je, et comme royaliste il était sans doute un peu trop facilement consolé des patriotiques douleurs laissées par les souvenirs de 1814 et de 1815. Il ressentait moins que bien d’autres cette vieille blessure d’une époque attristée par une invasion qu’on croyait, du moins alors, devoir être la dernière, et c’est par là peut-être qu’il a toujours différé le plus de cette génération de 1830, pour qui la révolution de juillet était tout à la fois une victoire de libéralisme et une revanche indirecte de patriotisme. En cela surtout, Lamartine n’était point Béranger ; sans être insensible aux grandeurs et aux malheurs de la France, il n’avait rien du patriote gardant à travers tout l’amertume du vaincu, et même, si l’on veut, les idées qu’il s’est toujours faites de la politique extérieure, du rôle européen de la France, se sont inévitablement ressenties de cette sorte de malentendu avec l’instinct public. Lamartine n’a jamais consenti à reconnaître le droit des immortelles rancunes de 1815, à pactiser avec les impétuosités guerrières qui ont si longtemps grondé au cœur de la France. Sur ce point, il a rompu avec la popularité, avec toute une génération ; même aujourd’hui, je ne voudrais point dire qu’il a toujours eu raison de sentir autrement que la France, de se mettre au-dessus des frémissemens, des susceptibilités inquiètes du patriotisme.

Ce qui est certain, c’est que, mieux que bien d’autres et avant bien d’autres, il a vu le danger de cette confusion de militarisme et de libéralisme qui a si longtemps frappé d’inconséquence et d’équivoque la politique française, qui a conduit à une sorte d’apothéose nationale du grand vaincu de 1815, et dont le dernier mot était, à un moment donné du règne de juillet, ce retour triomphal des cendres impériales, identification souveraine d’un nom de césar et du pays lui-même, consécration de l’image napoléonienne dans la mémoire du peuple, présage des résurrections futures qu’on préparait moralement sans les vouloir, et sans les croire même possibles politiquement. Lamartine, c’est une justice à lui rendre, ne s’y est jamais trompé, lui qui prétendait avoir appris de l’empire ce que valait la liberté « par le sentiment de la compression publique qui pesait alors sur toutes les poitrines, » en vivant sous ce « régime de silence et de volonté unique. » Il a été du petit nombre de ceux qui sont restés toujours rebelles à la grande ombre et qui ne l’ont même jamais crue inoffensive. Poète, il s’est dérobé à cette fascination du génie sur l’imagination de ses contemporains, et dès 1821 il écrivait cette méditation sur Bonaparte qui, sans diminuer l’impérial exilé, était sans complaisance pour cette grandeur posthume. Homme public, député, il redoutait pour un pays impressionnable et toujours amoureux de la guerre cette contagion des souvenirs militaires, cette déification d’un nom, ces bills d’indemnité donnés au despotisme heureux, ces spectacles de la force relevés par la gloire ou par le malheur, ces ovations rétrospectives ajoutant chaque jour à la légende impériale, et lorsqu’en 1840 le gouvernement de juillet obtenait de l’Angleterre comme une sorte de victoire nationale la restitution des cendres de Napoléon, Lamartine, presque seul dans la chambre, au risque de froisser un fanatisme public, faisait entendre des paroles qui prennent aujourd’hui comme un accent prophétique. Il y a trente ans de cela.


« Je vais faire un aveu pénible, disait Lamartine, qu’il retombe tout entier sur moi, j’en accepte l’impopularité d’un jour. Quoique admirateur de ce grand homme, je n’ai pas un enthousiasme sans souvenir et sans prévoyance. Je ne me prosterne pas devant cette mémoire. Je ne suis pas de cette religion napoléonienne, de ce culte de la force que l’on veut depuis quelque temps substituer dans l’esprit de la nation à la religion sérieuse de la liberté. Je ne crois pas qu’il soit bon de déifier ainsi sans cesse la guerre, de surexciter les bouillonnemens déjà trop impétueux du sang français, qu’on nous représente comme impatient de couler après une trêve de vingt-cinq ans, comme si la paix, qui est le bonheur et la gloire du monde, pouvait être la honte des nations ! — Je le sens, ce n’est ni le moment ni l’heure de juger l’homme. le jugement lent et silencieux de l’histoire n’appartient pas à la tribune, toujours palpitante des passions du moment. ; il conviendrait moins encore à cette pompe funèbre et nationale que vous préparez… Qui ne pardonnerait pas à une destinée tombée de si haut ?… Cependant, messieurs, nous qui prenons la liberté au sérieux, mettons de la mesure dans nos démonstrations. Ne séduisons pas tant l’opinion d’un peuple qui comprend bien mieux ce qui l’éblouit que ce qui le sert. Gardons-nous de lui faire prendre en mépris les institutions moins éclatantes, mais mille fois plus populaires sous lesquelles nous vivons. N’effaçons pas tant, n’amoindrissons pas tant notre monarchie de raison, notre monarchie nouvelle, représentative, pacifique ; elle finirait par disparaître aux yeux du peuple… »


Et cherchant où l’on pourrait placer ce tout-puissant et dangereux revenant de la gloire, énumérant tour à tour les Invalides, la place Vendôme, la Madeleine, le Panthéon, Saint-Denis, Lamartine ajoutait en finissant :


«… Que vous choisissiez Saint-Denis, ou le Panthéon, ou les Invalides, souvenez-vous d’inscrire sur ce monument, où il doit être à la fois soldat, consul, législateur, empereur, souvenez-vous d’y écrire la seule inscription qui réponde à la fois à votre enthousiasme et à votre prudence, la seule inscription qui soit faite pour cet bomme unique et pour l’époque difficile où vous vivez : A. NAPOLEON… SEUL ! Ces trois mots, en attestant que ce génie militaire n’eut pas d’égal, attesteront en même temps à la France, à l’Europe, au monde, que, si cette généreuse nation sait honorer ses grands hommes, elle sait aussi les juger, elle sait séparer en eux leurs fautes de leurs services, elle sait les séparer même de leur race et de ceux qui la menaceraient en leur nom, — et qu’en élevant ce monument, en y recueillant nationalement cette grande mémoire, elle ne veut susciter de cette cendre ni la guerre, ni la tyrannie, ni des légitimités, ni des prétendans, ni même des imitateurs… »


Qui pourrait dire aujourd’hui que Lamartine, en parlant ainsi, n’avait pas ce don de seconde vue qu’ont quelquefois les poètes, ou plus simplement cette faculté de prévoyance qui fait les politiques ? Certainement il avait bien le droit de se permettre cette innocente représaille dont il usait un jour avec Béranger en lui disant vers 1852, en face de l’empire ressuscité : « Ceci est une chanson de Béranger. » Il voyait juste et de haut sur ce point ; il sentait merveilleusement quels périls obscurs ou lointains créaient pour cette monarchie libérale et pacifique tous ces souvenirs de dictature guerrière et de gloire dont les hommes d’état, par une étrange illusion, croyaient pouvoir se faire une brillante armure, et en réalité c’est par là, c’est par ce sentiment supérieur des grands mouvemens humains, des grands courans de l’histoire que Lamartine s’est créé sans effort une originalité et une puissance. Comme politique, comme homme de parti ou de parlement, qu’a-t-il été ? Un hôte de tous les camps, un volontaire de génie dans la mêlée des opinions, un orateur plus écouté que suivi, un homme aux pressentimens hardis dépaysé dans les partis de gouvernement, ou mieux encore un homme de tradition et de gouvernement dépaysé dans les oppositions, en un mot un glorieux dissident de toutes les causes, de tous les groupes. Comme observateur des phénomènes extérieurs ou intérieurs d’une société en révolution, il a eu souvent des intuitions inattendues, des mots résumant toute une situation et allant frapper les imaginations.

Il a vu quelquefois ce que les autres ne voyaient pas, et de même qu’il signalait un jour l’écueil possible, encore invisible, des superstitions napoléoniennes, il montrait un autre jour quel danger il y avait pour le gouvernement de juillet à trop rétrécir sa politique intérieure, à s’épuiser dans des débats stériles, à laisser les impatiences françaises se dévorer elles-mêmes : « 1830, disait-il, — et notez que c’était en député conservateur, en chevalier d’un ministère constitutionnel qu’il parlait, — 1830 n’a pas su se créer son action et trouver son idée. Vous ne pouviez pas refaire de la légitimité, les ruines de la restauration étaient sous vos pieds. Vous ne pouviez pas faire de la gloire militaire, l’empire avait passé et ne vous avait laissé qu’une colonne de bronze sur une place de Paris. Le passé vous était fermé, il vous fallait une idée nouvelle. Vous ne pouviez pas emprunter à un passé mort je ne sais quel reste de chaleur vitale insuffisant pour animer un gouvernement d’avenir. Il ne faut pas se figurer, messieurs, parce que nous sommes fatigués des grands mouvemens qui ont remué le siècle et nous, que tout le monde est fatigué comme nous et craint le moindre mouvement. Les générations qui grandissent derrière nous ne sont pas lasses, elles ; elles veulent agir et se fatiguer à leur tour ; quelle action leur avez-vous donnée ? La France est une nation qui s’ennuie ! » Voilà un de ces mots qui ont fait le tour de la France et du monde.

« La France s’ennuie ! » Elle a eu depuis, elle n’a pas tardé à trouver, j’en conviens, des distractions auxquelles l’orateur qui prononçait ces paroles n’a point été étranger. Ce que je veux montrer simplement, c’est la disposition d’esprit que Lamartine portait dans ce camp conservateur où il était encore et d’où il allait s’élancer vers l’inconnu avec l’impatience d’un homme qui faisait probablement déjà comme la France, qui s’ennuyait. N’y aurait-il pas eu quelque moyen de retenir ce vaillant athlète qui arrivait aux tribunes et aspirait à l’action politique après avoir épuisé la popularité du poète ? N’aurait-on pas pu le rattacher plus intimement à cette monarchie de 1830, pour laquelle il montrait volontiers de la froideur, mais qu’il défendait après tout comme un gouvernement de nécessité ou de raison, et dont il n’était pas l’ennemi implacable, puisqu’il cherchait à le prémunir contre ses périls et ses faiblesses ? Est-ce enfin pour quelque mécompte inavoué d’ambition vulgaire, parce qu’on ne lui aurait pas offert un ministère, une grande ambassade ou la présidence de la chambre, qu’il aurait songé à préparer sa retraite dans le camp de l’opposition la plus extrême, comme un Coriolan méditant ses vengeances ? Ce serait la plus banale des explications. Sans doute il s’est complu à raconter lui-même, non sans une certaine satisfaction rétrospective, que le roi Louis-Philippe avait eu des vues sur lui, que pressé un jour par un de ses familiers, qui demandait pourquoi on ne récompenserait pas d’un portefeuille les services libres et indépendans de l’auteur de Jocelyn, le chef de la dynastie de 1830 aurait répondu : « Non, non, ne m’en parlez pas encore, son temps viendra ; je ne veux pas l’user avant l’heure. M. de Lamartine, ce n’est pas un ministre, c’est un ministère… » Que serait-il arrivé de Jocelyn premier ministre sous un roi constitutionnel ? On ne le distingue pas bien. Lamartine ambassadeur aurait voulu tout au moins qu’on lui donnât un congrès à diriger. Premier ministre, il ne lui aurait fallu rien moins que quelque grande révolution pacifique à conduire. La vérité est que Lamartine était l’homme le moins fait pour ces situations régulières, pour l’action collective, disciplinée et quotidienne du pouvoir ou des partis, et que, dans le moment même où il semblait mûr pour les honneurs ministériels, il proposait au gouvernement de 1830 les plus hardies extensions de démocratie, « l’idée des masses, » comme il disait, « l’organisation, la moralisation, la constitution des droits, des intérêts, du travail dans la classe la plus nombreuse…, » de sorte que ce politique étrange, parti de la légitimité, campé un instant sous la tente de M. Molé en 1839, dépassait d’un seul coup les oppositions les plus avancées, réunissant en lui tous les contrastes d’idées, de situations, et justifiant déjà ce mot de M. de Humboldt : « Lamartine est une comète dont on n’a pas encore calculé l’orbite.

Non, en vérité, le secret des évolutions de Lamartine, comme de son rôle politique, n’est point dans un vulgaire mécompte ; il est dans son caractère, dans la nature de son ambition grandissant avec ses succès de tribune et avec les retentissemens de sa parole, dans les complaisances et les illusions d’un génie gâté par la fortune et instinctivement personnel. Un politique ordinaire ou même un premier ministre des jours tranquilles, Lamartine n’aurait pu l’être, lui qui a toujours été la brillante et généreuse proie de ces deux éternelles fascinations des hommes, une vanité naïve et une imagination décevante. Que ce soit sa grandeur ou sa faiblesse, son originalité ou son malheur, Lamartine n’a été jamais qu’un de ces êtres merveilleusement et dangereusement doués qui ne voient partout que leur propre image, qui ne cherchent partout que l’écho de leurs propres paroles ou de leurs propres pensées. Le sentiment de la personnalité déborde ingénument en lui, si bien qu’on dirait un privilégié du génie passant à travers ses contemporains sans les connaître, laissant échapper le secret contentement de lui-même en banale bienveillance pour tous et naturellement fait pour régner partout où il paraît. Il ne connaît que ce qui lui ressemble ou ce qui le flatte. Il a laissé passer auprès de lui Alfred de Musset sans y prendre garde, et, quand il a su qu’il existait, il ne l’a même pas compris ; il a comparé la vie et la pensée de l’auteur des Nuits au Duel de Pierrot du peintre Gérome, et de cet étincelant génie il a fait le rival d’Hervey, de Young et de Novalis. Qu’il parle de Chateaubriand lui-même, il ajoutera aussitôt : « Du reste nous n’avons jamais eu d’attrait l’un pour l’autre. » Qu’il rencontre sur son chemin Royer-Collard, celui qu’il appelle quelque part « l’oracle des hautes pensées et des hautes convenances, » il dira d’un ton dégagé : « Royer-Collard aimait en moi mon isolement des partis. Je le cultivai sans en faire mon modèle jusqu’à sa mort. Nos deux natures ne concordaient pas plus que nos âges. Il voulait trop discuter, et moi trop agir. »

Je ne veux pas certainement mettre en doute que Lamartine, qui avait reçu son éducation politique de la restauration et qui a gardé jusqu’au bout un sentiment d’autorité assez prononcé, n’exprimât une conviction spontanée et sincère lorsqu’il défendait les prérogatives de la couronne, — fut-ce de la couronne de 1830, — contre les coalisés parlementaires de 1839. Qui pourrait cependant lire dans le secret de cette âme ? qui pourrait affirmer que Lamartine ne cédait pas à la tentation de se jeter dans un camp déserté par ses chefs naturels, et de couvrir de l’éclat de sa parole une cause qu’il voyait attaquée par M. Guizot, par M. Thiers, par ceux qu’il appelait les « ministres défectionnaires de la monarchie ? » M. Thiers, M. Guizot, Lamartine ne pouvait évidemment suivre ces deux têtes de colonnes, il ne s’est jamais mis à leur suite ; et qu’on remarque bien que, lorsqu’il se rejetait dans une hostilité grandissante contre l’établissement de 1830, il ne tenait pas davantage à se confondre avec les chefs de l’opposition dynastique ou démocratique : il tenait à rester lui-même. Lamartine n’a eu jamais quelque faiblesse que pour deux hommes avec lesquels il n’avait certes pas de frappantes ressemblances, Talleyrand et Béranger. Et pourquoi ? qui l’aurait cru, s’il ne l’avait dit lui-même ? Il voyait dans ces deux hommes ses deux parrains en poésie et en politique. C’était Talleyrand qui l’avait sacré poète par ce petit billet de 1820 où il saluait l’aurore des Méditations, c’était Béranger qui le baptisait homme d’état par une lettre d’admiration et de prophétique enthousiasme au lendemain des Girondins. Il n’y a que lui pour avoir de ces combinaisons imprévues de noms, d’hommes, servant ensemble à élever un piédestal an génie satisfait de lui-même.

Lamartine a eu toujours une autre ennemie intime cachée en lui, ou, si l’on veut, une autre dangereuse séductrice en politique ; c’est l’imagination, une imagination inépuisable d’illusions, de mirages et de fictions. Assurément il n’en croyait rien ; il pensait être le mortel le mieux doué de toutes les aptitudes positives, un diplomate aussi habile à conduire les hommes qu’à manier les intérêts, un économiste au courant de tous les secrets de la richesse des nations, même un administrateur des plus entendus. Au fond, c’était surtout et avant tout un poète voyant les choses, les hommes, les événemens, les dévolutions, la politique, à travers le prisme de l’imagination. Et c’est lui-même qui le dit dans ces Entretiens qui sont si souvent des confessions : « les révolutions de 1814 et de 1815 auxquelles j’assistai, la guerre, la diplomatie, la politique, auxquelles je me consacrai, m’apparurent, comme les passions de l’adolescence m’étaient apparues, par leur côté littéraire… Tout devint littéraire à mes yeux, même ma propre vie. L’existence était un poème pour moi. » Vous souvenez-vous de cet enfant de la Comédie infernale, de ce petit George à qui son père, le comte Henri, fait réciter une prière, l’Ave Maria ? L’enfant commence la prière, et dès les premiers mots il est emporté par l’imagination, il s’échappe en effusions lyriques. Le père le ramène sans cesse au texte simple et pur, et sans cesse l’enfant recommence ses effusions sans pouvoir réciter jusqu’au bout la prière dans sa simplicité. C’est l’image de ce poète orateur, pour qui la réalité n’est qu’un thème qu’il est toujours prêt à broder d’innombrables et merveilleuses variations. Il le dit lui-même avec une naïveté singulière, « l’âge en avançant a changé la note, mais non l’instrument. » Vieux ou jeune, en politique comme en poésie, il brode, il improvise, il ajoute presque malgré lui au texte sacré de la vérité, et c’est certainement un des hommes qui, sans calcul et sans en avoir conscience, ont eu au plus haut degré la faculté de l’inexactitude.

Tout se transfigure naturellement dans son esprit. Il ne se souvient pas même avec précision des événemens auxquels il a pris part, des circonstances dans lesquelles il a joué un rôle, et qu’il ne rapporte pas moins avec toute la magie de l’éloquence. En poésie, soit encore ; en politique cela peut conduire loin. Pour ne citer qu’un exemple, Lamartine raconte qu’à l’époque de la coalition de 1839, après un vote qui partageait la chambre et mettait en doute l’existence du ministère, le comte Mole, président du conseil, rassemblait ses collègues pour provoquer leur délibération sur l’opportunité de la dissolution du parlement. Lamartine, comme le plus éminent défenseur du cabinet, était de ce conseil. Il fit, à ce qu’il assure, un discours pour montrer le danger de la dissolution de la chambre, l’agitation semée dans le pays, le retour probable des coalisés retrempés dans le suffrage populaire, l’humiliation de la couronne, et, dans le lointain, la ruine inévitable de la monarchie comme conséquence d’un enchaînement de fatalités parlementaires. Ce discours fît une impression telle que les ministres, les uns après les autres, se ralliaient à l’opinion de Lamartine, lorsque M. Molé brusquait la délibération en disant avec impatience qu’il n’était plus temps, et en tirant de son portefeuille un décret de dissolution déjà signé par le roi. La scène est assurément curieuse, presque dramatique, et rien n’est négligé dans le récit, ni le geste de l’orateur, ni l’attitude des ministres, ni la mobilité des physionomies. Or j’ai voulu recueillir le témoignage d’un des ministres les plus honorables et les plus éclairés de ce temps. Il n’y a qu’un malheur d’après lui, c’est que cette scène elle-même est une fiction, une illusion rétrospective de l’auteur des Girondins. M. Molé n’aurait jamais fait cette violence à ses collègues, et les collègues de M. Molé ne l’auraient jamais souffert. La seule chose vraie, c’est que, par déférence pour un concours aussi éloquent que désintéressé, on avait demandé l’avis de Lamartine simplement, sans aucun appareil, et Lamartine allant chez M. Molé avec M. de Montalivet avait donné l’avis qu’on lui demandait. Tout le reste est l’effet de ce don singulier de colorer, d’idéaliser la plus simple réalité, de la voir « par le côté littéraire. » C’est le signe de la prédominance de cette faculté d’illusion, de cette puissance de l’imagination que Lamartine portait dans le récit des événemens, dans les affaires publiques comme dans sa vie, et cette imagination du poète, il l’attestait jusque dans ses ambitions. À travers les modesties du présent, il entrevoyait aussitôt ou il imaginait je ne sais quel avenir indéfini où les impatiences inassouvies d’un talent grandissant trouveraient une destination inconnue. Que Lamartine, en passant peu à peu du camp conservateur dans un camp d’opposition et jusque dans la démocratie la plus avancée, obéît à une certaine logique et eût une conviction excitée, fortifiée par une politique qui ne lui suffisait plus, soit, je n’en veux pas douter ; mais un mobile avoué ou inavoué chez lui, c’était aussi certainement ce besoin de trouver un rôle à la mesure et à la hauteur de son imagination dans un ordre nouveau fait pour mettre d’accord ses pressentimens et ses intérêts d’ambition.

Le point central où viennent se rencontrer en quelque sorte ce sentiment presque naïf d’une personnalité débordante, ces passions d’imagination, ces impatiences d’un avenir élargi, ces fermentations d’idées démocratiques et de progrès social auxquels l’auteur de Jocelyn avait déjà ouvert son âme avant que le politique en fît son dogme et son programme, c’est ce livre des Girondins, livre-événement dont Lamartine lui-même ne soupçonnait pas la retentissante fortune, et qui par le fait devenait l’apprentissage intellectuel ou la préface d’une révolution nouvelle. Que voulait, que poursuivait Lamartine, et dans quelles dispositions d’esprit abordait-il cette redoutable tâche de l’évocation de tout un passé ? Il n’est rien de tel pour préparer une révolution que de trop la prévoir, de s’y intéresser, de s’accoutumer à la considérer comme inévitable parce qu’on en a d’avance accepté les périls et les responsabilités. Le jour où Lamartine, revenant aux flottantes aspirations de son esprit, s’était éloigné par degrés de la monarchie de 1830 en se disant que ce régime ne pouvait être qu’une halte entre deux orages, une étape précaire dans le mouvement de rénovation qui emportait la France depuis un demi-siècle, ce jour-là il avait fomenté dans son âme une révolution ; il saisissait en quelque sorte son rêve, ce rêve de « poésie en action » dont il berçait secrètement sa pensée ambitieuse, et « cette poésie en action, » avant de la chercher dans la réalité contemporaine, il la cherchait dans un passé encore mal refroidi, dans le plus dramatique événement des temps modernes.

Assurément, dans sa conception première et avouée, ce livre, que Lamartine méditait comme une préparation aux événemens, n’avait rien que de juste et d’élevé. Il s’agissait, c’est lui qui l’assure, d’écrire pour ce peuple de France une histoire impartiale, morale et pathétique à la fois de sa première révolution, afin de lui montrer par tous les faits de cette révolution « qu’en histoire comme en morale chaque crime, même heureux un jour, est suivi le lendemain d’une véritable expiation, que les peuples comme les individus sont tenus de faire honnêtement les choses honnêtes, — que le but ne justifie pas les moyens, comme le prétendent les scélérats de théorie ou les fanatiques, que la conscience ne subit pas d’interrègnes, et que si la révolution de 1793 a noyé les plus belles pensées philosophiques dans le sang, c’est qu’elle est tombée des lèvres des philosophes aux mains des tribuns, des mains des tribuns aux mains des Syllas et des Césars, lavant le sang dans le sang, et restaurant facilement la tyrannie que les sociétés préfèrent justement aux crimes… » Et Lamartine ajoutait : « Une histoire écrite dans cet esprit sera pour le peuple une haute leçon de moralité révolutionnaire propre à l’instruire et à le contenir la veille d’une prochaine révolution. »

C’était un idéal magnifique, ce n’était malheureusement qu’un idéal. Au fond, ce livre fait avec l’arrière-pensée de populariser un nom et le mot de révolution, peut-être de les identifier dans l’esprit des masses, ce livre était moins une histoire que le roman passionné et fascinateur d’une époque de pitié, de sang, de grandeur sinistre, d’héroïsme et de terribles mystères laissés comme un poids sur la conscience française. Ce n’était pas le livre d’une raison forte et sévère s’appliquant à dégager la moralité des révolutions humaines, c’était l’œuvre éblouissante et hasardeuse d’un esprit qui s’était dit qu’il voulait être le « dramaturge du plus vaste événement des temps modernes. » Historien, Lamartine ne faisait que transporter dans un autre cadre les procédés, les séductions et les faiblesses de sa nature. Homme de génie tout personnel, il se cherchait lui-même dans le drame qu’il racontait, il poursuivait son image et son idée dans ces mêlées puissantes. Jocelyn devenu tribun se retrouvait dans ces visages d’un Mirabeau, d’un Vergniaud, et il se retrouvait, bien entendu, en beau, avec son profil serein et superbe. Homme d’imagination avant tout, Lamartine parlait à l’imagination de ses contemporains en transfigurant tout par l’imagination. Il n’absolvait pas le crime et les implacables fureurs sans doute, il en atténuait le caractère et l’horreur par des magies de style, des profusions de couleurs et des impartialités de pinceau qui ravivaient sans cesse l’intérêt eh l’égarant.

Hommes et événemens, il voyait tout par le « côté littéraire, » presque en peintre indifférent à la moralité des choses, en écrivain uniquement préoccupé de captiver, de passionner l’opinion par la puissance de ses évocations, par l’inépuisable fascination du talent. Tout y était, hormis la sûreté du jugement ; on aurait dit plutôt un esprit devenu la proie de son sujet, s’enivrant de ses propres récits, et, par un entraînement singulier ou par une préoccupation plus étrange encore, après avoir paru prendre pour héros ces brillans, chevaleresques et légers girondins, il semblait n’arriver, à mesure qu’il avançait dans son œuvre, qu’à subir la supériorité des montagnards ou du moins des chefs de la montagne. Après avoir arboré la pensée généreuse d’écrire une histoire impartiale et morale, de faire dans la révolution la part des grandeurs et des crimes, il finissait par tout confondre dans une sorte d’apothéose. Ses dernières pages ressemblaient à une ode qui étendait « une glorieuse amnistie sur toute la scène, » qui entourait « d’une commune auréole tous les actes et tous les acteurs, » en inscrivant sur eux « une épitaphe de gloire sans choix et sans respect, qui ne faisait justice ni aux uns ni aux autres, en chantant l’hozanna à la révolution… » Ces pages, Lamartine les a depuis désavouées ou expliquées et ramenées à une mesure de vérité plus sévère ; elles révélaient alors la passion d’imagination, l’entraînement, ce qu’il a lui-même appelé un enthousiasme plus poétique qu’historique, et, comme il arrive souvent, c’est moins peut-être par ses qualités que par ses défauts que cette œuvre éloquente, pathétique et décevante enlevait presque violemment le succès.

Les, livres ont leur destin et pour ainsi dire leur date nécessaire. A un autre moment, l’Histoire des Girondins eût été toujours sans doute l’œuvre d’une imagination merveilleuse, elle n’aurait pas eu ce retentissement soudain, elle n’eût pas été surtout un événement politique. A l’heure où elle paraissait, elle tombait indubitablement dans un monde tout préparé, elle répondait à des dispositions indistinctes, et elle faisait plus pour la popularité de Lamartine que toutes les poésies, de même qu’elle faisait plus que tous les discours de parlement ou de banquet pour une révolution possible ; elle mettait la révolution en poésie et en littérature courante. Le retentissement et le sens du livre de Lamartine, je ne les nie pas. Il y aurait peut-être seulement une question curieuse à se faire. Est-ce parce qu’il avait déjà ouvert son esprit à une inspiration toute révolutionnaire que Lamartine avait été conduit à écrire les Girondins ? ne serait-ce pas plutôt en écrivant son histoire, en s’inspirant, en s’enivrant lui-même de son sujet, qu’il aurait été conduit à être plus révolutionnaire le lendemain que la veille ? Toujours est-il que d’un seul coup et par la toute-puissance de son imagination Lamartine avait conquis ce qu’il ambitionnait peut-être le plus au monde, l’ascendant sur les multitudes, la popularité universelle, et il commençait à s’en douter. Je me suis toujours souvenu d’une circonstance que Sainte-Beuve me racontait au moment même où cela venait de se passer, et que je lui rappelais, à rai qui n’oubliait rien, peu avant sa mort. C’était un matin pluvieux de 1847. Sainte-Beuve revenait de l’enterrement du poète Guiraud, où il avait rencontré Lamartine, alors dans le feu des Girondins, mais encore un peu inquiet. Sainte-Beuve, sans goûter beaucoup ce genre de succès, le rassurait peut-être un peu ironiquement. « Soyez tranquille, lui disait-il, vous voilà populaire, et plus que vous ne le pensez. Enfin, s’il y avait maintenant deux hommes à choisir dans la rue par acclamation, pour faire un président de la république, vous seriez un des deux. — Peut-être bien, répondit Lamartine, si l’on avait à en prendre dix. » Sainte-Beuve maintenait son chiffre de deux, et au fond Lamartine pensait peut-être que, quand même on n’aurait qu’un homme à choisir, il serait celui-là. Il était prêt. Il avait fait tout ce qu’il fallait pour se mettre à la disposition de la fortune ou d’une révolution dont il ne connaissait, il est vrai, ni l’heure ni la date.

C’était vers 1847, disais-je. Lamartine avait fait du chemin depuis ces jours de 1830 où il avait vu avec chagrin disparaître la royauté de sa jeunesse, et même depuis ces luttes de 1839, de 1840, où il défendait encore une monarchie qu’il ne considérait que comme une institution de nécessité et de préservation. Longtemps il avait paru rester dans les liens d’une éducation toute conservatrice dont il gardait les habitudes, les traditions, le ton et le langage. Il ne dévoilait que peu à peu les pensées nouvelles qui germaient dans son esprit, qui grandissaient dans son imagination, et c’est tout au plus si dans un jour de hardiesse mesurée, dans une saillie inoffensive, il se laissait aller à dire que la France avait besoin d’être occupée ou distraite. Longtemps il avait paru n’aspirer qu’à un rôle tout moral d’influence et de pacifique initiation. Maintenant tout était changé. Il ne disait plus seulement : « La France s’ennuie ! » il disait : « La France s’attriste ! la France s’inquiète ! » il avait des mots bien plus cruels encore pour caractériser la marche des choses et des programmes qui impliquaient de radicales transformations. A défaut du parlement, où il ne pouvait trouver, un écho, il cherchait une force, un appui dans les spectacles excitans de l’histoire ou dans les libres émotions de l’opinion extérieure. Ce n’était plus un éloquent dissident de l’armée conservatrice, c’était visiblement un ennemi.

Il ne faut pas dépasser le vrai. Lamartine n’était point sans doute un fauteur vulgaire de révolution, ce n’était point un conspirateur ; jamais nature d’homme ne répugna plus que la sienne aux conspirations, aux actions occultes ou violentes. Il affectait même de se tenir en dehors de cette campagne des banquets qui commençait alors ; il refusait d’aller présider plusieurs de ces réunions où il était convié. « Le rôle de courrier national ne me convient pas, écrivait-il à un de ses amis ; je voudrais m’en tenir à Mâcon, où je ne puis rien refuser, et aux villes où je réside par hasard… » Même dans celles de ces réunions où il assistait, comme ce banquet de Mâcon où, au milieu de la foudre et des éclairs qui sillonnaient un ciel d’automne, il semblait allumer la tempête des esprits en la prédisant, le mot de république n’était pas sur ses lèvres, le nom de la royauté n’était ni omis ni supprimé dans ses discours. Il gardait la décence de l’orateur constitutionnel et légal ; mais il aspirait en quelque sorte la révolution, il la laissait éclater dans son geste, dans son attitude, dans ses appels et jusque dans ses précautions de langage. Il concentrait sous la forme la plus éloquente et la plus avouable cette agitation qu’on croyait factice, et qui n’était que le frémissement avant-coureur d’une révolution nouvelle.

Certes, si à ce moment extrême Lamartine, qui croyait si bien lire dans l’avenir, avait pu entrevoir les conséquences de la commotion qui se préparait en France dans cette paix apparente où l’on vivait encore, il se serait arrêté sans doute, il eût reculé devant cette terrible partie. Il se serait dit que le sort d’un pays n’était point un enjeu fait pour être livré légèrement au coup de dé des convulsions et des dictatures, que des institutions libérales, tant qu’elles sont fidèlement et sincèrement maintenues, ont en elles assez d’élasticité et de vitalité intime pour se redresser et s’étendre par leur propre vertu. Il se serait dit… Mais alors il ne voyait que ce qui était dans sa pensée, il marchait dans une confiance pleine d’illusions, il se laissait aller à ce souffle de faveur publique qui le portait, et lorsque peu après la république naissait dans un jour d’hiver, le 24 février 1848, nul mieux que lui n’était fait pour la représenter au premier rang, puisqu’il l’avait préparée bien plus que d’autres, puisqu’il l’avait rendue possible, puisqu’il lui offrait un nom aimé, considéré, retentissant, populaire, gage de conciliation et de sécurité. Ce jour-là, par un jeu étrange de la fortune, il voyait se réaliser mot pour mot ce qu’il disait dix-huit ans auparavant dans son discours de réception à l’Académie : « … On cherche un homme ! Son mérite le désigne : point d’excuse, point de refus, le péril n’en accepte pas ; on lui impose au hasard les fardeaux les plus disproportionnés à ses forces, les plus répugnans à ses goûts… L’esprit de cet homme s’élargit, ses talens s’élèvent, ses facultés se multiplient ; chaque fardeau lui crée une force, chaque emploi un mérite… » Sainte-Beuve l’a dit, Lamartine, l’académicien de 1830, prophétisait le Lamartine du gouvernement provisoire, avec cette nuance pourtant que certainement Lamartine avait fait ce qu’il avait pu pour que sa prophétie ne restât pas un vain mot.


CH. DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er août.