Lamiel/23

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 266-277).


CHAPITRE XXIII

LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX


À Versailles, au milieu d’une société dévote et gémissant de tout, le comte mourait d’ennui, mais il était prudent avant tout et un trait de sa rare prudence corrigea la fortune. Pour être bien reçu malgré sa pauvreté qui commençait à percer, il avait pris le parti de faire la cour à une marquise âgée, Mme de Sassenage, l’un des plus solides soutiens de la congrégation en ce pays-là. Son caractère dur, sa vanité âpre donnèrent de l’occupation à la marquise. Elle connut moins l’ennui ; pour l’enchaîner et l’obliger à la courtiser, cette marquise inventa de l’engager à prendre le parti de l’Église. Le comte, qui savait exploiter son nom avec une rare habileté, lui dit gravement :

— En ce cas, les Nerwinde sont éteints, je suis le dernier du nom et je dois, à la gloire de mon père et au souvenir que la France conserve à ce héros, ami de Jourdan, de consulter ma sœur sur cette démarche importante.

La marquise de Sassenage crut devoir faire porter cette parole à la baronne, toujours malade et à laquelle une haute dévotion avait ouvert les salons de l’ancienne noblesse de Périgueux, par le directeur de sa conscience. Ce directeur se trouva malade aussi, et ce fut Mgr l’évêque de X*** lui-même qui alla parler à cette dévote importante et riche. Il était lui-même d’une famille appartenant à la bonne noblesse du Béarn ; il comptait parmi ses aïeux un cordon rouge sous Louis XV. Par hasard il l’attendrit sur la chute de la noblesse, et cet attendrissement fut pour la baronne la flatterie la plus agréable possible. Elle était donc de la vraie noblesse aux yeux de cet homme de bonne famille.

Deux jours après, la baronne fit un nouveau testament ; elle donnait tout son bien à ce frère Ephraïm, comte de Nerwinde, qu’elle avait tant maudit. Ce don pouvait s’élever à près d’un million, mais elle y mettait une condition ; elle voulait qu’il se mariât avant l’âge de quarante ans. Quelques jours après, la pitié pour le titre de son jeune frère faisant des ravages dans cette imagination mobile, la baronne envoya à son frère, avec qui elle était à couteaux tirés depuis deux ans, une lettre de change de six mille francs. Elle lui annonçait une pension annuelle de pareille somme et lui faisait entendre qu’il serait son héritier.

Le comte reçut cette lettre à quatre heures, au moment d’aller dîner chez la marquise de Sassenage, où on l’attendait. Il ne donna pas deux secondes au plaisir ou à la surprise. Les cœurs dominés par la vanité ont une peur instinctive des émotions, c’est la grande route pour arriver au ridicule.

— Comment puis-je faire de ceci, se dit-il, une anecdote piquante et qui me fasse honneur au Cercle ?

Il partit pour Paris, monta en courant à la chambre de Lamiel et, sans daigner répondre au cri de joie de la bonne Mme Le Grand, il ouvrit la porte de Lamiel avec fracas, et se jetant à ses genoux :

— Je vous dois la vie, cria-t-il à Lamiel ; la passion que j’ai pour vous m’a fait tirer en l’air le pistolet que je venais d’armer. Une fois de sang-froid et songeant à vos charmes divins, j’ai fait savoir l’état de ma fortune à ma sœur. Le sang des Nerwinde ne pouvait se démentir ; elle m’a envoyé un paquet de lettres de change et vous avez encore le temps de vous habiller avant l’Opéra.

L’idée de l’Opéra et d’y être dans une heure fit bien vite oublier à notre héroïne l’idée triste du comte d’Aubigné-Nerwinde tué par un coup de pistolet. Ils entrèrent chez divers marchands où la jeune provinciale changea de robe, de chapeau, de châle. En allant à l’Opéra, le comte lui dit :

— Votre père sous-préfet me fait peur ; s’il réussit dans son élection, on ne lui refusera pas un ordre pour enlever une fille rebelle, et que deviendrait mon amour ? ajouta-t-il d’un air froid.

Lamiel le regarda et sourit :

— Appelez-vous Mme de Saint-Serve. Je choisis ce nom parce que je suis possesseur d’un fort beau passeport à l’étranger sous ce nom de Saint-Serve.

— Mais j’hérite des belles actions de cette madame, et quelles actions !

— C’était une jeune fille moins jolie que vous, mais qui avait aussi un père dangereux ; elle partait, nous trouvâmes plus sage de la faire porter sur le passeport de son amant comme sa femme. Cela fait titre à l’étranger.

La résurrection du comte fit événement à l’Opéra, et il fut au comble du bonheur. Mme de Saint-Serve eut tout le succès possible.

Le lendemain, Nerwinde se cacha, et ses amis traitèrent avec ses créanciers. Tous ceux de ces gens-là qui ne fréquentaient pas le foyer de l’Opéra le croyaient mort.

Au sortir de l’Opéra, le comte avait conduit Lamiel dans un petit appartement de la rue Neuve-des-Mathurins.

— Si vous m’en croyez, avait-il dit à Lamiel ravie de l’Opéra, vous ne reverrez plus Mme Le Grand ; elle pourrait dire que Mme de Saint-Serve est de la connaissance de Mlle Lamiel. Écrivez-moi sur un bout de papier ce que vous pouvez lui devoir et demain un inconnu ira la payer et lui faire vos compliments.

Dans cette soirée, de sept heures à minuit, Nerwinde, criblé de dettes, ayant à redouter pour le lendemain l’effet de quatre jugements qui l’envoyaient à la prison de Clichy, n’ayant au monde pour tout bien qu’une traite de six mille francs qu’il ne montra à personne, acheta tout ce qui compose la toilette de femme la plus brillante et les marchandes le remercièrent, et, en achetant dans leur boutique, il avait l’air de leur faire une faveur.

C’était là le triomphe de ce caractère froid, contenu, calculant toujours et ne craignant au monde que la douleur physique pour sa chère personne ou les désarrois de vanité. Ce caractère timide et froid avait été formé par une époque de vanité et d’ennui : avant 1789, il eût paru souverainement ennuyeux ; on eût trouvé dans les comédies ce caractère d’un Gascon froid et important.

Les femmes de nos jours n’ayant plus voix au chapitre, Nerwinde, peu fait pour leur plaire, devait le brillant de sa réputation à deux duels et surtout à un œil petit et morne et dont l’audace paraissait inébranlable. Ses traits, un peu kalmouks, mais nobles, n’échappaient à l’air commun que par leur froideur, leur amabilité profonde et leur apparence imprégnée de tristesse ou plutôt de douleur physique. Naturellement rebelles à l’expression, ils ne disaient jamais que ce qu’il voulait leur faire dire ; ils cachaient admirablement et complètement les aigreurs fréquentes d’une âme glacée, mais égoïste avec passion ; la moindre perspective de souffrance pour sa chère personne accablait le comte jusqu’à lui faire répandre des larmes. M. de Menton avait dit de lui :

— C’est un joueur d’échecs cauteleux que la bêtise du public prend pour un poète.

Le comte d’Aubigné-Nerwinde, par son sérieux prudent, morne et toujours occupé du public, avec la physionomie d’un loup caché le long d’un grand chemin et attendant le passage d’un mouton, était surtout bien à sa place devant une société de vingt personnes. Il parlait avec des efforts et des anxiétés pour atteindre à l’élégance qui faisaient mal aux personnes d’un goût délicat ; mais il avait la passion de parler et de raconter, et, assez grossier de sa nature, il ne sentait pas les chutes.

Cette passion de parler, de raconter, d’avoir raison sur tout, le mettait au supplice si quelqu’un racontait la moindre chose devant lui. Il avait certaines objections aigres à faire à tout ce qu’on disait qui empêchaient la moindre conversation de marcher en sa présence. La vie intime avec lui était un supplice. Sa mine souffrante, ou du moins morne et facilement offensante, empêchait les saillies et toutes les sensations agréables, — les saillies qui font l’agrément de la conversation française et qui ont toujours besoin d’un certain degré de confiance dans les auditeurs, avec l’amour propre desquels elles jouent le plus souvent.

Quelque philosophie indulgente et désir de bien vivre ensemble qu’eût l’interlocuteur, ses contradictions continuelles mettaient obstacle même à la conversation sur les choses les plus simples.

Lamiel était bien loin de pouvoir se rendre compte de toutes ces choses. Bonne, simple, enjouée, heureuse, sans malice au fond du cœur, elle ne pouvait deviner d’où lui venait le désagrément de sa vie. Elle était ravie du rôle que le comte lui faisait jouer dans le monde et de la hauteur à laquelle il l’avait placée. Elle n’eût pas eu autant d’esprit, de brillant et de finesse dans la conversation si l’on ne l’eût pas écoutée avec une religieuse attention. Sans attention préalable, il faut frapper fort, comme les réparties d’un vaudeville.

— Et à qui dois-je cette bienveillance anticipée, même de la part des gens assistant pour la première fois à nos dîners ? Uniquement à la considération que le comte s’est acquise. Mais apparemment que les soins qu’il se donne pour cela le fatiguent : de là son humeur dans le tête-à-tête : eh bien ! abrégeons les tête-à-tête. En rentrant à la maison, tout mon contentement disparaît ; dès qu’il est seul avec moi, il devient âpre, presque insultant, lui qui se montre dans le monde d’une politesse si cérémonieuse ; il semble que je lui fasse un tort en lui adressant la parole, même pour lui demander son avis.

Toutes ces réflexions, plutôt senties qu’expliquées avec netteté, arrivèrent en foule à Lamiel, comme elle regardait ses cheveux dans le miroir pour mettre ses papillotes.

— Il n’y a qu’un moment, en ôtant mon chapeau, j’avais le rire sur les lèvres, se dit-elle, et maintenant, j’ai l’air morne, j’ai besoin de faire effort sur moi-même pour n’être pas en colère. Grand Dieu ! il en est ainsi tous les soirs ! Apparemment, cet homme si imposant est fatigué des efforts qu’il fait pour maintenir son empire dans le monde, et quand il est fatigué, il a de l’humeur.

Elle courut à sa chambre et s’enferma à clef.

Il n’y avait alors que huit jours seulement depuis la première soirée à l’Opéra. Lamiel avait ce courage sans effort des caractères parfaitement naturels.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria le comte d’un air morne, en entendant le bruit de la porte fermée.

Pour s’amuser, Lamiel imita le ton âpre et grossier de son noble amant :

— Cela signifie, lui cria-t-elle à travers la porte, que je suis lasse de votre noble présence.

— Eh bien ! ma foi, tant mieux, se dit Nerwinde, qu’ai-je besoin de m’énerver avec une créature dont tout le monde voit bien que je dispose ? L’essentiel, c’est que, par sa figure et l’esprit que je lui souffle, elle me fasse honneur dans le monde. Je vais bien la punir, cette petite mijaurée : j’attendrai qu’elle m’appelle dans sa chambre, et surtout jamais elle ne me verra piqué de son étrange folie.

On demandera peut-être quelle était la base morale de ce caractère étrange du comte. Les prétentions, les fatales prétentions, une des causes principales de la tristesse du XIXe siècle. Nerwinde mourait de peur de n’être pas pris pour un comte véritable.

Le malheur d’un caractère si ferme en apparence, c’était d’abord d’être faible jusqu’à la pusillanimité ; la plaisanterie la plus simple et la moins fréquente, et que le défaut d’esprit condamnait à mourir en naissant, lui donnait de l’humeur pour huit jours. En second lieu, M. d’Aubigné-Nerwinde oubliait complètement son glorieux père, connu de la France et de l’Europe entière, le général Boucaud, comte de Nerwinde, et sans cesse il pensait à son grand-père Boucaud, petit chapelier de Périgueux.

Voudra-t-on croire cet excès d’orgueil, de susceptibilité et de faiblesse ? La moindre plaisanterie sur le commerce, bien plus, le propos d’un homme qui disait devant lui : « Je viens d’acheter un chapeau », le faisait regarder entre les deux yeux l’homme qui prenait la liberté de dire une chose aussi étrange, et le mettait hors de lui pour toute une journée. Le problème, qui se posait alors, était celui-ci :

— Dois-je laisser passer ce trait piquant, ou bien dois-je me fâcher ?

Dès l’âge de seize ans, Nerwinde était bourrelé par ce mot : Un petit chapelier établi dans un des faubourgs de Périgueux. Quelle apparence que l’on pût prendre pour un comte véritable le petit-fils du chapelier Boucaud ? Si l’on parlait de Boucaud devant lui, il rougissait, de là cette physionomie immobile ; il fallait bien cacher cette inquiétude qui venait l’agiter à chaque instant, de là cette habileté suprême au pistolet.

La maîtresse qui lui eût convenu, qui eût fait la tranquillité et bientôt le bonheur de sa vie, eût été une femme de haute naissance qui lui eût répété dix fois par jour :

— Oui, mon noble Ephraïm, vous êtes un comte véritable, vous avez tout d’un homme de haute naissance, même les petites fautes de prononciation. On disait piqueu à Versailles, et vous dites piqueu. Vous avez même les petits ridicules des contemporains de M. de Talleyrand.

Le comte de Nerwinde eût dû être l’aide de camp du prince, dont les droits ne sont pas bien reconnus certains. L’étiquette était son fort, l’élément de son bonheur, et il était l’un des complices d’une société où l’on voulait s’ennoblir par l’orgie, par le scandale, par des propos singuliers, par la prétention de plaisanter sur tout et même sur les choses prétendues respectables. Quelle existence pour le petit-fils d’un chapelier !