Lamiel/24

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 278-288).


CHAPITRE XXIV

LIT À PART


Parmi toutes ses joyeuses compagnes de plaisir, Lamiel distingua Caillot, une jeune actrice des Variétés, de tant d’esprit, d’un esprit si impie !

Dans un pique-nique à Meudon, elle s’enfonça dans les bois avec elle, et, à la suite d’une longue conversation où Lamiel fut fort sérieuse. Caillot lui apprit non pas à avoir de l’esprit, mais à tirer encore un meilleur parti des idées agréables et neuves qui lui venaient à l’esprit d’une façon si imprévue, même pour elle.

— Quelquefois, vous êtes inintelligible, lui dit Caillot, expliquez davantage et en plus de mots ce que vous voulez dire, et que ces mots ne soient pas du patois normand.

Lamiel se confondait en remercîments sincèrement admiratifs. Caillot était une de ses passions.

— Vous vaudrez cent fois mieux que moi, répondait Caillot aux compliments sincères de Lamiel ; vous n’avez qu’un écueil à fuir : éblouie par les transports de gaîté que j’ai fait naître quelquefois, ne cherchez pas à m’imiter. Si le cœur vous en dit, osez être le contraire de ce que vous me voyez.

Le comte s’apercevait avec un intime et profond orgueil que, depuis l’apparition de Mme de Saint-Serve, il était plus recherché. L’autorité dont il jouissait parmi les hommes de plaisir avait fait des pas de géant.

Par hasard, il faisait chaud cet été là, et les plaisirs champêtres étaient à la mode. Le froid et la pluie des années précédentes leur donnaient un vernis de nouveauté. Les plus riches parmi les compagnons de plaisir du comte donnaient des dîners à Mme de Saint-Serve.

Souvent aussi, pour s’affranchir de l’espèce de gêne qu’impose la vue d’un maître de maison, on faisait des pique-niques à Maisons, à Meudon, à Poissy et jusqu’à la Roche-Guyon. Mais le goût décidé de Lamiel imposait la loi de suivre les premières représentations. Elle voulait appliquer les principes de son maître de littérature. Elle avait une légion de maîtres et travaillait comme un écolier. Elle apprenait même les mathématiques. Après les parties de campagne, on arrivait au spectacle à neuf heures, et l’entrée de Lamiel produisait tout l’effet désirable. Mais le comte la grondait chaque fois de l’affectation qu’elle mettait à ne pas faire de bruit en entrant dans sa loge.

— Voulez-vous donc avoir l’air éternellement d’une femme de chambre qui profite de la loge et de la toilette de sa maîtresse ?

Les grâces charmantes qui faisaient de Lamiel un être si nouveau pour Paris en 183., et qui, en un instant, la mettaient à la première place dans tous les salons de femmes faciles, où elle débutait, n’avaient aucun mérite aux yeux du comte, même lui déplaisaient. Ces grâces, si piquantes, devaient tout leur empire : 1° à la nouveauté ; 2° à leur naturel exquis et précisément à ce qui montrait à chaque instant que Lamiel ne devait pas ce qu’elle était seulement à un salon du grand monde. Elle comprenait les grâces de la bonne société, elle avait même appris à leur être exclusivement fidèle, mais aussi elle avait compris que les grâces outrées, telles qu’elles s’étaient formées sous les règnes de Charles X et de Louis XVIII, étaient d’un ennui complet. Elle avait toujours présent à l’esprit le salon de la duchesse de Miossens où elle s’était ennuyée jusqu’au point d’en tomber malade. C’était à cet ennui d’autrefois qu’elle devait d’être si séduisante aujourd’hui. Son caractère vif et presque méridional eût bien toujours rendu difficiles pour elle les mouvements contenus et ralentis qui, de nos jours, font la base de la vie de salon au faubourg Saint-Germain, mais on voyait clairement, à travers son naturel le plus dévergondé, qu’elle savait, qu’elle eût su au besoin se montrer parfaitement convenable, être de bon ton, et la franchise de ses façons avait presque l’air d’être un trait de bonté qui vous appelait auprès d’elle aux honneurs et au sans-façon de l’intimité.

Or, la peur de n’être pas assez considéré, qui faisait le supplice du comte, le rendait premièrement insensible à ce genre de grâces. On sentait surtout le charme des façons de Lamiel dans les parties de plaisir à la campagne qui formaient maintenant son occupation tous les jours de sa vie, mais ces messieurs les hommes de plaisir, peu philosophes, minces observateurs de leur métier, ne les devinaient point, et elles étaient pour eux plus charmantes.

Un jour Lairduel, un des farceurs de la troupe, ravi par les grâces de Lamiel, s’écria dans son enthousiasme :

— Elle est de si bonne compagnie !

— Elle est bien mieux que cela, dit le vieux baron de Prévan, qui était le dictateur de tous ces jeunes gens, c’est une fille d’esprit qui s’ennuie du ton de la bonne compagnie. Avec son air doux et gai, elle est l’audace même ; elle a le courage, plus humain que féminin, de braver votre mépris, et c’est pourquoi elle est inimitable. Regardez-la bien, messieurs, si jamais un caprice vous l’enlève, jamais vous n’en verrez une semblable.

Une autre singularité maintenait Lamiel à une hauteur incalculable. Au milieu des dîners dégénérant de plus en plus en orgie, on voyait une femme d’une figure charmante et n’ayant évidemment aucun goût pour le plaisir qui est censé faire le lien de ce genre de société. Il était évident que le libertinage, ou ce qu’on appelle le plaisir dans ce monde-là et même ailleurs, n’avait aucun charme pour elle. Chose incroyable, elle n’était point haïe des dames ; sans doute, ses succès si extraordinaires choquaient, mais : 1° le plaisir n’était rien pour elle ; 2° elle avait avec ses bonnes amies un ton de politesse fine et gaie qui les subjuguait. Jamais d’ailleurs, avec tout son esprit, avec cette manière de rire de tout qui choquait tellement le comte, ayant une beauté si jeune et si irrésistible, elle n’appelait l’attention d’une manière vive et imprévue sur les côtés désavantageux de la beauté ou du caractère de ces dames.

L’épigramme était chose absolument inconnue dans sa bouche ; jamais on ne l’avait vue lançant un mot méchant sur les antécédents, souvent fort scabreux, de ses nouvelles amies. Rien de plus simple. Lamiel n’était rien moins que sûre que ces dames eussent eu tort de se conduire ainsi. Elle étudiait, elle doutait, elle ne savait à quel parti s’arrêter sur toutes choses ; la curiosité était toujours son unique et dévorante passion. La vie que lui faisait mener l’orgueil du comte d’Aubigné-Nerwinde n’avait qu’un avantage à ses yeux :

1o Elle voyait par les propos du monde que cette vie était généralement enviée ;

2o Cette façon de vivre était agréable physiquement ; les excellents dîners, les carrosses rapides et bien doux, les loges bien réchauffées, riches, tendues d’étoffes dans toute leur fraîcheur et garnies de coussins à la dernière mode, avaient un mérite qu’il n’était pas possible de nier. L’absence de toutes ces choses brillantes eût choqué Lamiel, peut-être eût fait son malheur (ce n’est pas mon avis toutefois) ; mais leur présence ne formait point pour elle un bonheur suffisant.

L’ancien problème qui l’agitait (le village des Hautemare) vivait encore dans toute son énergie au fond de son cœur : « L’amour dont tous ces jeunes gens parlent existe-t-il, en effet, pour eux, comme en sa qualité du roi des plaisirs, et suis-je insensible à l’amour ? »

— Eh bien ! messieurs, dit un jour le comte à ses amis qui admiraient son bonheur, je ne me laisse point charmer par ce qui vous éblouit ; que ce soit un avantage ou un malheur du caractère ferme que le ciel m’a donné, je ne suis point dupe de cette Mme de Saint-Serve, de cette beauté rare que vous me gâtez comme à plaisir avec tous vos compliments. J’ai les moyens assurés de rabattre sa fierté ; tel que vous me voyez, depuis deux mois, c’est-à-dire depuis la première semaine qui a suivi mon retour à Paris, nous faisons lit à part.

Ce mot de vanité changea tout parmi les amis du comte. Ces messieurs voyaient Lamiel s’enivrer avec tant de bonheur des plaisirs de la société, goûter avec tant de vivacité les parties de plaisir, qu’ils la croyaient la plus heureuse des femmes. Fidèles aux idées vulgaires et à la mode parmi eux qui faisaient du plaisir un des éléments nécessaires du bonheur, le parfait contentement ne pouvait se concilier avec lit à part. Ces messieurs prirent de l’espoir, firent des projets. Six semaines après l’imprudent aveu du comte, tous ses amis avaient tenté fortune auprès de Lamiel, et tous avaient été refusés avec modestie et sans aucune prétention à la vertu féminine :

— Un jour, peut-être, mais maintenant, non !

Mais un soir, en descendant dans la forêt de Saint-Germain pour aller prendre le bateau à vapeur au port de Maisons, Lamiel vit les yeux de Caillot humides de bonheur, et, dans ce moment, elle trouvait la gaîté de la société un peu affectée : on se chatouillait pour se faire rire ; il lui semblait que depuis un quart d’heure, on manquait d’esprit. Elle se décida en un instant.

— Quel est celui de tous ces messieurs qui a le plus d’esprit, votre amant excepté, bien entendu ? dit-elle à Caillot.

— C’est Larduel.

— Quel est le consolateur que je devrais choisir pour faire le plus de peine possible au comte, dont la fatuité est exécrable, ce soir ?

— C’est le marquis de la Vernaye.

— Quoi, cet homme si froid ?

— Parlez-lui un instant, vous verrez s’il est froid pour vous, il vous adore ; là, vraiment, c’est du grand amour sérieux, pathétique, ennuyeux.

— Vous vous êtes bien ennuyé, ce soir, dit Lamiel en souriant et se rapprochant de la Vernaye.

Au premier abord, il avait quelque chose de froid et de contenu qui rappela à Lamiel l’ennui que lui donnait le duc de Miossens. Il lui adressait des compliments si jolis et si composés qu’elle regarda où était Larduel ; il se trouvait à plus de cent pas d’elle, engagé dans une conversation avec Mlle Duverny, de l’Opéra, qui avait voulu monter à âne pour descendre au bateau.

— Voilà qui est heureux pour vous, dit-elle à la Vernaye.

— Qu’est-ce qui est heureux pour moi ?

— Que je ne sois pas dans la disposition de me moquer de vos compliments en traits de Mme de Sévigné. Soyez donc bon enfant et simple, consolez-moi de la majesté de mon seigneur et maître, le comte d’Aubigné-Nerwinde, si vous voulez mériter que j’aie un caprice pour vous.

Ce mot fit oublier à la Vernaye toute sa réserve de compliments de bonne compagnie ; il oublia sa mémoire et se trouvant riche de son propre fonds, il dit ce qu’il pensait au moment même, sans s’inquiéter beaucoup de l’incorrection des phrases qui pouvaient lui échapper en improvisant.

Cette première infidélité ne donna ni le bonheur ni presque du plaisir à Lamiel. Dès que la Vernaye était de sang-froid, il revenait à l’éloquence à la Sévigné ; comme disait Lamiel, au : j’ai mal à votre poitrine.

— Savez-vous ce qui vous nuit beaucoup ? dit-elle au marquis. Deux choses :

1o Voici cent vingt ans à peu près que l’on s’est avisé d’imprimer les lettres de Mme de Sévigné ;

2o Votre blanchisseuse met trop d’empois à vos jabots, et cela donne de la raideur à vos grâces. Soyez donc un peu plus échappé de collège.

Le marquis allait revenir la voir le matin pour la troisième fois, revenant au galop du bois de Boulogne où il avait laissé le comte, lorsqu’elle entendit rentrer dans la cour la voiture de d’Aubigné ; elle descendit précipitamment.

— Hé vite ! hé vite ! dit-elle au cocher en montant d’un saut et sans attendre le bras du laquais, sauvez-vous ; je ne veux pas être chez moi pour un ami à qui j’ai donné rendez-vous.

— Où va madame ?

— À la barrière d’Enfer.